Chapitre 40 : Témoins (1/2)
Amathane ne s’était que trop accoutumée au flux et reflux de cette plage inconnue. Peu lui importait la fréquence du bruissement des vagues, tout comme le pépiement des oiseaux amorçant des cercles le long de la côte. Du sable humide s’était infiltré sous ses manches pointues, irritant sa peau et dénouant ses mèches ambrées. Des grains s’enfoncèrent dans ses phalanges au rythme auquel elle remuait ses doigts, comme envahie de spasmes. Pour couronner le tout, l’aube se révélait sous sa pleine nitescence, matérialisée sous son orange éphémère. Rien qui fût en mesure de l’extirper de son état de demi-sommeil.
Entre râles et gémissements revenait toutefois la conscience de la collectionneuse. Cillant rapidement, elle obtint un aperçu de dunes ondoyant par-delà l’orée d’un bois de terenkors, arbres fins au feuillage pointu et smaragdin piqueté de pourpre. Une mélodie inopinée chanta alors dans ses oreilles, bien que le ton employé relevât davantage du feulement.
— Regardez par-là ! signala une femme. Perdue et échouée ici ? Serait-ce un miracle d’Ytheren ?
— Sa volonté ne peut pas être aussi puissante, rétorqua un homme. Apprécions juste cette chance et saisissons-la.
Cette langue quelque peu familière chanta alors dans les oreilles d’Amathane. Trop de torpeur la ralentissait encore, aussi se retrouva-t-elle bientôt obombrée, privée de cette clarté salvatrice. Elle grinça d’abord des dents, puis ce nouvel aperçu la fit frissonner.
Une quinzaine de tegaras la cernait de leurs lances aux manches fabriquées de ce même bois clair. Du cuir rapiécé surplombait leur haubert comme des ossements sur leur ceinture gaufrée contrastait avec les gemmes flavescentes incrustées sur leurs jambières. Deux revêtements métalliques étaient placés sur les joues, si bien qu’Amathane devait les observer de face pour entrevoir leur regard foudroyant.
À telle proximité des pointes étincelantes, la collectionneuse n’osa guère esquisser le moindre geste.
— Vous êtes sûrs que c’est la capitaine Berisen ? demanda l’une des gardes. Son âge n’a pas l’air de correspondre… Sa tenue non plus d’ailleurs.
— Parce que je ne suis pas la capitaine Berisen ! tonna Amathane, peinant à articuler leur langue.
Plusieurs lances frôlèrent son cou et l’immobilisèrent davantage.
— Attends un peu ! reconnut la même garde. Il y avait une jeune impétueuse toujours à ses côtés. Tu ne serais pas sa fille, par hasard ? La ressemblance est frappante.
— Quelle réponse préféreriez-vous ? répliqua Amathane.
Plissant le front comme les lèvres, la garde coula une œillade malveillante à la collectionneuse.
— Je ne suis pas la dernière des imbéciles, affirma-t-elle. Ce que je voulais savoir, c’était si tu étais innocente dans cette histoire. Et tu ne l’es pas.
— Alors nous sommes à Sewerti ! s’exclama Amathane, essayant en vain de se repérer par-delà l’attroupement des gardes.
— Ta mémoire te revient. Tu sais, ça m’a toujours frustrée que Berisen ne paie jamais pour ses crimes. Nous avons prié Ytheren pour que le malheur s’abatte sur vous. Nous aurait-elle envoyés sa progéniture dans sa miséricorde ?
— Notre navire a coulé il y a fort longtemps. Seule ma mère et moi avons survécu… Non que vous ayez eu une quelconque influence. Si Ytheren existe, elle devrait être assez intelligente pour ne pas répondre à vos appels.
— Comment oses-tu parler en son nom, si ta croyance en elle vacille autant ?
— Je suis désavantagée, mais je vais quand même me défendre… Jamais ma mère n’a pillé vos côtes. Elle cherchait juste des trésors enfouis et inconnus, et vous nous avez attaqués.
— Il ne t’est jamais venu à l’esprit que ces trésors nous appartenaient ?
— Au fin fond des grottes inexplorés ? Non, vous nous enviez juste car nous les avons trouvés avant vous.
— Ton insolence te coûtera cher. Nous allons t’emmener auprès de notre reine, et elle décidera d’un juste châtiment.
— Oh, vous n’allez pas m’exécuter sur-le-champ ?
— Parce que tu viens du Ryusdal, tu crois le Sewerti archaïque, car nous sommes une monarchie ? Quelqu’un d’aussi grand que toi a bien des manières de remplir sa dette.
Encerclée et inoffensive. Amathane pesta entre ses dents, exhala un long soupir. Elle ne put se dérober d’une telle hostilité. On la saisit par les bras et l’emmena au-delà des dunes. Le clapotis rassurant des vagues s’éloigna bien vite, supplanté par des injures non moins divertissantes.
Amathane répliqua au dédain que les gardes lui assénèrent. Le seul nom qu’elle maudissait, en revanche, n’en percevrait pas le moindre écho.
*****
L’exiguïté contre les grands espaces, la chaleur contre les rafales nocturnes. Phiren avait atterri sur une tapisserie brodée qui avait amorti sa chute. Même d’une faible hauteur, une vive douleur avait comprimé ses muscles, et l’empêcha de se redresser avec la prestesse souhaitée.
Peu à peu le collectionneur se familiarisait avec son environnement. Outre le feu crépitant dans l’âtre, il détaillait les contours d’une maison en pierre typique des faubourgs de Parmow Dil. Il laissa aussitôt échapper un soupir, même si cette lueur tamisée par l’épaisseur des vitres tempérait ses sautes d’humeur.
Un bruit de mâchouillement raviva alors ses tympans. Le long d’une table ovale, bâtie d’un bois sombre et vernissé, un fumet chatouillait aussi ses papilles. Une jeune humaine, de complexion brune et au gabarit élancé, dévorait des pilons de volaille enrobés de lentilles mauves. Rares étaient les gouttes de jus à souiller ses nattes couleur d’encre cascadant à mi-hauteur de son dos, et encre moins son ample chemisier marron garni de motifs fleuris et son souple pantalon cousu d’emblèmes crénelées. Elle éructait à chaque déglutition, non sans essuyer ses lèvres d’une serviette déjà toute tachetée.
Phiren ne s’était pas encore relevé que sa bouche s’entrouvrit.
— Loureja ? reconnut-il. Tu vis seule, désormais ?
L’intéressée ne lui répondit pas, quoiqu’elle s’amusât de la confusion de son invité.
— Je ne comprends plus rien ! s’exclama Phiren. De tous les endroits où il aurait pu me téléporter, il me renvoie ici ?
Loureja écarta son assiette presque vide avant de poser ses bottes encore boueuses sur la table. Un étrange sourire illuminait son faciès pendant qu’elle détaillait Phiren. Soudain ses sourcils se levèrent.
— Qui est ce « il », grand frère ? interrogea-t-elle. Et pourquoi t’étonner que je vive seule, depuis le temps que tu es parti ?
— Ne m’appelle pas ainsi ! s’écria Phiren.
— Tu as été plus que gâté et tu as pourtant choisi de vivre dans l’ombre. Tu débarques de nulle part et tu m’attaques déjà. Tu devrais te réjouir de revoir un peu de famille, ou bien ton manque de loyauté s’est encore empiré ?
— Je n’ai pas oublié notre dernière conversation. Tu m’as accusé d’être un traître parce que je dénonçais les richesses dont nos parents se sont accaparés.
— Et c’est toujours le cas. Un perfide, doublé d’un hypocrite. Quelles leçons espères-tu donner, maintenant que tu as rejoint cette guilde ? Elle n’est composée que de voleuses et de voleurs.
— Ce n’est pas comparable ! Nous dérobons des richesses seulement pour… Mais comment sais-tu que je suis membre de cette guilde ?
De son index Loureja racla son assiette, et d’un ricanement aigu et stridulant en lécha la sauce. Elle s’adossa alors sur sa chaise grinçante sans cesser de toiser son frère.
— Moi aussi, j’ai goûté à l’ombre ! se vanta-t-elle. Je me suis bien renseignée sur tes activités. Surpris, grand frère ? La petite Loureja se débrouille toute seule.
— Ha oui ? provoqua Phiren. Je suis allé plus loin que quiconque ! Si je te raconte tout, tu ne me croiras même pas.
— Où que tes explorations t’aient mené, elles t’ont ramenée ici. Quelqu’un d’autre est bien informé sur cette situation. Non, n’en dis pas plus, Phiren ! Je n’ai pas envie de me mesurer à une telle force. Je préfère quelque chose… à ma hauteur.
Sur quoi Loureja se leva de son siège. Elle contourna la table, s’approchant de la chaleur des flammes crépitantes, et se dirigea vers la commode adossée au coin de la pièce. Chaque grincement propagea des frissons en elle.
— Tu veux me ramener auprès de mes parents ? devina Phiren. Même maintenant, je ne suis que l’enfant riche, rêvant de liberté, à qui l’on impose ces responsabilités ?
— Non, lâcha Loureja. Tu comprends mal, comme d’habitude.
Parfois des étincelles jaillissaient de son regard lorsqu’elle se retournait vers le collectionneur hagard. Sifflotant, Loureja couvrit sa tête d’une large capuche en laine, tandis que sa cape descendait jusqu’à ses chevilles. Même sans apercevoir sa figure, Phiren en saisissait long.
— Petite sœur ? prononça-t-il malgré sa gorge nouée.
Elle émergea comme un trait insignifiant dans sa vision. Phiren s’y cala progressivement, piégé dans ses tremblements. La lame cristalline de la dague se révéla toute entière. Il se figea à ses scintillations, et aussitôt cette nuit-là l’impacta d’un inextinguible éclat. L’assassin svelte et opiniâtre, le poursuivant jusqu’aux dernières venelles de Parmow Dil. Lui-même quémandant refuge, en quête d’une lueur abandonnée dans l’opacité.
Nulle convulsion ne le condamnerait. Ni une, ni deux, Phiren détala. Il repéra la porte comme par instinct et la claqua tapageusement derrière lui. Au-delà du seuil se répercutèrent des hurlements forcenés, prompts à renforcer la jubilation de Loureja.
Un indubitable sourire brilla comme elle maintenait sa lame à hauteur de sa taille.
— Cours, grand frère ! se réjouit-elle. La chasse n’en sera que plus divertissante.
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