Chapitre 23 : Âmes piégées

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Inhibée contre son gré, au centre d’une cavité magique alignée sur la stèle. Un haut-le-cœur étreignit l’aventurière immobilisée dans les airs, bien qu’elle ne laissât rien paraître. Elle était élevée au mépris de ses grognements.

Chacun de ses compagnons restait derrière elle, gardant une distance de sûreté devant l’éblouissante superposition de flux. La moindre avancée les approchait d’invisibles lanières, promptes à leur cisailler. Seules Vazelya et Makrine pouvaient se mouvoir à ras des colonnes. Même elles, cependant, rivalisaient bien peu avec le potentiel céans.

— Craignez-vous mon courroux, ignorants voyageurs ?

Le squelette avait pleinement émergé et s’exprimait sans bouger sa mâchoire, comme par télépathie. Tant sa hauteur que son nombre de doigts ne laissaient aucun questionnement sur sa nature, contrairement à sa cape mauve à double couches recourbée derrière ses jambes. Des ornements incarnadins cerclaient son cou, de brillance comparable à ses brassards dansant autour de ses poignets. Tout en assujettissant Héliandri, elle-même se mit à léviter.

Ses orbites luirent bientôt d’un éclat argenté, ce qui propagea des frissons parmi beaucoup des explorateurs.

— Pas ignorant, contesta Phiren à l’abri derrière Amathane. Plutôt mal informé quant à ce que recelait ce temple.

— On n’actionne pas aveuglément ce type de mécanismes ! critiqua Turon. J’imaginais que c’était évident, pour un collectionneur.

— Trop tard, désormais ! défendit Amathane. Nous n’avons nul autre choix que d’affronter les conséquences de nos choix.

Une vague jaillit depuis la stèle et déstabilisa tout le monde sur son passage. À sa source, triomphante, la prêtresse baignait dans un puits enluminé, d’où elle les toisait.

— Qui êtes-vous ? interrogea Kavel en s’appuyant sur un pilastre. Nous avons tant de questions !

— Delcaria, répondit la prêtresse. Pourquoi néanmoins devrais-je assouvir votre curiosité ? Nous ne sommes pas alliés. Votre intrusion perturbe le précieux sommeil dont je…

— Foutaises ! hurla Héliandri.

Des rictus constellèrent le faciès de l’aventurière qui dévisagea férocement Delcaria, à la surprise de ses alliés.

— Je ne répliquerai pas ainsi, à ta place ! vitupéra Delcaria.

— Pardonnez-moi d’être aussi sèche, dit Héliandri, mais vous êtes morte. Quelqu’un a dû vous ressusciter, bien après la décomposition de votre corps. Que ce réveil vous importune n’a donc aucun sens !

— Observatrice, je remarque. Mais jamais je n’ai demandé à renaître, encore moins à l’état d’ossements. Ce sort m’a été imposé, avec la lointaine promesse qu’un jour, mon rôle de gardienne du temple se terminerait. Lorsque j’aurai trouvé une personne digne de me remplacer.

— Hélas pour vous, personne ici n’est intéressé. Commencez par faire meilleure impression en me relâchant.

L’interjection manqua, la géhenne meurtrit encore. Kavel se rua à sa rescousse, et à son tour il perdit le contrôle de ses mouvements. Delcaria le maintint dans les airs de sa main libre, des spirales de particules voletant tout autour. Elle se gaussait des échecs de Mélude et Adelris, qui s’acharnèrent à les aider malgré tout.

— La prison de la conscience n’a que trop duré, trancha la prêtresse. Quelqu’un me remplacera, même si ce n’est pas de leur plein gré.

— Mais nous sommes tous victimes du sort ! plaida Kavel. Votre ennemi est la personne qui vous a extraite de votre repos !

— Hors de ma portée. Au fardeau de la vie s’ajoute la noirceur de cette cage. Lui préfère le confort de la lumière naturelle.

— Nasparian ! Ce ne peut être que lui. Nous l’avons rencontré. Nous avons un aperçu de l’étendue de ses pouvoirs. Si les vôtres soutiennent la comparaison, peut-être que…

— Un académicien devrait mieux s’y connaître, coupa Héliandri. Aucun esprit ne revient intact de son trépas. Cette prêtresse qui nous entrave en ce moment doit être bien différente de quand elle vivait.

Delcaria fit un pas, après lequel l’aventurière se tordit davantage. En symbiose avec son environnement, dans lequel des lignes de flux se collisionnaient en continu, elle ne manquait pas de projeter son éclat vers quiconque l’irritait. D’un frisson à l’autre se suspendaient les voyageurs, impotents témoins malgré eux. Même Adelris trimait à soulever sa hache, incapable d’attraper son cadet.

Héliandri tenta de respirer normalement en dépit des lancinements, fixant son opposante jusqu’au fond de ses orbites.

— La nécromancie est un secret si répandu qu’il n’en est plus un, dit-elle. Un tabou magique, pourtant abondamment pratiqué sur les deux continents. Figurez-vous, Delcaria, que j’ai rencontré quelques nécromanciens au cours de mes explorations. Ils ressassent toujours les mêmes arguments. Le chagrin, la frustration et les remords peuvent nous accabler. Des excuses bien maigres pour combattre notre nature.

— Notre nature ? riposta Delcaria. Toute magie possède le droit de s’exprimer, tant qu’elle est manipulée à bon escient. Une place m’attendait après la mort, mais l’éternité a dilué sa valeur. Je n’en attendais pas mieux de la part d’une humaine, malheureusement.

— Ressusciter les morts n’est pas non plus acceptable parmi les ludrams, contredit Turon.

— Mais notre sensibilité à la magie est supérieure. Que des humains foulent ces lieux constitue une insulte.

— Naître des siècles après la guerre entre humains et ludrams m’avait épargné ce genre de remarques, fit Héliandri. Un argument supplémentaire contre la nécromancie.

Pour peu qu’elle s’éternisât dans cette position, l’aventurière commençait à s’y adapter, au contraire de Kavel dont les membres se tordaient. Son frère eut beau s’époumoner, exposant désespérément sa hache, il était incapable de se trancher un chemin face à une telle coalescence. Turon se dressait de toute sa stature et ne gagnait qu’à rouvrir ses précédentes éraflures. Et bien que leur propre magie circulât parmi le groupe, celle de la prêtresse prévalait en permanence.

Quelqu’un progressait pourtant sans tâtonner en direction de l’éclat. Vers la stèle depuis laquelle Delcaria lui accorda peu à peu son attention, un air inquisiteur inscrit sur son indéfectible crâne.

Zekan franchit la pernicieuse magie, s’imposa au-delà des expectatives. Tous ses camarades le dévisagèrent alors, surtout Makrine, recroquevillée auprès de Mélude.

— Votre savoir ne fait aucun doute, déclara-t-il. Si vous tenez tant à trouver quelqu’un pour vous succéder… Partagez vos connaissances.

Delcaria était fixée sur Zekan, et plus rien d’autre n’importait pour elle. Si bien qu’elle relâcha ses prisonniers, qui chutèrent avec brutalité sur le dallage. La souffrance de Héliandri et Kavel déclina sur un choc qu’Adelris et Turon s’évertuèrent à minimiser, interpellant Makrine à cette fin.

Malgré l’agitation, malgré les gémissements, la salle s’établissait dans un mutisme constant. Où les chants de naguère disparaissaient dans l’épaisseur des fondations. Où le musicien défiait la prêtresse, tête relevée, hardi.

— Tu te proposes comme remplaçant ? questionna Delcaria.

— Tout dépend de ce que vous proposez, nuança Zekan. Je ne cherche pas à m’enfermer dans l’obscurité. Mais des nébuleuses questions planent dans mon esprit et empêchent mon épanouissement personnel. Vous qui suivez le Mowa avec ferveur, vos réponses seraient précieuses.

— Le panthéon de divinités est immuable. Que pourrais-je donc t’apprendre ?

— Pas tant que cela, prêtresse. Mes voyages m’ont fait découvrir les variantes locales de cette religion.

— Et d’où viens-tu ?

— De Qinosep, dans le désert de Nuyos.

— Ces deux noms ne m’évoquent rien de familier.

— Voilà qui ne résout pas l’affaire. Reposer dans un temple coupé du monde ne doit pas aider pour la perception du temps. Quand avez-vous vécu ? Nous sommes en l’an 3478 après les grandes migrations. Les historiens s’accordent pour dire que le Mowa serait apparu aux alentours de l’an 1700.

— Quelles migrations ? Rah, Nasparian m’extirpe de mon sommeil sans même daigner m’informer de l’évolution du monde !

Déjà Zekan était ébranlé, bien qu’il gardât son équilibre. Seuls les acquiescements de la prêtresse rythmaient ses sollicitations. De temps à autre, il coulait un coup d’œil à ses camarades, s’attardant sur Mélude et Makrine. Mais il ne pouvait reculer face au poids des mots, portés par une puissante télépathie, prompts à en déstabiliser plus d’un.

Quelques rictus distordirent le faciès du barde sans amenuiser l’intensité de son regard.

— Vous avez reconnu les humains ! rappela Zekan en désignant Héliandri. Comment est-ce possible, si vous avez vécu avant les grandes migrations ?

— D’autres humains ont profané ces lieux avant vous, dévoila Delcaria. Quelle déception de voir des ludrams coexister avec eux. Menistas ne perd-il pas de sa superbe en accueillant ce peuple certes intelligent, mais à la connexion si faible avec la magie ?

— Je vous étranglerais si vous pouviez respirer, grommela Héliandri.

— Passons outre ces remarques déplacées pour le moment, fit le barde en grinçant des dents. Il y a un morceau d’histoire qui ne s’assemble pas ! Le Mowa n’est pas si ancien que vous ! Et comment parlez-vous le nirelais, si vous êtes si ancienne ?

— Là encore, la résurrection s’accompagne d’avantages. Il est cependant intéressant de constater que le discernement ne suit pas toujours le progrès technique.

— Vous dites donc… Que le Mowa est plus ancien de plusieurs millénaires ? Tout ce que nous pensions… Les implications…

Terrassé sur place, Zekan chuta sur ses genoux. Ses bras se suspendirent parallèles à son corps meurtri. Aucun mot ne jaillit de sa bouche qu’il laissa pourtant béante. Ses perspectives se réduisirent au soubassement de la stèle, obombré par le squelette, tandis qu’il se tassait malgré lui. Makrine et Mélude le trainèrent hors du danger imminent, hors de l’étincelant rayonnement que la prêtresse manipulait, mais le vide hantait encore ses yeux.

Kavel fit une moue en avisant l’état de barde, avant de se hisser à son tour. Ses muscles ne lui permettaient que des faibles mouvements.

— Jusqu’où s’étendent vos pouvoirs ? demanda-t-il. Pensez à ce que vous représentez ! L’inattendu témoin d’une époque peu connue !

— Tu as soif de connaissances, concéda Adelris, hélas le risque n’en vaut pas la récompense. Delcaria semble capable de briser notre esprit.

— Tu ne m’aides pas à revaloriser mon opinion des humains, morigéna la prêtresse. Un simple combattant armé d’une hache ? Tu dois être affligeant de banalité, dépourvu de la moindre histoire. Et tu oses servir d’inspiration pour tes compagnons ?

— N’insultez pas mon frère ! reprit Kavel.

— Nous nous heurtons à une impasse, soupira Phiren toujours à l’écart. Impossible de ressortir satisfaits de cette rencontre. On me demande d’assumer mon choix ? Soit, mais admettez que cette prêtresse n’est pas notre alliée, elle l’a elle-même affirmé.

— Tant pis ! Cette opportunité ne se représentera peut-être jamais ! Saisissons-la avant que…

Delcaria s’éleva de sa stèle sous les yeux médusés des explorateurs. Grâce à sa magie, si authentique, si rayonnante, elle s’opposait aux lois qui régissaient ce monde. Des ondulations émanèrent de ses jambes reposant sur un cercle de flux. Elle atteignit une telle hauteur qu’elle dut incliner la tête pour toiser tout le monde.

— J’ai assez discouru sur moi-même ! décida-t-elle. Et si j’en apprenais davantage sur vous ?

— Il n’y a rien de nous qui puisse vous intéresser ! contesta Héliandri.

— Ce choix m’appartient à moi seule. Après tout, si votre destin dépend de ma volonté, il est judicieux de conduire une réflexion.

Amathane et Phiren ne flanchèrent pas quand la lumière se dirigea vers eux, quoique sa brillance leur assaillait la rétine.

— Une profession aussi ancienne que le monde, dit Delcaria. Jamais elle ne sera digne de respect, surtout lorsque les reliques historiques se doivent d’être préservées.

Zekan ne s’était pas encore relevé quand il se heurta de nouveau à la prêtresse, même si Makrine et Mélude s’échinaient à le protéger.

— Les chansons inspiraient déjà de mon vivant, enchaîna-t-elle. Elles réduisaient la morosité de notre quotidien. Mais vous laissez vos préoccupations freiner votre inspiration. Tyrannisé par vos traumatismes, vous provoquez les perturbations que vous cherchez à éviter.

Héliandri ne se courba guère contre l’assaut même si Delcaria submergeait la salle de son flux.

— Quant à toi…, murmura-t-elle. Quel sentiment te domine ? Quelles pensées t’impulsent ? Guère la plus puissante du lot, tu serais pourtant déterminée à défier le panthéon divin si cela te rapprochait de ton objectif. Malgré tout, en ces lieux, il y a une personne m’intriguant encore plus.

Aucun frisson, pas la moindre goutte de sueur n’échappa à ses compagnons comme Dehol s’accrocha au pilastre. Les rayons paraissaient le transpercer tout entier, capables de le projeter jusqu’aux plus opaques abysses.

— Vos imperfections transparaissent sans élégance, lâcha Delcaria. Et cependant vous vous manifestez dans toute votre entièreté. Sauf une personne. Cet humain qui ne cache même pas sa confusion… encore moins sa souffrance.

Delcaria ne s’intéressa plus qu’à Dehol. Le fixa de ses orbites étincelantes.

— Tu es l’exception, je le lis en toi ! Un être morcelé, incomplet. Les répercussions d’une perte de mémoire, semblerait-il. Les causes se réduisent à quelques possibilités que peu d’humains envisageraient. Quelle magie s’insinuerait tellement dans ton esprit qu’elle annihilerait une part de toi-même ? Qu’est-ce qu’elle révèle sur ta personne ? Sans doute retrouves-tu une image de l’individu que tu fus jadis, mais sache que…

Une sphère dorée, scintillant telle une étoile, s’introduisit entre les côtes de Delcaria.

Une rapide expansion suivit l’onde de choc. Des os volèrent de part et d’autre de la pièce au rythme du vrombissement et des tremblements. L’explosion fut si aveuglante qu’elle força les explorateurs à lever les bras et clore les paupières. Lorsque revint un niveau de luminosité raisonnable, lorsque la magie antagonique s’amenuisa subitement, tous aperçurent le crâne de la défunte prêtresse rebondir sur la stèle.

Ainsi que Vazelya derrière elle, d’où du flux magique ruisselait.

— Un assassinat par le dos ? s’écria Kavel. Est-ce bien digne d’une mécène ?

— Delcaria a choisi sciemment de m’ignorer et en a subi les conséquences, lâcha Vazelya. De plus, n’ai-je pas réalisé sa volonté ? Elle goûtera désormais au repos éternel.

— Elle aurait pu répondre à d’autres de nos questions !

— Clairement, non. Elle était capable de vous occire en un claquement de doigts, ce qui m’aurait forcée à vous protéger. Cette curiosité réciproque est devenue notre avantage.

Vazelya s’enquit de Dehol et ignora les coups d’œil malveillants de Kavel et Héliandri.

— Nous aurions dû décider ensemble, dit cette dernière. Tes pouvoirs sont indéniables, Vazelya, mais tu oublies que nous formons un groupe.

— L’aventurière solitaire me réprimande ? ironisa Vazelya. À se demander comment tu as survécu jusqu’alors, à force de commettre tant d’erreurs…

— Je reste sur mes gardes, consciente que certains adversaires me surpassent. Mais n’essaie pas d’esquiver le problème, Vazelya. Tu aurais pu tuer Delcaria à tout moment, pourtant tu as choisi celui-ci. Y’a-t-il quelque chose que nous devons savoir ?

Sans daigner lui rendre son regard, ni rétorquer directement, Vazelya s’assura du bien-être de son protégé. Dehol s’était si figé, ses cadenettes s’étaient tant collées à son front lustré, que se mouvoir relevait de l’exploit. Quand enfin il réussit à se détendre, c’était pour mesurer l’hostilité avec laquelle Héliandri jaugeait la mécène.

— Assez de conflit pour aujourd’hui, soupira-t-il.

— Tu renonces si facilement ? s’étonna Zekan. Delcaria savait tant de choses que nous avons perdues ! Tu es venu ici pour chercher des réponses, Dehol ! Pour savoir qui tu étais réellement !

— Et il obtiendra ces réponses, confirma Vazelya. Je suis garante de ses ambitions. Mais c’est à nous de décider le moment où cela se produira, et à quel moment.

Nul ne répliqua pendant qu’elle retourna vers la stèle, où elle attrapa le crâne avec une vigoureuse poigne.

— Ce temple recèle d’énigmes, reconnut-elle. Il s’agit de mon second passage dans cet édifice. Les interrogations persistent. L’absence de satisfaction en découle. Au lieu de nous éterniser ici, allons là où les réponses nous satisferont totalement.

Vazelya fit alors volte-face, désireuse de laisser cette rencontre dans un passé oublié. Ses compagnons la talonnèrent en dépit de leurs hésitations.

Il existait une voie descendante. Une nouvelle obscurité, contrastée des mêmes lumières. Elle s’éloignait des symboles et de la magie caractéristiques du temple de Therzondel. Elle personnifiait beaucoup sans se concrétiser.

Chacun pouvait consacrer des heures sur les glyphes et les représentations incrustés jusque dans les fondations même de l’édifice. Pourtant leur impulsion les conduisit ailleurs. Pendant que les ossements gisaient sur l’immuable stèle, pendant que l’histoire se privait de témoins, ils rejoignirent la plateforme située de l’autre côté. Là où leurs traces n’avaient pas encore été esquissées. Vers la lumière naturelle, dont l’éclat irradiait de plus belle, sans pourtant importuner qui que ce fût.

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