Chapitre 35 : La fontaine (2/3)
Un choc supplémentaire fendit la poitrine de Dehol. Il s’évertua à se tenir au mur, mais il était si humide que c’était vain. De nouveau il anhélait, muet, ébranlé. Impuissant face à sa protectrice qui demeurait sereine en découvrant les reliques du passé.
Vazelya enfonça sa main dans le bassin de la fontaine. Mue par un sourire, elle amorça le retour vers le passé, auquel ses compagnons céans s’étaient accoutumés. Éblouissante, nacrée, l’éclat les transporta au milieu des flots. Au centre de l’étendue azurée, où les repères se perdaient, et les esprits s’égaraient.
Peu après le naufrage de son vaisseau, Dehol avait longtemps dérivé à la cadence du flux et reflux. Il se cramponnait tant bien que mal sur une planche calcinée. La moitié de son corps était immergée dans l’eau froide tandis qu’il ballotait au rythme de ses râles. Aucune côte ne se manifestait dans la moindre direction, ce qui l’avait astreint à contempler son destin.
Puis une étincelle inattendue avait titillé sa rétine. Redressant la tête, Dehol avait examiné la silhouette approchante, enveloppée dans un halo smaragdin. À chaque pas que Vazelya réalisait sur la mer, des ondes s’en étaient irradiées, et faisaient tanguer davantage le marin autoproclamé.
— Il ne reste plus que toi ? avait froidement demandé Vazelya.
Un rapide coup d’œil au nord avait amené Dehol à sa conclusion.
— Pas d’épave, avait-il dit. Donc, pas de preuve. Cherchez donc si vous voulez. Mais la plupart se sont entretués. Les autres ont dû se noyer ou brûler.
— Inutile, avait objecté Vazelya. J’ai déjà identifié ma cible.
— Votre cible ?
Vazelya s’était rapproché de Dehol, qu’elle toisait avec un dédain suprême. Même s’il ne s’était pas laissé intimider, le marin se rétractait sous l’ombre de son opposante.
— Depuis quand les mages savent marcher sur l’eau ? avait-il lâché. Si c’est un rêve, je…
— Ne doute pas de mes compétences, avait répliqué Vazelya. En effet, un mage ordinaire est incapable d’un tel exploit. N’as-tu pas compris que j’appartiens à une tout autre catégorie ?
Sur ces mots, elle avait soulevé Dehol par le col avant de l’allonger sur la planche et avait déboutonné sa chemise jusqu’à son abdomen. Trop d’élancements clouaient déjà l’homme sur place, mais quand il avisa les flammes crépiter autour du poing de la mage, il se retint de hurler.
Jusqu’à l’instant où la brûlure avait atteint son torse.
Localisée peut-être, douce aucunement. Car le feu s’était infiltré en lui, rongeait sa chair, lui arrachait des cris inhumains. Nul ne percevait ses doléances. Hormis la célèbre mécène, matérialisant les éléments au creux de sa paume.
Lorsqu’elle l’avait libéré du tourment, Vazelya gardait encore le silence, le temps de s’imprégner de ses gémissements.
— Tel est ton châtiment pour tes crimes, avait-elle lancé.
Comme la douleur persistait, Dehol n’était parvenu qu’à redresser légèrement la tête. Même l’hostilité de son regard était tempérée par les plissements contraints de son visage.
— C’est tout ? avait-il provoqué. Si vous me considérez comme un rebut, traitez-moi comme tel !
— Je m’y refuse, avait décliné Vazelya. J’ai d’autres plans pour toi.
— Quoi ? Lesquels ?
D’un bras tendu la mécène s’était dévoilée. Des particules d’une blancheur immaculée s’étaient assemblées en un orbe autour de sa paume, prompte à envoûter jusqu’à la plus insensible victime. Même Vazelya exhibait une expression fascinée par l’étendue de ses pouvoirs.
— Tu vas devenir une nouvelle personne, avait-elle dévoilé. Une bien meilleure personne. Ne suis-je pas généreuse, à te proposer une seconde chance ?
— Épargnez-moi votre altruisme ! avait rugi Dehol. Pourquoi ne pas choisir la solution évidente ?
— Parce que ce serait trop aisé. Et on ne bâtit pas un monde meilleur de cette manière.
— Il y en a d’autres comme moi, vous savez.
— Une étape à la fois. Cela fait partie de mes ambitions futures. En attendant, prends ton envol, Dehol Doulener. Renais !
Vazelya avait plaqué sa main sur le front de Dehol, ensuite de quoi le flux s’était transféré à l’intérieur de son crâne. Petit à petit, ses souvenirs s’étaient fragmentés, disloqués. Cela sans la moindre douleur. Juste en un écho d’apparence fini, le guidant vers son naufrage, où son existence suivrait un cours inédit.
Le vide l’avait longtemps empli. Oubliés, les méfaits de jadis. Isolé, ce qu’il était advenu sitôt que la lumière l’avait conquis et purifié.
Aujourd’hui, le sentiment d’égarement était d’une toute autre teneur. Toujours apte à l’immobiliser tandis qu’il appréhendait la mécène sous un nouveau jour. Halètements et transpiration s’accentuaient comme le présent ne le gratifiait d’aucune stabilité. La seule once de consolation provenait d’Adelris, lui aussi accroché à la paroi, lui aussi trimant à rester debout.
— Tu avais vraiment perdu la mémoire, dit-il à voix basse. Pardonne-moi, Dehol. Tu n’as pas feint ta souffrance durant cette expédition.
— Un guerrier qui vocifère et attaque avant de connaître tout le contexte ? se moqua Vazelya. Faut-il te guider pour que tu saches où frapper, Adelris ?
— Vazelya ! interpella Dehol. Tout ceci n’était qu’une punition pour les erreurs de ma vie passée ? Me précipiter vers l’horrible vérité ?
— Tu considères comme cela une punition ? T’offrir une nouvelle existence, libéré de tes crimes passés ? Incline-toi et exprime ta gratitude, plutôt. N’importe qui d’autre t’aurait arraché la tête. Ou, au mieux, tu aurais croupi en cellule jusqu’au sommeil éternel.
— J’étais surtout perdu !
— Je savais toujours où tu étais et je n’avais plus qu’à te retrouver. Mes précédents essais se sont avérés infructueux, la mémoire trop fragmentée pour l’exploiter. Toi, en revanche… Tu étais le parfait candidat. Juste au moment où les ruines de Dargath se concrétisaient dans les esprits. Peu de personnes connaissaient l’existence de la fontaine de mémoire, qui tenait lieu de la légende. Grâce à toi, mon ami, mes rêves se concrétisent.
Dehol écarquilla des yeux, des rictus striant sa figure.
— Tu t’es servi de moi… pour atteindre la fontaine ? s’étrangla-t-il. L’altruiste mécène que tout Menistas louange ?
— Chacun de mes actes est dicté par la volonté de sauver le monde de ses imperfections, justifia Vazelya. Pour cela, j’ai besoin d’un pouvoir supérieur au mien. Une force qui sommeillait bien au-delà du tracé des cartes.
Deux rayons nacrés jaillirent soudain des paumes de la mécène. Sitôt qu’elle les immergea dans l’eau, des colonnes de flux en émergèrent en spiralant, avant de s’enrouler autour de ses poignets. Progressivement, la magie enveloppa l’intégralité du corps de Vazelya. Enveloppée dans un halo blanchâtre, sa propre énergie s’éclipsait face à celle de la structure, si bien que des secousses l’ébranlèrent. Elle en puisa dans son propre flux pour résister. Bientôt elle s’inclina vers l’arrière et écarta les bras, afin de mieux accueillir ce surplus. Sa vitalité se renforça dans un sourire.
Vazelya absorba le pouvoir de la fontaine sous l’ébahissement des témoins. Quelques particules voletaient encore autour d’elle, même si son aura prévalait. Ses traits s’étaient allégés, et ce fut néanmoins avec sérieux qu’elle toisa les deux compagnons désorientés.
— Quel est ce pouvoir ? questionna Dehol, encore agité.
Vazelya admira le flux grésillant autour d’elle.
— Tu n’as toujours pas compris mes intentions ? lança-t-elle. Les ludrams, et même les humains, se targuent si souvent de ne plus tomber dans les erreurs du passé. Pourtant, ni l’exécution, ni les incarcérations n’empêchent le mal d’empoisonner ce globe. Pourquoi ma solution serait absurde ? Regarde-toi, Dehol. Dans ton état, tu es incapable de heurter qui que ce soit.
— Tu veux effacer la mémoire de tous les criminels ? s’écria Dehol. C’est tout bonnement impossible.
— Longtemps j’y ai aussi cru, voilà pourquoi je ciblais des individus isolés. Avant d’apprendre que cette fontaine pouvait réaliser mes souhaits, aussi démesurés soient-ils.
— Mais quels critères utilises-tu pour distinguer une bonne d’une mauvaise personne ? À l’échelle du monde entier, en plus ?
— C’est plus aisé que tu ne l’imagines, mon ami. Je vais endosser cette responsabilité étape par étape.
Un flux pourpre convergea autour de la paume de la mage, qu’elle pointa vers Adelris. Ce dernier frôla le manche de sa hache comme son cœur cogna contre sa cage thoracique. Aussi préparé fût-il, il n’échappait guère au foudroiement des yeux plissés de Vazelya.
— N’accorde pas si aisément ta confiance, Dehol ! suggéra-t-elle. À côté de toi se tient quelqu’un dont la moralité n’a rien à envier à la personne que tu fus autrefois.
Dehol dévisagea Adelris, mais ne lut que de la confusion dans son regard, contrasté par l’éclat magique de la mécène.
— Ce fier guerrier ici présent est un meurtrier, rapporta Vazelya. Il a tué ses parents avant d’emmener son frère de force jusqu’à Menistas.
— Alors Kavel en a parlé ? fit Adelris. Comment va-t-il ? Est-il sain et sauf ?
— Arrête de prétendre te soucier de lui, assassin.
— Je dois le retrouver… lui expliquer ! Avec le contexte, mon geste…
Une pluie de magie inonda les lieux. Intransigeante, inévitable. En résulta un impact destructeur sur le mur derrière Adelris. Un profond creux duquel il s’était soustrait de peu. Un surplus de contorsions déparait sa figure tandis qu’il appréhendait la véhémence de son opposante. Bien vite il réalisa la futilité de ses supplications, ce pourquoi il abattit sa hache sur Vazelya.
Une nuée d’étincelles crépita lors de sa collision contre le bouclier.
— Non ! s’interposa Dehol. Arrêtez !
— Écarte-toi, somma Vazelya. Nul ne se dresse contre ma purification du monde.
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