Chapitre 18 : Alliance insoupçonnée (2/2)
Sur injonction de leur supérieure, les militaires commencèrent à se disperser et à inspecter la débâcle. Seul le cliquetis de leur équipement perturbait le curieux silence qu’ils manifestaient. Ils calculèrent à peine le groupe par surcroît, toutefois Kavel ne le releva guère, au lieu de quoi il se hâta vers Adelris. Quelques éraflures constellaient son aîné, mais il se tenait droit et souriait à l’intention de son cadet.
Avant de se heurter au centre du terrain d’affrontement, où Héliandri était encore étendue. Turon se précipita vers elle, mais de la magie voletait déjà à hauteur de Makrine. Des filaments de flux dorés spiralèrent autour de l’aventurière. Une sensation d’allègement l’enveloppa aussitôt, et la douleur s’amenuisa peu à peu.
— Mes compétences de guérison sont limitées, déplora la musicienne.
— C’est déjà plus que suffisant ! s’exclama Héliandri. Merci, Makrine. Ces colosses étaient coriaces. Et il y en a encore…
Héliandri commença à se relever. Turon la tira d’une main tendue, et une fois assuré que ses plaies avaient été résorbés, il s’orienta vers le trio de bardes.
— Pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ? demanda-t-il. Vos talents au combat auraient été des arguments convaincants pour rejoindre notre compagnie !
— Nos actes s’expriment à notre place, avança Makrine.
— Ma maîtrise de l’arc est basique, rétorqua Zekan. Sans la magie de notre amie, il n’aurait pas été aussi efficace !
— Pareil pour mon épée, renchérit Mélude. Pour ma part, je chante les exploits des héroïnes et héros d’autrefois. Je narre les légendes millénaires, j’explore l’histoire de ma plume et de ma voix. En tant que barde, il est important de s’effacer face à des grands événements.
Les mots s’imprimèrent dans l’esprit de Turon. Il voulut y songer, bénéficier de la sérénité retrouvée. Percevoir la magie s’amalgamer dans l’environnement avait de quoi apaiser la plus turbulente âme. Ils se focalisaient tant sur eux-mêmes, récupérant peu à peu leurs forces, qu’ils en oubliaient les soldats qui s’aggloméraient autour d’eux.
— Pas un mot de remerciement pour nous ? tança Twéji.
Retirant son heaume doré, la générale ordonna à ses troupes de pointer leur arc ou arbalète en direction de la compagnie. Une outrecuidante expression peignait ses traits comme elle en toisait chaque membre. Elle s’attarda sur Héliandri, s’abaissa à l’excès afin de la dévisager.
— Baissez vos armes et nous vous serons reconnaissants, répliqua l’aventurière. À moins que vous nous ayez secourus pour mieux nous abattre ?
— Personne ne sera blessé si vous obtempérez bien gentiment, déclara la générale. Je m’appelle Twéji Huderes, et j’ai pour mission de protéger la forêt de Sinze de toute intrusion.
— Il s’agit là d’un malentendu ! plaida Kavel.
— Ma vue ne m’abuse malgré le passage des années. Héliandri Jovas se dresse face à moi. Parmi tous les malheureux qui perturbent la sérénité des lieux, elle possède la plus grande valeur.
— Comment connaissez-vous son nom ? lança Turon.
Twéji lâcha son casque avant de joindre ses mains derrière le dos. Plus elle balayait le groupe de ses yeux plissés et plus son sourire soulignait son sourire et sa balafre.
— Impossible d’oublier ce nom, certifia-t-elle. Surtout lorsqu’il est synonyme d’iniquité. Héliandri, quand est-ce que ton obstination faiblira ? Tu profanes des ruines anciennes, tu déstabilises notre prestige, et tu n’as même pas la décence de subir ta sentence permissive ?
— Mon nom est connu, admit l’aventurière. Mon visage l’est moins.
— Je t’ai déjà aperçue la première fois que tu es venue ici. Une information que j’aurais dû préciser. Une seule personne t’accompagnait ce jour-là, et maintenant, voilà que tu reviens avec six compagnons ? Combien d’innocents as-tu entraîné dans cette folie ?
— Nous l’avons rejointe de notre plein gré ! se défendit Mélude.
— Imbéciles que vous êtes ! Mes braves soldats ont juré de défendre leur vie dès l’instant où ils se sont engagés ici ! Pourquoi compliquez-vous leur tâche déjà ardue ?
Héliandri se raidit. Même si Turon lui saisit l’épaule, même si Kavel l’interpella par de grands gestes, elle restait rivée vers la générale, qu’elle dévisagea en fulminant.
— Vous m’avez donc vue, Wixa et moi ! s’irrita-t-elle. Et vous ne nous avez pas suivis, trimballant vos armures éclatantes, pour nous arrêter.
— Il n’y en avait nul besoin, trancha la générale.
— N’aviez-vous pas fait serment de protéger cette forêt de toute intrusion ? Aviez-vous oublié vos principes ce jour-là ?
— Aucunement. Tu comprends juste mal, Héliandri. Nos patrouilles sont devenues nécessaires après que tu sois revenue de ces ruines. Tu n’étais pas censée réapparaître au grand jour ! Imagine combien c’était embarrassant pour moi, légendaire générale, de te manquer à la sortie de la forêt de Sinze ! Heureusement que mes collègues ont su t’intercepter plus loin. J’ai été sermonnée telle une novice. Sans doute le pire jour de ma vie.
— Permettez-moi de rivaliser avec votre affirmation.
Brusquement, Héliandri infligea un coup de pied sur le genou de Twéji, laquelle se courba sous l’impact. Le poing succéda, prompt et cinglant, et percuta son abdomen. Éjectée contre un tronc, la générale tempêta malgré son plastron atténuant le choc, et se retrouva assise à hauteur des racines. Héliandri encocha une flèche à proximité de sa cible.
— Touche à ma mère, menaça sèchement un soldat, et tu finiras comme une vulgaire bandite !
Ils furent nombreux à s’armer en une poignée de secondes. Chuintements et cliquètements coalisèrent en discordance. Bien que Héliandri en fût déséquilibrée, elle demeura focalisée sur Twéji. Le soldat se manifesta alors sur un coup d’œil de biais. Des boucles ambrées dépassaient de son heaume où était enfermé sa figure allongée. Quoique de saillants bras musclés soutenant son arbalète, Héliandri avisa ses traits juvéniles et ses tressaillements s’amenuisèrent.
— Du népotisme, maintenant ? persiffla-t-elle. De mieux en mieux.
— Tu t’adresses à Meenos Huderes ! se vanta-t-il. Et je ne vis pas dans l’ombre de ma génitrice, même si je lui dois beaucoup.
— Eh bien, Meenos, tu ne finiras pas orphelin aujourd’hui. J’aimerais juste que ta mère me fournisse des réponses satisfaisantes. Sinon, une flèche dans le genou risque de signer la fin prématurée de sa carrière militaire.
Meenos grogna, injuria l’aventurière, et néanmoins elle lui resta inaccessible. Turon et Adelris constituaient l’égide contre lui, braquant leurs armes, là où les autres membres de la compagnie abandonnèrent face à son centre.
Soudain une raillerie emplit la sylve de sinistres échos. Twéji se tordait tant qu’elle en négligeait Héliandri, dont le regard s’assombrit outre mesure.
— Tu aimes t’infliger des souffrances à toi-même ? se gaussa la générale. En me menaçant ainsi, tu viens de t’assurer de ne plus jamais revoir la lumière du jour.
— J’exige juste des explications ! insista Héliandri. C’est donc de votre faute si Wixa a disparu ? Vous vouliez notre mort dans les ruines pour préserver l’état des choses ?
— Reporte le blâme sur toi. Vous vous êtes condamnées en fonçant imprudemment vers l’interdit.
— Combien d’explorateurs sont morts ? Si vous vous teniez à vos principes, vous auriez dû commencer à les intercepter bien avant mon retour !
— Héliandri, n’en fais pas une vendetta personnelle ! prévint Turon. Sans l’avantage numérique, il ne nous reste que la diplomatie.
— La diplomatie était possible, répliqua Meenos. Il aurait suffi de nous remercier. Vous ne croyez pas que ma mère a eu des remords ?
— C’est gentil de plaider en ma faveur, dit Twéji, mais je n’ai éprouvé aucun remords. Plutôt de la frustration. Nos mages avaient dressé un bouclier censé prévenir quiconque de voyager par-delà l’orée. Hélas les précédents intrus l’ont brisé, et quoi qu’ils aient fait, nous sommes exposés ! Rarement les jhorats ne s’étaient manifestés aussi loin des ruines !
— De précédents intrus ? fit Kavel.
Il enjamba les dépouilles de jhorats, ignora les militaires agglutinés aux alentours. L’historien dut même acquiescer vers son aîné, dont l’air préoccupé l’endiguait quelque peu. Parvenu à hauteur de l’aventurière, il l’encouragea à abaisser son arc, et elle s’exécuta sur-le-champ à sa propre surprise.
— Il y a un temps pour les menaces, affirma Kavel. Il y a aussi un temps pour la conversation. Je comprends que Twéji te révulse, mais cela ne te ressemble pas.
— Que d’éloquence, Kavel ! louangea Mélude.
Héliandri soupira. Face à elle, Twéji s’était redressée, et même si son rire ne l’assaillait plus, elle devait fixer l’historien pour conserver son calme.
— Ici ou ailleurs, lâcha-t-elle, les autorités n’ont jamais cessé de me décevoir. Je veux retourner sur les routes en compagnie de Wixa. Je veux explorer les secrets d’antan en toute sérénité. Suis-je trop exigeante ?
Quelques larmes émergèrent, exhortèrent les bardes à lui prodiguer un brin du soutien, au mépris du persistant cercle de soldats. Kavel plissa brièvement les cercles, mais se concentra plutôt vers Twéji. Un air amenant allégeait ses traits tandis qu’il s’approchait de la générale.
— Dites-nous en plus ! réclama-t-il. Quelqu’un est retourné dans les ruines avant nous ?
— Deux personnes, clarifia Twéji. Une puissante mage ludrame, accompagnée d’un humain perdu. Elle était clairement la meneuse, et en connaissait trop sur ces lieux. Bien sûr, je les ai enfermés et interrogés, mais je l’ai sous-estimée ! Maudite soit-elle !
— Comment s’appelaient-ils ? Peut-être que nous les connaissons.
— La ludrame se nommait Vazelya Milocer, et l’humain Dehol Doulener. Pardonnez-moi si je m’exprime au passé, puisqu’ils ne sont pas revenus en plusieurs semaines.
Perplexe, Kavel cogita sur le récit, sa main volant à son menton. Les bardes se mirent alors à murmurer entre eux tandis que Turon restait sans voix de prime abord, gardant ses lames braquées.
— La mécène ! reconnut-il. Je me doutais bien qu’elle aurait un certain intérêt à se rendre ici !
— Sommes-nous censés la connaître ? demanda Adelris.
— Pour peu que vous séjourniez assez longtemps à Nirelas. Vazelya est une figure empreinte de mystères, parce que malgré sa réputation, elle est d’une discrétion remarquable. Et vous affirmez qu’elle est morte, générale ?
— J’ai eu beau sonder l’orée quotidiennement, avança Twéji, elle n’est jamais réapparue. Les ruines de Dargath représentent un ancestral tombeau. Sauf pour l’insolente aventurière ici présente, il semblerait. Quel est ton secret ?
— Je n’en ai aucun, rapporta Héliandri. Wixa a traversé un portail qui a disparu après son passage. Pourquoi ce serait différent pour Vazelya et Dehol ?
À la stupéfaction générale, l’aventurière interpella ses compagnons, et commença à cheminer en direction du sud. Un élan nouveau s’imprima dans ses foulées pendant qu’elle humait l’air saturé de flux.
— Je le découvrirai ou je périrai en essayant ! décréta-t-elle. Compagnons, je vous suis reconnaissante pour m’avoir suivie jusqu’ici. Même si la véritable quête ne commence que maintenant, je ne force personne à me rejoindre. D’innombrables malheureux se sont perdus dans les ruines de Dargath. Les autorités ne pourront taire ce secret indéfiniment. Ils peuvent toujours essayer.
Héliandri tourna le dos à la troupe et ne regarda derrière elle que pour héler ses compagnons. Lesquels tâtonnèrent quelques instants durant, mesurant les risques quant à pareille décision. Adelris et Turon talonnèrent alors l’aventurière, aussitôt suivis du trio de bardes. Kavel resta d’abord en retrait avant de les rejoindre, non sans glisser un sourire à l’intention de la générale.
Irrité, Meenos glissa un carreau à son arbalète.
— Auriez-vous la politesse de vous arrêter ? tonna-t-il. Vous vous apprêtez à enfreindre toutes les lois ! Croyez-vous pouvoir vous en tirer impunément après avoir menacé ma mère ?
Twéji abaissa l’arbalète de son fils, qui se paralysa sur-le-champ, les yeux dilatés.
— Laisse-les partir, décida-t-elle. S’ils souhaitent courir vers leur mort, qu’il en soit ainsi. Nous ne pouvons plus les protéger.
— Vous renoncez, mère ? s’étrangla Meenos. Malgré les instructions de la hiérarchie ? Au mépris de tout bon sens ?
— Je suis fatiguée, fils. Une telle opiniâtreté de leur part me dépasse. Ils sont bien renseignés, mais qu’espèrent-ils accomplir ? Quelques instruments, un carnet de notes, s’imaginent-ils être au cœur d’une épopée épique ? Ils s’estiment capables de réussir là où tant ont échoué ? Si je ne peux leur enseigner cette leçon, la suite de leur périple endossera ce rôle.
Héliandri s’arrêta pour toiser la générale.
— Parlez moins fort, suggéra-t-elle, si vous ne voulez pas être entendue.
— Je ne m’embarrasse pas de secrets avec des amateurs, riposta Twéji. Une témérité si coriace vous anime-t-elle que vous vous ruez vers ces ruines ? Je n’emmènerai pas mes soldats plus loin, Héliandri ! Qui vous protègera des jhorats la prochaine fois que vous les rencontrerez ?
— Je m’en chargerai. Ils ne me surprendront pas à deux reprises.
— Entêtée mais impavide, cela forcerait presque le respect. Nous ne nous reverrons sans doute jamais, mais je vous aiderai par un ultime avertissement. Méfiez-vous de Nasparian.
Les bruits de pas s’amenuisèrent. Les silhouettes se volatilisèrent petit à peu dans les profondeurs de la forêt de Sinze. Là régnait le plus imperturbable des mutismes, pourtant, dans un écho persistant, le nom se répéta en boucle au sein de la compagnie.
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