Chapitre 8 : En recherche de compagnie (2/2)

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Héliandri hésita à commander une autre boisson. Mais la mélodie l’envoûtait tant que son attention s’attarda sur l’estrade centrale. Malgré les minutes qui s’égrenaient, les musiciens jouaient avec la même cadence. Sous l’éclat magique miroitaient leurs traits que l’aventurière détailla durant des minutes entières.

Si bien qu’elle aperçut tardivement la silhouette encapuchonnée. Tirant la manche de sa veste, Shano désigna le ludram qui émergea entre deux poutres et se faufila d’un pas léger entre les tables.

— Turon ! fit-elle, les yeux dilatés. Que faites-vous ici ? Pourquoi…

Des éclairs jaillirent de ses yeux aussitôt à hauteur de l’aventurière. Il désigna une table vide à proximité des musiciens qu’il dédaigna subtilement.

— Mieux vaut éviter de prononcer mon nom ici, suggéra-t-il à voix basse.

— Je devine la raison de votre présence, dit Héliandri en imitant sa tonalité. Si Guvinor tenait tant à ce que ce soit une opération secrète, pourquoi a-t-il envoyé son garde du corps qui le suit partout ?

— À ton avis, pourquoi je porte une capuche ?

— De ses deux gardes du corps, il a fallu que Guvinor vous envoie. J’espère que vous vous montrerez un peu plus sympathique.

— Aucun des choix de Guvinor n’est exempt d’implications sous-jacentes. Tout deviendra bientôt plus clair.

— Tu t’es fait de sympathiques amis durant ton séjour là-bas, chuchota Shano.

Turon commanda deux pintes de curhawa, une bière ossoraise de couleur bleue et au goût acide, qu’il emmena vers la table désignée. Il fut à peine installé qu’il observa Héliandri avec insistance, aussi s’empressa-t-elle de le rejoindre. Un parfum alcoolisé circulait dans la pièce au moment où elle prit sa première gorgée.

— Très bien, dit-elle. Est-ce que ma patience va enfin être récompensée ?

— Nous avons agi aussi vite que possible, clarifia Turon en savourant sa bière. Nous avons élaboré un plan pour te faire sortir de Parmow Dil.

— Je suis toute ouïe.

— Guvinor a rencontré de nombreuses personnes ces derniers jours, certains dans la plus grande discrétion. Au-delà des rugissements de certains parlementaires, d’aucuns sont persuadés de la nécessité d’explorer les ruines de Dargath. Ils ne s’expriment juste pas de vive voix.

— J’ai bien compris qu’ils prenaient des risques pour m’aider et je lui en suis reconnaissante. J’aurais bien voulu que ces soutiens se manifestent davantage durant ce procès aux apparences de lynchage. Enfin… Qu’est-ce qui a résulté de ces conversations ?

— Il a obtenu un arrangement auprès des gardes des murailles ouest de Parmow Dil. Tant que tu restes discrète, de préférence encapuchonnée, ils te laisseront passer.

Héliandri faillit cracher une goulée de bière. D’abord elle se fendit de rire puis, jetant un rapide coup d’œil alentour, se réfréna aussitôt.

— Sérieusement ? fit-elle. Et vous dites que Guvinor est un politicien intègre ? Ce que vous décrivez là, ça s’appelle du soudoiement.

— Appelle-le comme tu le souhaites, concéda Turon. Mais tu ne devrais pas refuser cette offre.

— Je l’accepte avec plaisir, j’aurais juste pensé que Guvinor aurait une approche plus… éthique.

D’un soupir le garde lâcha sa pinte, avant de baisser la tête et se malaxer le front.

— Tu ne réalises toujours pas, marmonna-t-il. Malgré le procès, malgré tes grands discours. Tu as perturbé des décennies de paix et de stabilité.

— J’en suis bien consciente, rétorqua l’aventurière. Les parlementaires n’ont cessé de m’assener ces accusations. Donc, si la situation est anormale, Guvinor n’a eu d’autres choix que de recourir à ce genre de pratiques ?

— Oui. Et il a eu une autre exigence. Je ne suis pas venu ici simplement en tant que messager. Ma mission est en réalité cruciale : Héliandri, je dois t’accompagner vers les ruines.

Lentement, Héliandri déposa sa pinte sur la surface boisée, mais jamais la hanse ne s’échappa de ses mains moites. Elle mesura son interlocuteur en inclinant la tête. Du sang montait à son visage.

— Je fêterai bientôt mon demi-siècle et on m’infantilise ! s’indigna-t-elle. Qu’est-ce que Guvinor imagine, en envoyant son garde du corps ? Que je ne sais pas me défendre moi-même ? Regardez la bague sur mon annulaire, Turon ! Vous en connaissez beaucoup qui ont triomphé d’un rakanam ?

— Guvinor craignait cette réaction, dit Turon. Ne sois pas offensée, cela n’a rien de personnel. Tu as dû braver bien des dangers, j’en suis certains, mais la menace qui se tapit au-delà des ruines risque d’être encore plus grande. Tu ne peux partir seule… ou même juste avec moi.

— Alors Guvinor en sait plus que moi. Mais qu’insinue-t-il par-là ? Je n’ai jamais voyagé qu’avec Wixa. Ne vous vexez pas, mais je me vois mal diriger une compagnie.

— Cette situation exceptionnelle le requiert. Cette histoire s’est ébruitée bien au-delà des murs de Parmow Dil. Avec de telles convoitises, tu n’auras aucun mal à former un groupe. Il reste à recruter des personnes de confiance.

— J’imagine qu’il a des suggestions ?

— Non, en réalité. Hormis ma présence, il souhaite que tu choisisses qui nous accompagnera. Car cela reste ta quête avant tout, même s’il garde une influence.

Héliandri entama sa réflexion sur une lampée. Peut-être que si elle cogitait assez longtemps, immergée dans la chaleureuse ambiance de l’auberge, des suggestions concrètes émergeraient dans son esprit. Elle ne pouvait cependant associer aucun nom aux clients. Ludrams et humains, de tout métier, de tous horizons, folâtraient sans se soucier d’elle.

Un fracas rompit brusquement ses élucubrations : Mélude avait bondi de l’estrade à une table voisine. Elle affichait un grand sourire en contemplant un jeune humain blond qui sourcillait à peine en sa direction.

— Salut, bellâtre ! s’exclama-t-elle d’une voix roucoulante. Tu me sembles bien seul.

— C’est parce que j’attends des amis, justifia le jeune homme sans conviction.

— Et avant qu’ils viennent, pourquoi ne ferions-nous pas connaissance ? Non seulement je suis une talentueuse musicienne, mais aussi une jolie rousse ! Mais si aujourd’hui, mes yeux se sont portés vers toi, c’est parce que ta beauté unique rayonne dans toute l’auberge ! Si tu es intéressé, nous pourrions…

Soudain son pied s’empêtra dans la profondeur d’un bouillon, et Mélude chuta malencontreusement. Héliandri se hâta de la relever.

— Tu vas bien ? s’enquit-elle. Je t’aurais bien dit de faire attention où tu marches, mais ce serait malvenu.

Mélude ne répondit rien. Une onde de fascination allégea ses traits face à une aventurière aux lèvres plissées. Plaquée au sol, bouche grande ouverte, sourcils haussés, la chanteuse s’illumina toute entière comme si nul blessure ne la déparait.

— C’est vous ! reconnut-elle. Héliandri Jo…

— Évite de prononcer mon nom si fort. J’aimerais bien que personne ne m’identifie ici, de préférence.

— Mais enfin, votre visage doit être connu partout !

— Mon nom l’est davantage.

La figure de Mélude se figea dans cette expression, jusqu’au moment où Turon la toisa. Il s’approcha d’un pas lourd, poings plaqués contre les hanches, et bientôt son ombre enveloppa une silhouette tremblante.

— Voilà précisément le type de scènes que je voulais éviter, maugréa-t-il. Virtuose barde, je te conseille de me suivre.

Turon se retourna aussitôt et trotta vers les escaliers lustrés en colimaçon. Ni Mélude, ni Héliandri ne tâtonnèrent et emboîtèrent le pas du garde du corps. Tous trois disparurent dans les hauteurs de l’auberge, et derrière eux, la musique faiblit davantage qu’escomptée.

Une fois isolés, Turon entraîna Mélude dans une chambre vide. Seules quelques bougies permettaient à Mélude d’apprécier combien des sillons creusaient son visage. L’aventurière s’évertua tant bien que mal à s’interposer, mais nulle tentative ne suffit.

— Notre mission est d’une importance capitale, assena-t-il. Pour une personne frivole comme toi, c’est sûrement difficile à saisir, alors je vais être direct. Héliandri Jovas ne doit pas être découverte.

— Je lui ai déjà dit ! défendit l’aventurière. Quel est l’intérêt de la terrifier ainsi ?

— Les bardes sont incapables de se taire. Tout ce qui les intéresse, c’est de brailler à tue-tête autant d’histoires que possible.

— Votre image de notre profession est affreusement simpliste ! dénonça Mélude.

La porte s’ouvrit derechef. Comme si leur camarade les avait sollicités, Makrine et Zekan jaillirent du couloir, et sur le seuil se positionnèrent offensivement.

— Tu le paieras si tu touches à notre amie humaine ! s’écria Makrine.

— Et voilà que je passe pour quelqu’un d’odieux, soupira Turon. Rassurez-vous, je ne m’abaisse jamais la violence gratuite.

— Pourquoi l’emmener ici, dans ce cas ? demanda Zekan. Vous reconnaîtrez que c’est suspect !

— Je voulais juste… Oh, peu importe. Mes excuses, je me suis emporté. Récupérez votre amie et hors de ma vue.

Mélude s’élança à brûle-pourpoint à hauteur de ses camarades, lesquels l’enlacèrent entre quelques murmures soulagés. Ils entreprirent d’abandonner les lieux, mais Héliandri s’aperçut que Mélude ne la lâchait jamais du regard.

Ce pourquoi elle les sollicita.

— Et si je vous parlais d’une grande épopée ? proposa-t-elle. D’après votre chanson, vous êtes férus de voyage.

— Quoi ? fit Turon. Héliandri, qu’est-ce que tu…

— Guvinor a placé sa confiance et ses espoirs en moi. Si je dois être meneuse, voici ma première décision ! Vous connaissez mon nom, et les ruines interdites de Dargath vous évoquent sûrement quelque chose. Je prévois d’y retourner dans un futur proche et j’ai besoin de compagnons. Mélude, Zekan, Makrine ! Me suivrez-vous pour cette quête ?

Dans les chiches flammes dansèrent des volontés que l’aventurière avait ravivé. Turon eut beau pester, il ne s’opposa pas davantage lorsque les musiciens revinrent sur leurs pas. Et leur confirmation se fit pleine d’assurance.

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