Chapitre 32 : La parfaite armée (1/2)

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— Mélude ! interpella Héliandri. Que vois-tu de là-haut ?

— Rien du tout ! répondit la musicienne avec enthousiasme.

— Rien du tout ?

— Il y a méprise ! Je n’ai pas grimpé pour admirer la magnificence australe. Plutôt pour aider à nous rassasier !

Malgré le soupir de l’aventurière, qui trépigna du pied, Mélude ne monta pas au-delà de la cime. Elle ripait déjà sur le tronc et se maintenait sur une branche instable, l’encourageant à ne pas s’y attarder. Elle cueillit un fruit verdâtre de forme oblongue et de molle texture qu’elle envoya vers Kavel.

Makrine s’interposa, usant de sa taille, et abandonna l’historien dans son ombre. Mélude hoqueta en apercevant son amie brandir fièrement le fruit.

— Tu es sûre que c’est comestible ? demanda-t-elle. Ce fruit n’est répertorié nulle part.

— Hormis la forme, il ressemble au serduif ! avança Mélude. Ma mère préparait de délicieuses tartes avec !

— Donc ce serait un ancêtre du serduif ? Ou bien il en a l’apparence, mais pas l’attrait ? Eh bien, si ce fruit déchiquète mes boyaux de l’intérieur, et que je finis à convulser dans d’atroces souffrances, je saurai qui blâmer.

— N’avons-nous pas eu une scène semblable auparavant ?

Makrine s’y attaqua d’une généreuse bouchée, et aussitôt du jus dégoulina autour de ses lèvres. Elle patienta quelques secondes après avoir dégluti, puis haussa les épaules. Aux yeux de son homologue, ce fut le signal pour en récolter d’autres, et elle s’y attela promptement. Des fredonnements accompagnèrent le lancer de fruits que ses compagnons réceptionnèrent parfois à contrecœur.

Une fois sa contribution achevée, Mélude se laissa glisser le long du tronc, sa main libre crissant en un son strident. De l’autre elle croquait le fruit à pleines dents et gémissait de plaisir en mâcha. Une douce fraîcheur coulait encore dans sa gorge lorsque Makrine agrippa son avant-bras et l’entraîna vers les rares ombres disséminées dans le bois clairsemé.

Makrine se pencha vers la chanteuse, bras croisés, sourcils arqués.

— Tu me juges ? s’étonna Mélude. Grondée comme une petite sœur ?

— Je ne veux pas te réprimander, souffla Makrine. Mais dans la vie, Mélude, il faut savoir accepter le rejet.

— Le rejet ? De quoi tu parles ?

— Et tu feins l’innocence, en plus… Tu as lancé au hasard le fruit vers Kavel ?

— J’essaie juste de lui faire plaisir. De l’aider à se sentir mieux.

— Ou profiter de sa détresse émotionnelle pour te rapprocher de lui.

Mélude recula et dut enfoncer sa chaussure sur la terre pour ne pas tomber. Des ondes de stupéfaction épaississaient ses traits comme elle s’inclinait sous les accusations de son amie.

— Tes numéros de séduction peuvent être parfois amusants, admit-elle. Tant que tu sais lorsqu’il ne faut pas insister. Dès le premier jour, Kavel t’a dit qu’il n’était pas intéressé.

— Tu me crois capable d’une telle bassesse ? s’indigna Mélude. Makrine, tu me connais mieux que ça… S’il ne peut être mon partenaire, alors Kavel peut être mon ami. Et s’il est mon ami, alors je dois le soutenir dans sa souffrance.

— Aucun d’entre nous ne peut l’aider. Kavel a besoin de temps pour lui.

— Voilà ta solution ? Le laisser ruminer dans ses pensées, qui doivent en ce moment l’assaillir de culpabilité et de regrets ? Imagine si j’apprenais que ma mère était une meurtrière. Tu me laisserais morfondre toute seule ?

— Bien sûr que non, mais c’est incomparable. Nous formons un inséparable trio depuis des années. Kavel a abandonné sa vie à Hurisdas et n’est parti qu’avec son aîné.

— Alors il est condamné à être esseulé ? À souffrir dans la solitude ?

Dans son élan, Makrine faillit acquiescer, mais se rétracta au dernier moment. Âpre devenait la vision de son amie rembrunie, dont le mutisme devenait sinistre à force de se prolonger.

Zekan fit alors irruption entre ses deux homologues, esquissa une moue empathique.

— Nous disputer n’amènera à rien, murmura-t-il.

— Que tout redevienne donc comme avant, trancha Mélude. Un semblant d’entente parmi la compagnie, rythmée par ma pathétique inutilité.

— Personne n’a jamais pensé ça de toi, Mélude ! rassura Makrine.

— Tes sorts de guérison sont indispensables. Quant à toi, Zekan, tu as des connaissances indispensables pour comprendre ces lieux, même si ça te déplaît. Que me reste-t-il ? Ma maîtrise de l’épée ? Pas trop mal, j’imagine, mais soyons honnêtes, Turon la manie bien mieux, et je suppose que Héliandri aussi maintenant qu’elle n’a plus son arc. Sans oublier Adelris quand il était encore avec nous.

» Il ne me reste plus que ma musique. La voix que je porte, censée rendre cette expédition plus agréable. Une tentative désespérée de contribuer, de remonter le moral tandis que le désespoir nous guette. Car la pucelle a beau rayonner par sa beauté, sa place est peut-être au milieu d’une taverne, à conter des aventures qu’elle est indigne de vivre.

— Mélude ! contredit Zekan. Tu sais très bien que…

Inopinément, Zekan bascula vers lui, entraînant ses amies dans sa chute. De légères secousses ébranlèrent les alentours, prirent les explorateurs au dépourvu. Assez puissantes que pour les contraindre à s’accrocher à un proche arbre, pourtant insuffisantes pour creuser des brèches autour d’eux. Plusieurs centaines de feuilles virevoltèrent, chutèrent encore de longues secondes après la fin des tremblements.

— Pouvons-nous seulement progresser en paix ? se plaignit Amathane.

— Ne restons plus dans l’ombre de cette nature fascinante, déclara Phiren.

Il se précipita sans avertir quiconque et bondit vers un tronc à proximité. Non sans difficulté, Phiren se hissa au-dessus de la cime, s’appuyant sur des branches peu remises des précédentes secousses. Bientôt sa silhouette s’amenuisa dans l’épaisseur de la frondaison, au contraire de sa voix.

Car même s’il s’était figé face à l’étendue au nord, dépourvue de relief comme de végétation, ses propos ne s’étranglaient guère dans sa gorge nouée.

— Une autre île est apparue ! informa-t-il, encore retourné.

— Entre ces deux-ci et celle où se trouvait le temple ? demanda Turon. Comment est-ce possible ?

— Je me pose la même question. Je suis ouvert à toute hypothèse ! À l’écoute en plus d’être observateur.

Un fier sourire embellit la figure de Phiren dès qu’il réapparut. Amathane le recueillit d’un baiser face auquel les bardes glissèrent un coup d’œil attendri. Face à cette illumination s’opposa Héliandri, dont les traits se fendirent d’une étincelle, interpellant jusqu’au garde.

— Je vous ai mentionnés cette île s’élevant au sud, n’est-ce pas ? fit-elle.

— Une tour ou une forteresse, se rappela Kavel. Quel rapport ?

— Le lien est facile à établir. Un même phénomène doit être responsable de leur émergence.

— Mais pourquoi maintenant ? s’irrita Amathane. Nous avons navigué des jours entiers. Notre bateau a été disloqué tout comme notre groupe. Est-ce que Nasparian savait ? Est-ce que cela aurait pu être évité ?

— Trop tard, désormais. Nous savons où nous diriger, et nous ne laisserons aucune distraction nous ralentir.

Héliandri s’impulsa sur cet élan, enjoignit ses compagnons à l’imiter. Toutefois Turon se raidit et s’immobilisa.

— Se hâter ne rime à rien, lâcha-t-il.

— Au contraire, rétorqua l’aventurière. Vous n’avez pas compris ? Toutes nos épreuves, toutes nos peines… Elles aboutissent à ce moment. Cette île a fini de se dresser, et nous appelle désormais. L’autre n’a aucun intérêt. Phiren l’a confirmé.

— Depuis un lointain regard, nuança le collectionneur. Et si je me trompais ? Que ces deux îles nous cernent désormais n’a certainement rien d’un hasard !

— Vous me faites confiance, pas vrai ? Je l’admets, une grosse part de moi souhaite retrouver Wixa avant tout, et est persuadée que cette tour nous fournira l’ultime indice. Mais cette quête va au-delà de mes désirs personnels. Suivez-moi, et enfin nous aurons les dernières réponses. Suivez-moi, et notre voyage en aura valu la peine. Chaque obstacle, chaque tourment. La raison même pour laquelle je suis devenue une aventurière.

Héliandri avait interpellé davantage ses camarades qu’elle ne l’avait espéré. Elle se surprenait encore à les guider. Par-delà l’interminable bois dont l’éclat constant finissait par lasser. Là où les terres nouvelles finiraient de dévoiler leurs richesses. Vers un objectif si tangible que chaque foulée dans la bonne direction intensifiait les battements de cœur.

Moins d’une heure s’écoula avant la concrétisation. Des sinuosités tracèrent le littoral sud, au-delà duquel la tour se dévoila plus clairement aux limites de l’horizon. Héliandri entreprit de se river vers ce lointain, d’y déceler jusqu’à la dernière vétille.

À peine eut-elle plissé les yeux qu’une lueur inédite impacta de plein fouet. L’attention de la compagnie fut accaparée à l’ouest, où le pilier saturé de magie en envoûta plus d’un. Alors que des bouches s’ouvrirent en grand, et que des pupilles se dilatèrent, Kavel se positionna au-devant de ses camarades. Seul un rictus se manifestait sur son visage à l’expression indéchiffrable, pourtant il s’était immobilisé plus que quiconque.

— Il n’y avait plus personne sur cette île, souffla-t-il. Personne, sauf Adelris.

— Et maintenant Vazelya, corrigea Turon. Et peut-être Dehol.

— Alors il est probable qu’ils soient tous les trois au même endroit.

— N’y pense pas, suggéra Amathane. Reste ici, avec nous. Tu seras en sécurité.

— Je n’en suis plus si sûr.

Tout le temps que la colonne perça jusqu’aux cieux, et même lors de son affadissement, Kavel répondit à ses compagnons sans leur regarder dans les cieux. Il ne revint à directe proximité qu’au retour des tremblements.

Et aperçut le sol se dérober de ses pieds.

Des lignes illuminées jaillirent d’entre les aspérités. S’insinuèrent sur plusieurs dizaines de mètres sous la broussaille pour mieux rejoindre le contrebas sous la lisière. Des pavés surannés s’alternaient entre le tapis d’herbe smaragdin, rayonnant sans pareil au sein de l’environnement. À cela se cumula bientôt le rapide flux, grésillant comme jamais, diaprant d’une myriade de nuances dès qu’il atteignit l’agencement de dalles.

Telle une mélopée sonna le chapelet de cliquetis à leurs oreilles. La magie actionna un mécanisme central, d’où s’élança un bloc taillé de nardos, expulsant de véloces volutes de poussière. Peu après, une demi-douzaine de fin piliers se courba et s’assembla en leur bout, formant un voussoir par-dessus l’éminence centrale.

Des grondements supplémentaires se répercutèrent alors que le groupe se rapprochait. Cette fois-ci, le dispositif révéla six failles en-deçà des colonnes, desquelles des sculptures se révélèrent peu à peu. D’identiques géants de pierres à la posture courbée, dont les poings massifs étaient enfoncés sur le socle. Quelques rainures ciselaient ces structures sinon peu affectés par les années, surtout leurs orbites dont le teint jurait avec leur gris dominant.

Encore abasourdie, ses poils se hérissant, Héliandri fut la première à effleurer ces représentations. Elle circula avec circonspection sous l’ombre du voussoir, exhorta ses compagnons au rythme de sa découverte.

Une mine semblable éclaircit les traits de Kavel, qui se pétrifia à la vue du premier colosse.

— Des jhorats, identifia-t-il. Bien plus anciens que les actuels.

— Sans aucun doute, renchérit Héliandri. Ancêtre ou modèle ?

— Quoi qu’il en soit, fit Turon, nous savons à présent d’où Nasparian a puisé ses inspirations. Voilà qui n’a rien à envier aux vieilles mythologies.

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