Chapitre 26 : Séparation forcée (2/2)
Yeux dilatés, poignets tremblants, Kavel rejoignit son frère à la hâte. Rarement les pleurs étaient aussi proches de dégouliner sur ses joues.
— Tu ne cesseras jamais de m’impressionner, Adelris ! louangea-t-il. Imagine ce que penseraient nos amis en Skelurnie !
— Quelqu’un devait terrasser cette créature, fit Adelris. À chacun nos rôles, souviens-toi.
— Mais elle devait être surpuissante si elle a brisé notre caravelle !
— Peut-être, mais pas invincible. C’est fini maintenant. Où que soient nos compagnons, ils sont en paix, libérés de cette menace.
— J’ai le triste pressentiment qu’il y en aura d’autres…
Adelris acquiesça mollement tout en pinçant ses lèvres. Il ne s’était pas encore extirpé de sa torpeur, et ses muscles couinaient encore. Néanmoins, à force de remarquer la main tendue de son cadet, il ne pouvait l’ignorer outre mesure. Le guerrier se remit debout, soutenu par une aide bienvenue. Son sourire embellit son visage raviné.
Aussi longtemps que Kavel s’enquît de son aîné, il s’avérait incapable de retarder l’inspection de la dépouille. Décapitée, la créature s’apparentait à roc immuable, précipitée contre son gré au sommet de l’inclinaison. Plus aucune lumière ne scintillait entre ses écailles bien que des vibrations irradiassent encore dans les environs.
Pourtant son ombre s’étendait toujours, intimidante, assez pour propager des frissons chez l’historien.
— Et s’il y en avait plusieurs ? envisagea-t-il. Si triompher d’une requiert l’habileté des meilleurs guerriers, une armée nous ensevelirait en un rien de temps.
— N’y pensons pas pour le moment, suggéra Adelris. Savourons plutôt notre victoire.
— Je vais faire de mon mieux, mais je m’interroge… Est-ce là une autre création de Nasparian ? Détenteur d’une magie si ancestrale qu’il affecte la faune plus que tout autre ludram ? Ou bien cet… animal existait déjà ?
— Il s’agit là d’une création, confirma Amathane. Je n’ai rien vu de tel auparavant. Pas étonnant que je n’ai pas su la vaincre, sur terre comme en mer… Les talents des collectionneurs reposent ailleurs, malgré nos tentatives. Merci, Adelris.
Quelques écorniflures eurent beau les tenailler, ni Phiren ni Amathane n’y consacrèrent plus de soin que nécessaire. Ils contemplèrent plutôt le cadavre depuis leur perspective limitée. Là où l’insignifiance revêtait peu d’importance, sous l’ombre désormais fixe de la créature déchue. C’était comme si chaque parcelle de son corps méritait d’être détaillée. Équilibre avait été atteint, et avec elle la sereine circulation de magie.
Ils furent si happés qu’ils calculèrent à peine les frères les rejoignant.
— Vous allez bien ? demanda Kavel. Je me suis senti si impuissant…
— Nous ne sommes pas des guerriers, concéda Phiren. Voilà une lugubre coïncidence qu’elle nous fonde dessus. Deux collectionneurs spécialisés dans la discrétion, qui ont juré de ne pas tuer. Un historien pour qui les livres sans la meilleure arme. Sans toi, Adelris, peut-être que ce monstre rugirait par-dessus nos corps démembrés, baignant dans une épaisse flaque écarlate.
Un frisson courba l’échine d’Amathane. Elle enroula sa main autour de l’avant-bras de son partenaire avant de ricaner.
— Cessons de penser aux sordides alternatives ! fit-elle. Maintenant que nous en sommes débarrassés, la question est plutôt de savoir ce que nous pouvons en apprendre.
— Ne devrions-nous pas plutôt retrouver nos camarades ? contesta Adelris.
— Tu as accompli ton rôle avec brio, guerrier. Laisse-nous le temps de nous dédier au nôtre.
Les objections furent éludées, car la collectionneuse devança toute attente. Tandis que Kavel et Phiren se montrèrent plus réservés, encore saisis par l’étendue des ailes pourtant repliées, Amathane réclamait un contact plus direct. Une foulée après l’autre, entrecoupée de profondes inspirations, elle effleura les écailles de la créature, jusqu’à les toucher complètement.
Aussitôt elle se figea. Un flash inopiné l’éblouit toute entière avant de se propager à ses compagnons. Une lumière blanche impacta,j déchargeant une force auparavant enfouie. Si astreignante qu’elle les immergeât ailleurs, l’esprit dépossédé du corps.
Loin des terres rassurantes, loin de l’accalmie tant souhaitée.
Les images défilaient sans que la moindre voix ne perçât. Triomphant de l’agitation des flots, ses voiles ovales et flavescentes charriées par le vent, le vaisseau était la fierté de beaucoup. Il naviguait avec promptitude, sa proue léchée par le flux et reflux. L’on pouvait figurer, depuis un point de vue extérieure, combien le navire se riait des obstacles. Il lui suffisait de chevaucher l’océan, brillante immensité rivalisant avec le ciel, et il subsisterait des décennies durant.
Hélas le ciel s’ennuageait parfois sans précédent. Même lorsque son histoire se composait de consécrations, le bateau s’inclinait lorsque la foudre se combinait à la tornade. Peu importaient les efforts de l’équipage, tout juste pouvaient-ils s’égosiller face à l’imminence de l’impact.
Pétrifiée sur la passerelle, Amathane s’était maudite de son impotence. Bras suspendus, pantelant comme jamais, ses yeux ambrés s’ouvrant à son foyer déchiqueté par le cyclone. Elle s’était condamnée à assister à la perte des siens, emportés dans un concert de hurlements.
Parmi eux, son père. Lui qui s’était dressé à même la proue, inflexible jusqu’alors face au déchaînement de la nature. Mais au moment où le typhon le frappa, ses traits s’étaient immobilisés dans une expression de terreur. Le cœur de sa fille s’était resserré, si bien qu’elle en avait appelé au secours d’Ytheren.
La tornade avait séparé le corps de son paternel en deux.
Dans le passé ou dans le présent, Amathane avait hurlé à s’en déchirer les poumons. Noyée par les sanglots, elle n’attendait qu’à la nature d’achever son travail. La capitaine avait cependant plongé, emmenant sa fille hors du danger, quitte à ravaler ses larmes ce faisant.
Heurt ou caresse, géhenne ou salvation, la jeune fille était tant en décalage qu’elle avait tout juste ressenti l’immersion. Nager dans la turbulence, sur cette surface jugée rassurante, ne l’avait pas libérée de cette vue à jamais gravée en elle. Revivant chaque instant, plus que spectatrice, au contraire de ses compagnons.
Dans sa réalité immédiate, Amathane était pétrifiée. Enveloppée par le vide. Lèvres tremblantes, bras le long du corps.
Kavel et Adelris eux-mêmes étaient encore secoués, inaptes à secourir la collectionneuse fragilisée. D’incompréhensibles borborygmes s’échappaient, et se dissipaient à peine avec l’étreinte de Phiren, dont la figure s’était affaissée.
— C’est terminé, chuchota-t-il. Tu es en sûreté, maintenant.
— C’est ce que mère m’a dit, murmura Amathane. Mais comme mon père, j’ai échoué.
— Nous avons survécu.
— Nous peut-être, mais les autres ? Nous ne le savons pas encore. Je crains le pire, Phiren…
— Tu es une brillante navigatrice, tout comme tu es une talentueuse collectionneuse. Même les plus braves ne peuvent lutter contre pareils déluges. Où que soit ton père, il…
— Ytheren l’a-t-il accueilli ? Est-ce que ces âmes perdues reposent dans les tréfonds pour l’éternité ? Impossible de le savoir. Oh, pourquoi ai-je dû revivre ce moment ?
— Si le passé revient pour nous faire souffrir, partageons ce fardeau ensemble.
Phiren fut brusque et prompt. Contre l’avis de sa bien-aimée, encore trop retournée pour le ralentir. Sa main n’atteignit pas le collectionneur, qui à son tour toucha à pleine paume l’écaille fulgurant sur la dépouille.
La projection frappa outre mesure, les immergea de nouveau hors de toute stabilité.
Là dominèrent les terres. Un dédale urbain, au sein duquel des milliers de quidams erraient. Une compacité à toute heure et dans chaque rue, où les individus s’abandonnaient à la grandeur de la cité.
Il n’existait que très peu de lieux où les témoins étaient absents. Mais cette sombre et étroite venelle, où Phiren courait, en était une. Personne n’avait entendu ses cris quand bien même il s’était égosillé. Livré à lui-même, il s’empressait à chercher une issue, sans que la moindre n’eût éclairci sa vision troublée. Plus il s’exténuait, harassé par une sensation de brûlure, et plus le pernicieux éclat s’était rapproché.
La dague scintillait d’une teinte aussi cristalline que le sourire de son porteur. Chaque fois que Phiren l’apercevait, une marée de frissons s’emparait de lui. Chaque fois que la menace encapuchonnée réduisait leur séparation, ses dents avaient claqué et ses pupilles s’étaient dilatées davantage.
Cette nuit-là, dans les confins de Parmow Dil, Phiren s’était précipité vers la première main tendue. Quelques instants plus tôt, jamais il ne serait imaginé que le salut l’accueillerait dans une plus profonde obscurité encore. Pourtant il s’était infiltré dans un discret passage latéral. L’assassin ne l’avait pas traqué jusque dans les souterrains, pourtant le cœur de Phiren battit encore la chamade pendant longtemps.
C’était Amathane, souriante et empathique, qui l’avait gratifié de sa présence.
Elle enlaça son partenaire avant de l’embrasser, allégeant aussitôt la sombre atmosphère que la magie avait imprégnée.
— Même après son décès, songea Adelris, cette créature continue de faire des dégâts.
De moroses traits labouraient sa figure, même si la vue du couple les atténuait quelque peu.
— Je comprends mieux, poursuivit-il. Elle a dû être façonnée d’une magie transcendant le temps même. Comment est-ce seulement possible ?
— Peut-être que Vazelya aurait la réponse, envisagea Kavel. Nous revivons nos plus sombres souvenirs par simple contact. Serait-ce une réponse à sa propre mort ?
Kavel s’arrêta sur cette réflexion, sa main volant à son menton. Une esquisse de sourire l’apaisa néanmoins sitôt qu’il aperçut Phiren et Amathane se soutenir mutuellement. Bien que leurs lèvres eussent cessé de se toucher, aucun des deux ne se lâchait des yeux.
— Pardonne-moi, souffla Phiren. Je n’aurais pas dû…
— Tu dois te pardonner toi-même, corrigea Amathane.
— Mais cet assassin… Et s’il me traquait encore aujourd’hui ?
— Nous avons quitté les ombres, mais il ne se rendra pas aussi loin. Sois tranquille, mon amour. Je me dresserai entre toi et quiconque ose te faire du mal.
Ils étaient prêts à s’étreindre une fois encore. Ils étaient parés à se murer dans ce refuge, inondés du zénith, balayés par les rafales maritimes. Du temps serait nécessaire pour se remettre de cette projection, mais les plaies se résorberaient sous cette compagnie.
Une autre main se tendait cependant vers des réminiscences. Bouche et yeux grands ouverts, Kavel resta happé face au cadavre, entreprit de le sonder au-delà du palpable.
Son aîné saisit son avant-bras, son cœur cognant à vive allure.
— Arrête ! avertit-il. Tu as vu ce qu’il s’est produit, non ? Cessons cette souffrance volontaire !
— Ce n’est pas agréable, concéda Kavel. Mais je dois m’y consacrer. Apprendre par l’expérience.
Il frôla sans toucher, appréhenda sans risquer. En empêchant son cadet d’établir le lien, Adelris effleura accidentellement la dépouille.
Une dernière fois, tous furent plongés dans les visions de naguère, qu’aucun mouvement n’animait.
S’illumina un terne tableau. Des flammes ténues crépitaient dans une pièce exigüe, la lumière extérieure tamisée par les rideaux bruns. Dedans régnait la pénombre, qui ne dissimula guère la flaque vermeille, dégoulinant sur la vétuste tapisserie, s’insinuant dans les interstices du dallage carré.
Deux cadavres reposaient sur ce lit. Un homme au crâne fendu et couvert de contusions, à côté d’une femme au bras droit démembré et à l’abdomen tranché. Pas la moindre étincelle de vie ne grésillait sur leur faciès figé à l’expression indéchiffrable.
Quelques gouttes de sang chutaient depuis une hache en acier à double tranchant. Son porteur haletait, observant les corps, comme incapable de s’en détacher.
Et alors le souvenir s’arrêta. L’espace d’un instant, étiré dans le lugubre silence, le temps n’avait plus cours.
Une pâleur sans nulle pareille envahit la figure de Kavel. Peu à peu il se tourna vers son frère, qu’il dévisagea tel un inconnu.
— Tu…, fit-il, peinant à articuler. Tu les as tués. Tu les as assassinés. Tu les as massacrés.
— Non ! s’époumona Adelris. Je sais à quoi ça ressemblait, mais ce n’est pas ce que tu…
Six doigts s’enserrèrent soudain autour du cou du guerrier. Les traits pétris de haine, les muscles bandés comme jamais, Amathane éleva Adelris dans les airs. Pas d’une once ne faiblit-elle son emprise tandis que son partenaire le toisa bientôt avec une intensité similaire.
— Les souvenirs ne trompent pas, marmonna Phiren.
— Pitié ! plaida Adelris, son visage bleuissant. Laissez-moi m’expli…
— Lâche de parricide ! accusa Amathane. Quel type d’individus fauchent ses propres parents avant d’emmener son propre frère à l’autre bout du monde pour échapper à son jugement ? Tout ce temps que tu nous as considérés comme de vulgaires criminels, alors que tu as commis l’impensable, l’irréparable, l’impardonnable !
Trimant à respirer, secouant les jambes, le guerrier était trop ensanglanté pour s’extraire d’une telle emprise. Ses paroles se perdaient en désarticulations, sa vision s’affaissait sous le dédain de ses contempteurs.
— J’aurais dû t’égorger à l’auberge ! lança Amathane. Mais je ne suis pas une meurtrière, contrairement à toi. Va-t’en, hors de notre vue. Souffre en silence, loin de nous, voilà tout ce que tu mérites.
La collectionneuse amoindrit son emprise à défaut de sa férocité. Adelris chuta durant une fraction de secondes, qui encore parut s’étendre. Lorsqu’il impacta le sol, écrasé par l’immensité du ciel, un éclair de douleur frappa son abdomen en même temps que le pied de Phiren.
Ce ne fut pas cet impact qui l’acheva. Ni le regard noir avec lequel Amathane le fixa. Ni les imprécations qu’elle et son partenaire lui assénèrent. Pas un seul instant, même quand il s’éloigna, Kavel ne daigna croiser ses yeux. Le cadet partit à lentes foulées, et toutefois décidées, tournant le dos à son aîné dans un sinistre mutisme.
Esseulé, isolé. Adelris gémit autant que sa voix le lui permettait. Quand bien même il récupérait ses forces, c’était comme si son corps refusait de se mouvoir. Rejeté dans cette déchirante position, insignifiante figure sous la grande ombre du monstre qu’il avait défait, Adelris éclata bientôt en sanglots que rien n’interrompit.
Et tandis qu’il déglutissait malgré lui ses larmes salées, ses paupières oscillèrent sous l’espoir d’une lumière bientôt émergeante. Il éleva un bras tressaillant, qui retomba aussitôt, non sans prononcer quelques mots :
— Prophétesse Zinhéra… Je vous en prie, je vous en supplie. J’ai besoin de votre aide. Vous êtes la seule à m’entendre. La seule qui connaisse la vérité. La seule qui puisse me croire.
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