Chapitre 33 : Ce que la peur inspire (3/3)
Une odeur écœurante se répandit bientôt le long du champ de bataille. Plusieurs soldates et soldats se sentirent alors nauséeux, surtout Yazden. Mais ce fut en se retournant qu’elle dégobilla. Déchiquetées, écrasées, morcelées, les dépouilles s’entassaient sur la plaine en une sinistre multitude. S’y cumulaient les murmures d’agonie de survivants, rampant entre les cadavres de leurs sœurs et frères d’armes. D’urgents sorts de soin circulèrent pour en secourir, mais lorsque des personnes démembrées laissaient deux sillons écarlates derrière eux, leurs camarades ne pouvaient qu’abréger leur géhenne.
— Je suis chanceuse une fois de plus, dit Akhème à mi-mot. Combien ne l’ont pas été ? Peut-être aurions-nous dû sonner la retraite.
Sa mine se faisait plus morose à force d’assister à la débâcle. Seule une trentaine de militaires tenait encore debout, et les blessés à qui l’on prodiguait guérison ne risquaient guère d’élever ce nombre. Twéji avait lâché son arc et son heaume lacéré, révélant le traumatisme qui habitait son faciès. Longtemps elle avait contenu ses pleurs, désormais ils coulaient au rythme de ses sanglots. Frissons et tremblements l’envahirent quand elle chuta sur ses genoux, yeux et bouches ouverts en grand, chuchotant les noms des victimes.
Meenos, quant à lui, marcha par foulées méticuleuses et feutrées, évita soigneusement de piétiner un de ses homologues. Il saisit un carreau de sa ceinture qu’il plaça sur son arbalète. Devant lui, encore paralysé, sa cible n’attendait qu’à être fichée de son trait. Le soldat s’y appliqua malgré ses jambes flageolantes. Malgré les plis qui déparaient son faciès.
Le sifflement faillit se produire, le mécanisme était proche de s’enclencher. Yazden désarma de justesse l’arbalétrier, puis lui assena un croche-pied. Meenos tomba rudement par terre, et dans le fracas avertit chacun des survivants.
Bien des yeux s’écarquillèrent face à son acte avorté.
— Tu as mal visé ! s’exclama une soldate. Et puis, la bataille est terminée ! Qu’est-ce qui te prend, Meenos ?
— Oh ce n’était pas un accident, contredit Akhème.
La garde s’élança sur ces paroles. Alors que Meenos était déjà étendu, elle lui assena une puissante droite. Entre grognements et lancinement renonça le soldat, piégé au sol par le pied enfoncé sur son torse.
Guvinor ne se retourna qu’à ce moment-là. Privilégiant une approche minutieuse, il croisa les yeux de la générale. Twéji s’était à peine relevée que la confusion déridait son faciès. Elle ne daignait même pas baisser les yeux vers son fils, lequel s’agitait pourtant après chaque bougonnement.
— Qu’as-tu fait ? marmonna-t-elle.
— Mon devoir ! se défendit Meenos.
— Tenter d’assassiner quelqu’un par derrière… C’est un indigne d’un militaire. Je t’ai formé autrement. On dirait que tu t’es finalement distingué de moi.
Twéji entreprit de renchérir, mais après plusieurs inspirations, favorisa le silence. Le rictus qui s’agrandit sur ses traits avait de quoi ébranler sa progéniture jusqu’aux tréfonds de son âme. Néanmoins la douleur directe provint d’Akhème, qui plaça une de ses lames à ras de sa gorge, et le toisait de pleine hostilité.
— Crache la vérité ! vilipenda-t-elle. Qu’est-ce qui a motivé ton geste ?
Meenos quémanda du soutien mais ne distingua qu’un rassemblement d’âmes troublées. Même Guvinor était rongée par pareille mine comme des plis s’épaississaient sur son visage ensanglanté. Ainsi le militaire s’abandonna à ses lames, s’enfonçant davantage chaque fois que son regard s’attardait sur les morts.
— Parce que c’est injuste, lâcha-t-il. Jamais autant de valeureux sœurs et frères d’armes n’avaient péri un même jour. Pourquoi Guvinor a survécu ?
— Le tuer ne ramènera pas tes camarades à la vie, admonesta Yazden.
— Ça aurait soulagé ma conscience ! Mais non, il faut encore qu’il s’illustre ! Le grand Guvinor Heï Velham, irréprochable et accompli en toute circonstance ! Le seul politicien apparemment insensible à la corruption. Et un guerrier avant tout, capable de chevaucher une créature et à l’occire alors qu’il n’avait pas bataillé depuis si longtemps !
» Comme d’habitude, on ne retiendra que son nom. Pas celui de tous ces militaires qui se sont sacrifiés pour une cause juste. Eux n’auront que l’hommage de leur famille, de leurs camarades et de leurs amis, avant d’être oubliés à jamais. Guvinor devait prouver sa loyauté, pas eux. Ils souffrent des répercussions de ses décisions ! Comment était-ce de connaître ces lieux durant toutes ces décennies ? Votre savoir est un privilège. Notre ignorance, la cause de toutes nos souffrances.
Nul ne répliqua. Personne, sauf Guvinor, qui réduisit la distance avec l’assassin raté. Bras le long du corps, encore secoué, il dévisagea longuement Meenos.
— Je ne voulais impliquer personne d’autre, se justifia-t-il.
— Vous avez échoué ! tonna Meenos. Contemplez la débâcle, désormais. Que ces victimes vous hantent !
— Depuis combien de temps envisageais-tu de me tuer ?
— Plus longtemps que vous ne l’imaginiez. Vous n’avez pas encore établi le lien, Guvinor ? La guilde des assassins de Nirelas m’a payé pour que je me débarrasse de vous.
Une nouvelle vague de stupeur se répercuta parmi les vivants. Tandis qu’Akhème exacerbait sa domination, foudroyant sa cible du regard, une onde de terreur immobilisa le politicien. Il aurait basculé si Yazden ne l’avait pas rattrapé.
Si instable fut sa stabilité, elle ne l’était pas autant que la générale, frappée par un excès d’incompréhension.
— Inconcevable, souffla-t-elle. N’ont-ils pas été démantelés il y a plus de vingt ans ? Fils, comment as-tu pu être en contact avec eux ? Comment as-tu pu accepter leur offre ? Tu n’es point un vulgaire mercenaire. Aujourd’hui, tu as outrepassé toute limite.
— Le véritable traître n’est pas moi, se défendit Meenos. Guvinor, vous devriez vous sentir flatté, car d’ordinaire, l’on vient à la guilde des assassins pour réclamer une tête. L’inverse s’est produit pour vous. Ils m’ont engagé parce que vous étiez hors de leur atteinte pour eux par-delà le portail de Dargath. J’étais l’assassin idéal car un fier soldat, facile à atteindre et à contacter grâce à leurs rapides messagers, et pour une fois, quelqu’un se salirait les mains à leur place. Quant à vous, Guvinor, soyez flatté. Vous êtes une cible de valeur.
— Où que je me rende…, songea Guvinor. Même hors du monde, les structures de la société me poursuivent. Je ne serai pas en paix de sitôt.
Yazden esquissa aussitôt une moue en direction de Guvinor, sans que ses traits ne s’éclaircissent. Akhème s’apprêta à imiter son homologue, mais un grondement supplémentaire l’agaça, aussi jeta-t-elle le félon aux pieds de sa mère.
Twéji n’accorda qu’un bref et dédaigneux regard à l’intention de son fils. Elle se focalisa ensuite sur Guvinor et ses gardes du corps, muettes âmes projetées au centre de la débâcle. Il lui était plus aisé de s’attarder sur eux, d’apercevoir combien les gifles du vent n’altéraient guère leur stature devenue inébranlable. Tout le contraire de la générale qui s’affaissait en continu.
Ce qui s’aggrava lorsque la voix pénétra dans son esprit.
— Je me délecte de l’ironie de la situation, s’amusa Nasparian.
Ses yeux s’injectèrent de rouge comme ses halètements s’accentuèrent. Ses frissons se multiplièrent comme elle hoqueta. La générale trimait tant à rester debout qu’un couple de soldats devait la soutenir. En dépit de l’intervention, pas une personne présente n’échappait à l’emprise du mage. Guvinor et Akhème, en particulier, se consultèrent d’un air intrigué.
— Notre alliance se termine sur une note macabre, enchaîna Nasparian.
— Les récentes instructions de ma hiérarchie étaient en contradiction avec notre accord, rétorqua Twéji.
— Quel dommage, nos rôles étaient complémentaires. Quels que soient vos choix, générale, des vies s’éteignent toujours autour de vous.
— J’entends votre déception…
— Je l’admets, l’envie me taraude de vous supprimer ici et maintenant. Mon cœur me dicte cependant d’éviter la facilité. Vivez, générale. Vivez avec la conscience de vos subordonnés massacrés. Vivez en sachant que votre fils adoré est un traître doublé d’un lâche. Jadis vous paraissiez inflexible. Une vétérane comme vous ne devrait pas être autant affectée.
— Ils n’étaient pas que mes subordonnés, ils étaient mes amis, et vous les avez trucidés sans vergogne.
— Tel est le sort que je réserve aux intrus. Ceux et celles qui s’aventurent sur mes terres sans mon autorisation et les souillent par leurs armes. À l’avenir, vous tremblerez davantage, car vous n’avez goûté qu’à un aperçu de mes troupes. Il fallait une poignée de survivants afin de témoigner de ce jour funeste. On vous disait gardienne de la forêt de Sinze ? Moi, je suis celui d’un territoire beaucoup plus grand.
La voix s’affaiblit, s’éloignait tel un écho plongeant dans une vallée. Nasparian lâcha cependant une ultime réplique avant de partir :
— La compagnie a survécu… pour l’instant.
Quelques éclats s’allumèrent soudain. Un sourire enjolivait le faciès de Yazden qui sollicita Guvinor à brûle-pourpoint. Ce dernier s’évertua à répondre positivement, mais la lueur bataillait contre sa sombre expression. Peu à peu il se redressa, et opéra un demi-tour après avoir ramassé et rengainé ses lames.
— Générale, interpella-t-il. Vous m’excuserez si je m’absente quelque peu.
Twéji releva le chef avec peine et douleur.
— Et ainsi je désobéis encore aux ordres…, déplora-t-elle.
— Les circonstances ont évolué. Votre propre collaboration a été dévoilée. Avec l’accord de vos supérieurs, je présume ?
— J’ai compris. Vous ne vous fiez à personne.
— Et en retour, vous gagnez le droit de vous reposer. De rendre vos hommages à vos camarades. De juger votre fils. Restez ici, car l’épreuve suivante est la mienne. Akhème, Yazden, occupez-vous des blessés.
Retroussant ses manches, une onde de détermination s’imprimant sur ses pas, Guvinor s’apprêtait à traverser cette plaine pour de bon. Il réalisa alors que ses gardes du corps le talonnaient.
— C’est vous que nous avons juré de protéger, corrigea Akhème.
— Surtout maintenant ! renchérit Yazden même si ses dents claquaient. Guvinor, qui que soit notre ennemi, nous l’affronterons ensemble.
Tout signe de protestation s’anéantit à l’instant, supplanté par un court sourire. Guvinor n’insista plus et chemina en compagnie de ses protectrices. L’une dédia un sévère coup d’œil à l’intention du traître et de la générale. L’autre versa une nouvelle larme pour les victimes de la bataille.
Ils disparurent par-delà la plaine.
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