Chapitre 11 : Une expédition risquée (2/2)

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Au parfum du repas vespéral se cumulait la mélodie du luth. Mélude jouait lentement, et ses lèvres se serrèrent à la cadence de ses notes.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Kavel, rangeant enfin son carnet de notes. Toi qui es d’ordinaire si joviale…

— Au loin, mentionna-t-elle, un beau village embellit les rives de l’Estuyir. Vuranie est mon village natal… J’aurais voulu revoir ma mère, mon beau-père, mes demi-sœurs, mes demi-frères, et bien sûr, tous mes amis.

— Nous ne pouvions pas nous permettre un tel détour, fit Héliandri. Désolée. Mais tu les reverras, j’en fais le serment.

— Bien sûr, la quête avant tout ! Et j’ai au moins la chance d’y être si proche. C’est là que j’ai appris la musique. Et aussi là que je me produisais avant de rencontrer mes incroyables compagnons !

— Tu étais célèbre dans ton village ? se renseigna Kavel.

— Ça, oui ! Quoiqu’il soit facile d’atteindre la reconnaissance dans un patelin de trois cents habitants. On me surnommait : « La pucelle de Vuranie ». Au début j’endossais fièrement ce nom, car je savais qu’il ne me collerait pas à la peau ! Et puis… Il est resté.

Les notes s’arrêtèrent quelques instants. Des larmes humidifièrent la cornée de la barde, jusqu’au moment où Makrine et Zekan vinrent la réconforter. Un moment s’écoula encore avant que la musique n’emplît de nouveau le cœur des voyageurs, durant lequel Kavel évita soigneusement de croiser le regard de Mélude.

Zekan et Makrine agrémentèrent le ragoût d’une pincée de sel. Sifflotant, ils contemplèrent les bulles remonter à la surface, puis leur attention s’égara vers Turon. Lequel, à l’écart de ses camarades, surveillait les alentours en effleurant la poignée de ses armes.

— Nous n’avons rien à craindre ici, dit Zekan. Et si tu nous rejoignais ? Même les gardes du corps méritent de se détendre.

— Rien à craindre au milieu de la nature et de la nuit ? douta Turon. Je n’ai pas aperçu d’ombre menaçante jusqu’à présent, mais c’est une raison de plus pour rester alerte.

— Y compris à l’heure du repas ? demanda Makrine.

— Oui, lorsque votre vigilance est au plus bas. Peut-être s’agit-il d’une aventure passionnante à vos yeux, mais détrompez-vous. Vous vous souvenez combien le nom de Héliandri résonnait partout à Parmow Dil ? Excès de prudence ou pas, voyager à ses côtés a des implications. Les intrus à l’auberge l’ont prouvé.

— Nous sommes aussi prudents, même si ce n’est pas aussi apparent. Hors de question de laisser la peur ternir le plaisir de l’exploration. Et puis, c’est un honneur de voyager avec Héliandri !

— Aucune frayeur ne me paralyse, mais la prudence est de mise. Inutile de rappeler que je m’occuperai de faire le guet cette nuit aussi.

— Nous sommes bénis par une telle attention ! Un peu de ragoût ?

Les traits renfrognés, les bras croisés, Turon remarqua tardivement que le fumet s’échappait déjà de plusieurs bols. Mélude en avait saisi deux, mais alors qu’elle voulut en tendre un à Kavel, Adelris s’en était occupé avant elle. La barde s’assit sur un haussement d’épaules, avant de ravir ses papilles d’une double portion.

Tous savourèrent leur repas un long moment. Seul le crépitement accompagnait d’abord leurs cuillérées, mais à mesure qu’ils se rassasiaient, des langues se délièrent de nouveau. Alors que Kavel s’était calmé, les bardes assaillirent Héliandri de questions, surtout sur la suite de voyage. Ce à quoi l’aventurière répondit avec concision, et souvent après un long moment à fixer le chaudron.

Aussi taciturne qu’elle fût, Héliandri comblait davantage le silence qu’Adelris. Le guerrier opinait de temps à autre mais paraissait ailleurs malgré les sporadiques sollicitations des musiciens. Il adressa un sourire à son cadet dès qu’il eut fini son repas, puis s’éloigna du feu malgré le coup d’œil perplexe de ses compagnons.

Héliandri l’observa d’un air inquisiteur se diriger vers les couchettes. Son cœur rata un bond lorsque Mélude l’interpella.

— Une autre histoire ! réclama-t-elle. Combien de chansons seraient suffisantes pour rendre honneur à trois décennies d’aventures ?

— Ce ne sont pas uniquement les miennes, déclara Héliandri. Je serais plus encline à les raconter si Wixa était là.

— Elle nous racontera sa version aussi quand nous la rencontrerons !

— J’ai passé mes dernières journées à répondre à toutes vos questions. J’en ai une, moi aussi. Pourquoi Adelris nous a laissés si ce n’est pas pour dormir ?

Des plis fendirent le faciès de Kavel tandis qu’il déposait son bol part terre, essuyant ses lèvres du revers de la main.

— Il va commencer sa prière nocturne, décrivit-il.

— Une prière ? s’étonna Héliandri.

— Mon frère n’en a jamais fait le secret.

— Je devais être ailleurs… Quelle religion pratique-t-il ? L’enhéralion ou le runyavoz, sans doute ?

— Pas du tout ! Comment serait-ce possible, quelques mois à peine avoir émigré à Menistas ? Non, Adelris est un adepte du zinhérisme. C’est une importante croyance en Skelurnie, mais qui pour des raisons historiques, a peu dépassé les frontières de notre pays.

Tout juste Kavel avait-il terminé son explication que l’aventurière se redressa à son tour. Retroussant les manches, elle se hâta vers les couchettes, et s’arrêta quand elle aperçut Adelris à genoux en face d’une statuette.

— Entendez mon appel, prophétesse ! supplia-t-il. Notre trajet s’est déroulé sans encombre jusqu’à présent. Mon cœur craint cependant les obstacles qui nous attendront à notre destination. En tant qu’humble servant, je demande votre bénédiction. Votre force et votre courage sont inégalés. Une fraction me servira d’impulsion pour protéger mes compagnons.

Héliandri patienta de prime abord, prêtant l’oreille à la prière du guerrier. Elle s’interposa cependant entre deux requêtes et saisit l’épaule d’Adelris avec fermeté. Ce dernier étouffa un cri, le front lustré de transpiration, par-devers une aventurière aux sourcils arqués.

— C’est impoli de m’interrompre ainsi ! s’exclama-t-il. Y’a-t-il seulement une urgence ?

— Plutôt une recommandation, souffla Héliandri. Je vais essayer de m’exprimer sans t’offenser. Tu es encore nouveau à Menistas, donc tu ignores probablement encore comment certaines choses fonctionnent.

— Je n’ai rien fait de mal, à ce que je sache !

— Tu risques de ruiner les efforts de nos ancêtres. Aujourd’hui nous vivons en relative harmonie avec les ludrams, mais ça n’a pas toujours été le cas. Le dernier pogrom contre les humains s’est produit il y a moins d’un siècle.

— Parle franchement ! De quoi je me suis rendu coupable ?

Héliandri désigna la statuette d’un doigt contempteur devant les yeux écarquillés de son interlocuteur.

— Nous devons faire preuve de bonne volonté ! affirma-t-elle. Prouver que nos détracteurs ont tort, même s’ils sont minoritaires. S’intégrer à Menistas demande parfois des sacrifices… Mes ancêtres ont abandonné leurs croyances et se sont convertis à l’enhéralion, auquel j’adhère sans le pratiquer. Peut-être que tu devrais faire de même.

Les nerfs d’Adelris se durcirent. Il agrippa la statuette et la plaqua contre sa cuirasse.

— Renoncer à la bénédiction de Zinhéra ? s’indigna-t-il. Ce serait abandonner qui je suis !

— Tu es un grand guerrier, louangea Héliandri. Ton petit frère n’a que d’éloges pour toi. Tu ne trouves pas que c’est un peu triste de te résumer à tes croyances ?

— Héliandri, je suis perdu ! Dès que j’ai posé les pieds à Parmow Dil, ses habitants m’ont vanté la liberté religieuse dont ils jouissent. J’aurais voulu avoir cette chance. J’ai dû quitter la forge car mon maître avait une image fausse de mes croyances. Cette quête représentait une nouvelle chance pour moi ! Pourquoi tout gâcher ? Surtout venant d’une apatride.

— Je suis apatride car Menistas toute entière est mon pays ! Pour qu’il le devienne, mes ancêtres ont dû se battre. Oui, Adelris, ça te paraît injuste, mais la vie est ainsi faite.

— De bien belles paroles pour quelqu’un se targuant de se dresser face à l’autorité ! Je ne suis pas une menace. Je souhaite juste mener mon existence comme je l’entends. Tu devrais le comprendre, toi qui es aventurière. Vous répétez sans cesse que je n’ai pas ma place parmi les ludrams, alors que chaque critique sur mes croyances émanait d’humains !

Sa voix s’était répercutée, riche d’inflexions, et avait attiré chacun de ses autres compagnons. Adelris ignora pourtant même son cadet aux traits figés et courut vers la densité boiseuse où il réclamerait une once de sérénité.

Personne ne pipa mot une minute durant. Bouche ouverte, bras le long du corps, Héliandri se courba peu à peu, incapable d’affronter le regard de l’historien.

— Je me suis mal exprimée, bredouilla-t-elle.

— Un euphémisme ! s’écria Kavel. De la paix, c’est tout ce que mon frère désire. Est-ce trop demander ?

— Non, je suppose que non…

— Adelris aurait pu rester en Skelurnie, là où sa religion est majoritaire. Il a fait le choix de traverser la moitié du monde, et de s’installer là où le zinhérisme n’évoque rien du tout. Respecter ses croyances, c’est la moindre des choses, non ?

Héliandri chuta sur ses genoux pendant que Kavel rejoignait son frère. Comme ankylosée, elle détailla la pénombre dans laquelle Adelris s’était engouffré, sans que les réclamées silhouettes ne se découpassent. Une moue dépara le visage des bardes autour d’elle.

— Tout était plus facile avec Wixa, murmura-t-elle. C’était juste nous deux explorant le monde. Plus souvent dans les temples et les routes qu’au sein des cités. Catapultée à la tête d’une compagnie, je suis déjà perdue. On doit me penser odieuse.

— N’exagérons rien, rétorqua Turon. Cette confrontation prouve quand même que la cohésion mérite d’être travaillée.

— Je dois regagner sa confiance.

— Ce guerrier a l’air assez borné, donc je ne compterais pas là-dessus dans un futur immédiat. Sur le long terme, les réconciliations sont les bienvenues : nous aurons besoin de sa hache.

La nuit s’acheva dans un calme absolu. Quelques flammes grésillèrent mais bientôt s’éteignirent lorsque les explorateurs s’allongèrent dans leur couchette, hormis Turon qui monta la garde. Juchés au sommet d’un monticule, plongés au cœur d’un bosquet, nul n’était en mesure de perturber leur sommeil.

Héliandri dormait déjà quand Adelris et Kavel revinrent au campement, eux aussi vaquant au repos. Si aucune expression ne déridait son faciès, le cœur de l’aventurière continuait de battre à haut rythme.

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