Chapitre 20 : Déterrer le passé (1/2)

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Dix figures erraient hors du tracé de toute carte. Perdues dans la vastitude du panorama, imperceptibles pigments d’un tableau aux multiples couches. Âmes piégées là où nul ne viendrait les quérir, esprits explorateurs se mouvant le long d’une peinture autrement immobile. Elles avaient été projetées dans des hauteurs inconnues, près d’un sommet où un summum de magie circulait.

Toutes cheminaient dorénavant vers un nouvel objectif. Par-delà les brumeuses perspectives, au milieu des turbulences maritimes, elles créaient leur propre route sur les pentes couvertes de neige. Seules leurs empreintes neutralisaient d’abord l’homogénéité du biome coloré de nuances ivoirines. Mais à mesure qu’elles perdaient de l’altitude, que de jaunes brins d’herbes émergeaient par endroits, une teinte grise détonna. Roches coupantes, stèles éparpillées et colonnes brisées témoignèrent l’un après l’autre de l’état des lieux. Quoique dominait l’amoncellement de matière inerte, la compagnie apercevait tantôt des glyphes enchâssés dans la pierre, ultimes éclats d’une période révolue.

Héliandri s’obstinait à guider la compagnie. Sa cadence se faisait plus lente, ses arrêts se multiplièrent, mais ses interrogations trouvaient toujours écho parmi autrui. Surtout chez Kavel, lui qui sondait son environnement à la recherche de reliques historiques. Souvent il interpellait son aîné, toutefois ce dernier privilégiait le mutisme, absorbé par le panorama. Turon se murait aussi, mais aucun sourire ne pendait sur ses lèvres, et il marchait imperturbablement. Entendre les notes d’eilenis n’aidait guère, pourtant Zekan continuait à animer les groupes au rythme de ses pas légers. Mélude cherchait encore l’inspiration, rivant ses yeux plus loin que quiconque, avant toute interprétation. Elle persistait malgré l’insistance de Makrine, qui tantôt fredonnait au gré des rafales, tantôt marmonnait quelques craintes sur le sentier. Derrière surveillait Amathane, à qui l’on rendit la pareille, tandis que Phiren examinait chaque potentielle richesse apparaissant à ses pieds.

Ils se familiarisèrent avec l’île plus d’une journée durant. Déjà au plus haut de la déclivité, la côte se profilait telle une ondulation, ce qui se confirma à directe proximité. De puissantes vagues se fracassaient sur un banc de galets. Lorsque les flots se retiraient, et que l’écume moussait sur les interstices, les particules de flux devenaient apparentes.

— Quelqu’un nous a précédés, nota Héliandri.

Au-delà d’un monticule se dressait un pont délimité par deux rampes bâties en moellon teinté d’ambre. Il se composait d’un flux tangible, d’un grain rosé, et surmontait les flots. C’était une solide empreinte incrustée dans le paysage.

Brièvement, la compagnie pesa le pour et le contre, détailla la structure depuis chaque angle envisageable. Ils déduisirent que le pont était de similaire confection au portail, ce qui leur prodigua l’impulsion requise. Ensemble ils inspectèrent leurs environs une dernière fois, avant d’entamer la traversée.

Une once de sérénité se propagea en plusieurs minutes, ce malgré les remous de la mer quelques mètres plus bas. Une certaine régularité dans le clapotis incitait tout un chacun à adapter leur propre cadence. Une foulée après l’autre sur l’inaltérable structure, leurs questions brûlant au rythme de leur progression, et ils se distinguèrent au sein de l’insonore connexion.

Il fallut peu de temps pour que de nouvelles terres émergeassent à l’horizon. Dehol accéléra dès qu’il les aperçut. Au milieu du trot, remarquant la perplexité de ses camarades, il se permit de parfois ralentir, mais la silhouette le happait comme jamais. Il se démarquait à lui seul sur le pont magique, fendait une grande distance au mépris des éclaboussures. Jusqu’au moment où le concret se matérialiserait au-delà de tout nébuleux aperçu. Jusqu’à l’instant où les images se centraliseraient, et enfin rempliraient leur promesse d’apaisement. Jusqu’à la seconde où son cœur cesserait de marteler.

La fresque se distingua dans la clarté, quasiment inerte. Le relief se manifesta en un étalement de coteaux. De minces filets d’eau s’écoulaient d’un ruisseau et échouaient sur des dunes, traçant de fines lignes sur le sable d’une remarquable couleur dorée. Pas le moindre arbre ne se hissait, au lieu de quoi de longues couches d’herbe verte et jaune bariolaient les pentes.

Au bout du pont, par-dessus les reflets de l’eau, une douzaine de marches cristallines joignait l’inclinaison. S’y dressait la rassurante figure, s’y tenait l’incoercible aura.

Vazelya se raidissait davantage qu’à l’accoutumée sur cette élévation, depuis laquelle elle découvrit l’intégralité de la compagnie. Elle les jaugea d’un œil inquisiteur, avisa de nouvelles facettes. Les figures s’agrandirent dans sa vision au fur et à mesure, modifièrent ses perspectives.

Elle ne remarqua Dehol qu’à la dernière minute. Des larmes submergeaient son faciès de part et d’autre comme il sprintait vers elle. Il atteignit les escaliers en un court laps de temps, presque sans voix par-devers la mécène.

— Tu es saine et sauve ! s’écria-t-il en haletant.

— Forcément, répondit Vazelya en souriant. L’inconnu ne m’a jamais effrayée. Je suis aussi ravie de te revoir, Dehol. Je craignais que la fermeture du portail ne signe nos définitives séparations, mais mes efforts ont payé.

Une pléthore de questions fusait dans l’esprit de Dehol, comme il se suspendait autant que ses bras. À aucun moment ses yeux ne s’écartaient de cette vision salutaire, mais il perçut l’approche de ses compagnons qui se rassemblèrent en bas des marches. Des murmures se propageaient tandis qu’Adelris et Kavel dévisageaient la mécène.

— Quel honneur de rencontrer une illustre mage telle que vous en personne ! fit Turon.

— Tant d’éloge ne me laisse pas indifférente, reconnut Vazelya. J’espère que notre rencontre aboutira à une enrichissante collaboration, car j’avoue être moi-même submergée par l’incompréhension. Seul, Dehol aurait été perdu, mais mon intuition me dicte que vous êtes des compagnons de confiance.

— Ils m’ont secouru, raconta Dehol. J’ai été prisonnier dans les ruines juste après que le portail se soit éteint. Sans eux, je… J’ignore ce que je serais devenu.

Sur ces mots, Dehol regarda la paume de sa main, qu’il tourna en pliant ses doigts. Quelques frissons le secouèrent, mais la subtile magie de Vazelya l’apaisait au moins temporairement. Soulagée, elle s’évertua à mieux connaître ces nouveaux visages, à les appréhender au-delà de leurs plus ostensibles traits.

Le duo de collectionneurs surgit de biais, et ils la toisèrent intensément.

— Ainsi vous rayonnez, grogna Amathane. Sans notre contribution, personne ne se dresserait face à vous en ce moment, et vous n’aurez jamais été réunie avec votre protégé. Mais puisque nous agissons subrepticement, puisque nous n’avons pas de la même réputation, pas de remerciement pour nous !

— Au vu de votre accoutrement, observa Vazelya, vous appartenez sûrement à la guilde des collectionneurs. Et si vous rebroussiez chemin ? Ce que vous trouverez ici relève d’une richesse autre que vos convoitises matérialistes.

— Que de jugements hâtifs ! se plaignit Phiren. Qu’en savez-vous, d’abord ?

— Parce que je vous précède. Car je dispose des capacités pour comprendre la magie qui régit ces lieux, et la manipuler à mon avantage. À votre avis, pourquoi le portail est réapparu aussi rapidement ? J’ai triomphé de cette force inconnue.

Renversés, les voyageurs se maintinrent sur un îlot de stabilité, d’où l’aura de la mécène les frappa outre mesure. D’emblée les bardes se confondirent en remerciements, et même les traits des collectionneurs s’allégèrent. Alors que la plume griffonna de plus belle, et que Turon faillit glisser des marches en reculant, Héliandri se plaça face à Vazelya.

— Comment est-ce possible ? demanda-t-elle. Moi qui m’accrochais à un espoir relevant du miracle… Ma quête aurait été vaine sans vous !

— Votre quête…, songea Vazelya. Même si de nombreux quidams s’intéressent désormais aux ruines de Dargath, peu de personnes s’expriment ainsi. Seriez-vous Héliandri Jovas ?

— Elle est si lointaine, l’époque où je pouvais fouler Menistas sans être reconnue… C’est bien moi.

— Je me doutais bien que votre opiniâtreté finirait par payer. Ne culpabilisez pas, Héliandri. Il n’était possible de réactiver le portail que de côté-ci, et requérait une maîtrise exceptionnelle de la magie.

— Ce que vous dites, c’est que je me heurte à des phénomènes au-delà de ma portée. Mais je reste ici. J’obtiendrai les réponses.

Héliandri agrippa les poignets de son interlocutrice, laquelle sursauta aussitôt.

— Avez-vous aperçu mon amie ? interrogea-t-elle. Humaine comme moi, mais plus grande. Cheveux blonds parsemés de gris, blanche de peau et aux yeux bleus. Mais c’est surtout sa cicatrice qui la rend reconnaissable. Wixa Siniem, qu’elle s’appelle.

Dès que ses lèvres se plissèrent, Héliandri commença à se rembrunir. Vazelya se détacha de son contact, incapable d’affronter son regard, avant de s’orienter en direction de la déclivité.

— Longtemps j’ai exploré, rapporta-t-elle. Hélas, vous êtes les premières personnes que je rencontre ici. Ces lieux sont dépourvus de vie, moroses quand on y songe. Reliques d’un ancien temps. Totalement muets. Mais je nourris l’espoir d’en extraire autant que possible.

Vazelya marqua une pause, durant laquelle elle distingua l’intérêt qui se peignait sur le faciès des voyageurs.

— L’exploration n’en est qu’à ses prémices, poursuivit-elle. Vous aussi, perchsé sur les sommets, vous avez dû apercevoir les îles se préciser jusqu’à l’horizon. Celle-ci est la plus ordinaire et la plus morne d’entre toutes. Au-delà, cependant, une abondance de magie domine, davantage encore qu’à Menistas. Comme un fantasme prenant vie après des décennies d’espérance. Nul poète n’est capable de rédiger des vers à la hauteur de pareille merveille. Nul académicien ne saurait trouver les mots dignes de les écrire.

— Nous devons nous y rendre sans plus tarder ! proposa Kavel. Même si l’ombre de Nasparian doit planer sur nous… Son silence est tout sauf rassurant.

Vazelya se mura. Derrière son allure de stabilité, que rien ne semblait en mesure d’ébranler, elle échouait à réprimer ses tremblements. Elle se retira quelque peu de ses interlocuteurs, s’orienta au-delà de sa directe proximité. Là où sa magie perdait en influence.

— Et ce nom ne vous évoquait rien ? lança-t-elle.

— Il devrait ? fit Mélude. Éclairez-nous de votre sagesse !

Un soupir s’échappa de Vazelya pendant qu’elle sondait la compagnie. S’éclaircissant la gorge, la mage rassemblait ses pensées comme les interrogations se suspendaient au mutisme.

— Nasparian a vécu il y a sept siècles, révéla-t-elle. Il n’avait même pas trente ans lorsqu’il a renversé Chogonrak, le roi de Fedansar du temps où il s’agissait encore d’une monarchie. Malgré les espoirs placés en lui, ses ambitions se révélèrent très vite belliqueuses. Il souhaitait unifier Menistas sous sa bannière, et pour ce faire envahit ses voisins de l’ouest, Nirelas et Ossora.

— Quelles étaient ses motivations ? interrompit Kavel. Était-il juste un tyran ?

— Chaque despote justifie ses atrocités par de prétendus nobles idéaux. Nasparian affirmait que les divisions au sein du continent empêchaient les ludrams d’atteindre leur plein potentiel. Ce qu’il désirait ardemment, c’était de percer le mystère derrière l’impénétrable nord. En somme, atteindre Hurisdas, bien que l’existence d’un autre continent relevait de la pure spéculation à cette époque.

— Mais la rencontre entre humains et ludrams s’est produite près d’un demi-millénaire plus tard !

— Et se serait relevée d’une plus inouïe violence encore. Les objectifs de Nasparian furent mis à mal lorsqu’une coalition maritime, formée par une alliance de pays septentrionaux, détruisit sa flotte. Lui-même périt au cours d’un duel magique face à Voskel et Donserer, sœur et frère de l’armée ossoraise. L’on raconte que cette bataille déchira les cieux eux-mêmes. Donserer et Voskel arrachèrent la tête de Nasparian qu’ils hissèrent tel un trophée, pendant que sa dépouille sombra dans l’océan, sous l’amas de planches calcinées de son bateau.

— Quelle histoire… Je suis arrivé à Menistas il y a quelques mois à peine, c’est vrai, mais j’aurais dû en entendre la mention avant.

— Trop jeune pour être un érudit, tu ressembles tout de même à un académicien. Cette information doit aisément être accessible dans de grandes bibliothèques, surtout au nord de Menistas. Note cependant que d’aucuns ont intérêt à ne pas ébruiter cette histoire, et si tu ajoutes que cela s’est déroulé il y a fort longtemps… Ceci explique tout.

Pour Kavel, ce fut l’opportunité d’ouvrir ses notes. D’envisager les pans omis de l’histoire, d’interpréter les faits entre les solides inscriptions à l’encre. Tandis qu’il se consacrait à cette besogne, tandis que ses camarades songeaient aux ramifications du récit, Héliandri chercha à interpeller Vazelya une fois encore. Turon la devança, et quand il capta l’attention de la mécène, des sillons striaient ses traits.

— Ce récit ne tient pas ! lâcha-t-il. L’histoire de Nasparian est souvent narrée dans les monts Puzneh, pour nous prévenir des dangers de la soif de pouvoir. Mais vous l’avez expliqué vous-même : il est décédé depuis très longtemps. Il n’y a aucune ambiguïté là-dessus.

— Ce qui réduit le nombre de possibilités à deux, répondit Vazelya. Soit son affinité avec la magie était si puissante qu’il a triomphé de la mort elle-même. Soit vous avez rencontré une autre personne qui a emprunté son nom. Prenez conscience que tout est possible dans ces lieux.

— La seconde hypothèse est la plus rassurante.

— Je désapprouve. Quel type d’individus s’inspire d’un despote impérialiste ?

Ébranlé, Turon ne sut quoi répondre, aussi se référa-t-il à l’assurance de son interlocutrice. Laquelle sollicita ses nouveaux compagnons, s’attardant sur Dehol, afin de se diriger vers l’intérieur de l’île. Tous abandonnèrent le pont et partirent vers d’inconnues étendues.

Les heures suivantes ne se rythmèrent que des chuchotements mutuels. Peu de place était accordé aux sourires, tant les plaines et les coteaux se déployèrent sans se distinguer. Une étendue verte pour unique végétation, parfois traversée de ruisseaux, se répétait sans fin. Ils eurent beau scruter, la faune était absente et la flore réduite à sa plus morose expression.

Pourtant, à force d’inspecter le panorama, certains éléments se trahissaient. Une roche incurvée à moitié incrustée dans la terre. Des gravures serties de part et d’autre du contrebas des vallées. De rudimentaires sculptures, érodées et partiellement arrachées par le passage du temps. Source d’inspiration pour les uns, résurgence de questionnements pour les autres, Vazelya les ignorait tout bonnement. Elle cheminait plutôt droit vers sa destination, s’arrêtant juste pour s’enquérir de son protégé. Son aura s’imprimait dans son environnement à chacune de ses foulées, exhortait ses compagnons à demeurer à proximité, même si sa silhouette inspirait elle aussi moult réflexions.

Au bout du panorama, après des kilomètres à fendre des terres inconnues, le vent commençait à faiblir. Une route façonnée de grossiers blocs en pierre serpentait sur une combe. Les voyageurs la suivirent sans hésiter sitôt qu’ils la remarquèrent.

Et se heurtèrent immédiatement aux constructions de jadis.

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