Chapitre 28 : Assemblage (1/2)

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Au premier coup d’œil, il était familier avec cette scène. Lui face à Queinros, dans la discrétion de sa cabine, élevant la voix au-delà du judicieux. Invectives et vociférations résonnèrent dans l’esprit ébranlé de Dehol. Les mots impactèrent, s’étirèrent jusqu’à en perdre leur signification.

Les turbulences se centraient sur la personne qu’il fut. Chaque fois qu’il fracassait son poing sur la table, c’était pour mieux foudroyer son interlocuteur de ses yeux injectés de rouge. Pareille intensité n’avait pourtant pas déstabilisé Queinros, qui soutenait son regard les bras croisés.

— Tu as perdu la raison, Queinros ! avait accusé Dehol.

— Au contraire, s’était défendu le capitaine. L’ambition te manque, mon pauvre ami.

— Tu as oublié tes connaissances en navigation, surtout ! Le courant côtier vers lequel tu nous emmènes, à cette saison, va engendrer des cataclysmes ! Voilà à quoi ça nous conduit de partir aveuglément vers le nord. Tu as oublié tes cours d’histoire ? À ton avis, pourquoi les ludrams et les humains ont mis autant de temps à se rencontrer ?

— Alors comme ça, tu as peur pour ta vie ? J’attendais mieux de ta part.

Dehol se rapprocha de son capitaine et cogna encore la table, la sévérité creusant ses rides. Des vibrations se répercutèrent alors dans l’exiguïté de la cabine.

— Nous mettons tout l’équipage à risque, avertit-il. Capitaine, il n’est pas trop tard. Nous sommes encore loin de la destination, nous pouvons encore faire demi-tour.

— Et ainsi renoncer à des richesses uniques ? songea Queinros. Dehol, notre affaire est en train de couler. Si tu possèdes une meilleure solution, je suis preneur, sinon, je me passerais bien de tes conseils.

Queinros avait une manière bien particulière de lustrer sa moustache lorsqu’il marquait une pause. Ni les vociférations de son homme d’équipage, ni les bringuebalements de son navire n’avaient raison de sa placidité. Il temporisait le conflit, jouait de la patience de Dehol, dont les nerfs n’avaient cessé de se contracter.

— L’argent, voilà tout ce qui t’importe ? avait renchéri Dehol.

— Ça joue les moralisateurs, maintenant ? avait ironisé Queinros. T’as pas rejoint mon équipage par bonté d’âme, que je sache.

— J’ai rejoint cet équipage parce que je me fiais à toi. Les gens comme nous se font rares, de nos jours. Qualité et efficacité, voilà ce que je recherche. Mais à quoi servent-elles si elle n’est pas accompagnée de précaution ?

— Désolé de te décevoir, mais je changerai pas d’avis.

— Tu ne comprends rien, capitaine ? Je suis venu car je pensais que tu serais plus à même de m’écouter. Si tu ne lambinais pas autant dans cette cabine, tu t’apercevrais de la colère qui gronde.

— Il faut bien quelqu’un pour diriger ces crétins ! C’est ton rôle de leur rappeler à l’ordre. Dirige-ta colère vers tes frères et sœurs d’équipage plutôt que vers la marchandise, pour une fois. Use de ta violence pour étouffer ces stupides idées de révolte, pour changer.

— Mais je ne compte pas les calmer, capitaine. Pourquoi le ferais-je, si j’approuve leurs idées ?

— Dans ce cas, mon ami, tu connais la sortie. Franchis cette porte et assume ton choix, si le cœur t’en dit. Je doute qu’un autre équipage que le mien t’acceptera, par contre.

— Tant pis. N’importe où sera toujours mieux qu’ici.

La scène avait défilé si rapidement, pourtant, en s’en remémorant, c’était comme si Dehol enregistrait chaque détail. Le crissement des bottes sur le plancher. La force avec laquelle il empoigna la poignée de porte. Le déséquilibre constant auquel était soumis le bateau. Il se voyait marcher triomphalement, se redressant davantage à chacune de ses foulées, prêt à abandonner cette vie. Il se souvenait des étincelles qui striaient son visage plissé tandis que des injures grésillaient entre ses dents. Il se remémorait de la détermination avec laquelle il s’était hissé hors des profondeurs du navire.

Mieux encore, ses pensées d’antan, si fugaces fussent-elles, commencèrent à émerger. Une flammèche perdue dans un opaque brouillard, dirigée contre l’ami, le capitaine, désormais guère mieux qu’un inconnu.

Une inquiétante odeur avait agressé ses narines quand il s’était rapproché de la passerelle. Retroussant ses manches, Dehol s’y était précipité, seulement pour se heurter aux conséquences de ses distractions.

Les flammes dévoraient l’entièreté du pont. Des morceaux de voile calcinée chutaient sur l’ombre du grand mât, autour duquel des armes cliquetaient férocement. Parfois le feu consumait des quidams isolés. Mais la plupart périssaient sous les assauts de leurs propres sœurs et frères d’équipages, qui extrayaient sans joie leur lame ensanglantée.

Dehol s’était calé un instant, puis avait foncé vers le bastingage. Il avait plongé vers de nouvelles profondeurs, suivi par la dislocation des planches brûlées.

Les ténèbres dominèrent de nouveau. Toute vision du passé s’éteignit, malgré la netteté de la précédente. Il errait encore dans cette vastitude inconnue, emporté par d’incertaines vagues. Tandis que des éclairs de douleur lancinaient ses membres, Dehol alternait entre des états de fugace conscience.

Il finit sain et sauf, quoique piégé dans une sensation de déjà-vu. Peut-être était-ce l’âpre goût salé d’une mer chaotique, qu’il subissait en gémissant. Ou bien était-ce le sable s’agglutinant sur ses cadenettes. Entre lancinements et grognements, Dehol planta ses ongles et se traîna sur la plage, cherchant à s’échapper de l’interminable flux et reflux.

Finalement il se libéra des assauts de la marée haute. Il se coucha sur le sol, bras et jambes tendues, et inhala quelques bouffées d’air. Une voûte radieuse et uniforme le dominait de toute sa courbure, mais il n’y aperçut que ces visions refusant de s’amenuiser.

— Il manque quelque chose, souffla-t-il. La réponse est là, elle devient concrète. Mais elle est incomplète.

De rapides battements de cœur l’ébranlèrent comme sa respiration s’entrecoupait de borborygmes.

— Vazelya, où es-tu ? s’époumona-t-il. Toi seule peux me libérer de cette brume. Libéré du poids de l’ignorance, mon existence trouvera son sens.

Hélas ses échos ne trouvèrent satisfaction. À la place, un rugissement déchira les cieux, annihila la sérénité environnante.

Dehol se releva. Assista à l’envol de la créature qui régnait en maîtresse par-dessus la falaise. Chaque battement d’ailes le pétrifiait davantage. À force de la détailler, il remarqua cette infime silhouette lui opposant résistance, ce qui accéléra outre mesure les palpitations de son organe vital.

— Pas question de les abandonner, décida Dehol au mépris de ses jambes flageolantes. Hors de question de finir seul.

À partir de cet instant, il n’obéit plus qu’à son instinct. Celui qui le dictait d’outrepasser les cris méphitiques, quand bien même ils assaillaient ses tympans. Celui qui le guidait dans cette île inconnue, en quête d’une voie sous l’ombre de la falaise escarpée. Bien des tressaillements l’endiguaient, une abondance de transpiration dégouttaient de ses cadenettes, pourtant il courut encore et encore.

Le silence s’était abattu avant même qu’il ne vainquit la pente. Quelques incertitudes le ralentirent encore, mais il savait où se diriger, et s’y acharna envers et contre tout.

Écarquillant les yeux, bras suspendus à hauteur de ses hanches, Dehol ne sut que prononcer face à l’étendue de la carcasse. Il était comme apathique, incapable de formuler ses pensées, ni même de se détacher de cette vue. Quand la foudre le frappait intérieurement, il se remémorait son envol, tout comme la vitesse avec laquelle elle avait brisé le navire.

Les visions d’autrefois s’affadissaient et néanmoins persistaient. Dehol tourna autour de la dépouille, s’assura que la mort l’avait bien emportée.

Jusqu’au moment où il posa les yeux sur le guerrier allongé, des lamentations saccadant ses inspirations. Alors il outrepassa sa propre douleur pour apaiser celle d’Adelris. D’abord il le traîna auprès d’un rocher, avant de constater en grimaçant combien des taches de sang lumineux souillaient sa cuirasse.

Agenouillé auprès du blessé, Dehol se pinça bientôt les lèvres, inapte à le soulager au-delà des techniques rudimentaires. Il ne put que déplorer l’état du combattant, lequel s’évertuait à ne laisser transparaître aucune faiblesse. Séchant ses pleurs, relevant le chef, il esquissa un sourire vers son compagnon, quelque peu atténué par les plis zébrant ses joues.

— Une présence amicale ! se réjouit-il. Merci d’être là.

— La chance nous a réunis dans notre malheur, dit Dehol. Je t’ai vu affronter la créature depuis la plage. Et tu en as triomphé ! Tu nous as vengés.

— Vengés ? Je me suis contenté de me défendre. Elle était redoutable, pour sûr.

Adelris contempla son œuvre avant de se recourber, tant ses côtes semblaient se fendre après chaque halètement. Impuissant, Dehol s’enquit de lui, mais son sourire subsistait.

— J’ai juste besoin de repos, fit le guerrier. Voilà bien longtemps que je n’avais pas battu un adversaire aussi redoutable.

— À défaut de pouvoir aider, dit Dehol, je te soutiendrai autant qu’il le faudra. Même si je m’inquiète pour les autres… Aucune trace d’eux ? Avons-nous tous été séparés ?

— Il semblerait. Au moins peuvent-ils avoir la conscience tranquille.

— Grâce à tes efforts. J’admire la façon dont tu as fait face à la créature. Entre toi, Héliandri, Turon et Amathane, je me sens comme un intrus. Et que dire de Vazelya ? Elle s’est sacrifiée pour nous. Pas au prix de sa vie, j’espère…

— Ne t’inquiète pas pour elle. Elle est plus robuste que n’importe lequel d’entre nous. Mais ces îles sont grandes, il est possible de les parcourir des jours entiers sans croiser qui que ce soit. Ne nous décourageons pas maintenant. Une flamme doit nous animer, quoi qu’il en coûte.

Adelris se crispa davantage. S’octroyer de l’impulsion devenait ardu, tout comme se projeter au-delà de ses alentours. Beaucoup plus loin, au-delà de la débâcle, lui et Dehol sondaient cette présence manquante, mais peu d’indications les aidaient à s’y repérer.

Le guerrier renonça sur un soupir. Il lorgna son compagnon, à qui il présenta une main tressaillante. Il entreprit de briser le mutisme, d’effacer les craintes creusant des rides sur le front de Dehol. Au lieu de quoi il dut brutalement fermer les yeux.

Car la lumière s’insinua jusqu’à leur rétine. Un pilier de flux convergeant s’illuminait de plus belle, chatoyait à des dizaines de kilomètres à la ronde. Il était d’un bleu intense, s’élevait jusqu’à des hauteurs célestes, et son rayonnement s’accompagnait de puissantes vibrations.

Immanquablement, l’éclat leur éclaira la voie.

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