Épilogue
Dans chaque volcan sommeillait une force inconnue.
Longtemps immergés dans les abysses, ils se hissaient désormais en toute sérénité, leur magma sillonnant dans la croûte en dépit de la colossale ascension. Ils s’étaient immobilisés au milieu de l’océan, rivalisant avec le firmament, formant une élégante courbure de roche taillée et étiolée par son séjour sous l’eau.
Des orbes s’illuminèrent à l’intérieur de chaque cratère.
Il s’agissait d’un chapelet de lueurs opalines, qui dévoilèrent une superposition de passerelles s’élargissant à mesure qu’elles plongeaient. Des balustrades peu érodées, quoique brettelées, séparaient ces réseaux de nardos quadrillés du gouffre. Rien ne perturbait la sérénité de cette structure préservée hormis les sifflements d’un flux en plein réveil.
Au sein du volcan central, au milieu d’une passerelle incrustée à ras du sommet, une faille s’ouvrit dans la roche.
Escarbilles et poussière se dissipèrent pour dévoiler un apparent sarcophage claquemuré dans la roche, où une ludrame avait reposé. Elle ouvrit les yeux sitôt que son corps heurta le pavage, bien que l’atterrissage s’effectuât avec relative douceur.
Manquant de s’étouffer durant les premières secondes, elle se cramponna à la balustrade. De rapides inspirations, entrecoupées de quintes de toux, la calèrent. Des éclairs de douleurs atrophiaient ses muscles. De surcroît, remuer ne fût-ce un doigt intensifiaient ses vibrations.
Il lui fallut des minutes entières pour s’en remettre, pour se familiariser avec son environnement. Adossée contre la roche d’où elle avait émergé, elle se mit soudain à sursauter, son cœur pulsant à cadence alarmante. Elle avisa la tunique grise et uniforme dans laquelle elle était enveloppée, mais surtout l’intense rouge de sa carnation. De quoi empirer la transpiration qui plaquait ses longues mèches bouclées et cendrées plaquées contre son front.
— Pères, mères ! s’époumona-t-elle. Où êtes-vous ?
Elle se releva à brûle-pourpoint, mais favorisa le contact avec la roche. Balayer autour d’elle n’entraîna qu’un soupir, un découragement de gaspiller sa salive. Si elle identifiait les autres entailles creusées dans la paroi, elle ne parvenait pas à se mouvoir. Silhouette abandonnée sur l’éminence du volcan, tout juste capable de respirer normalement.
— Ha, tu corresponds à la description ! fit une voix. Svelte, de taille moyenne pour une ludrame, et d’intenses iris couleur d’or… Mais ta peau rouge est impressionnante ! Seul l’environnement de naissance est censé influencer la carnation des ludrams. Quel pouvoir est contenu dans ces lieux ?
La ludrame tressauta lorsque l’humaine apparut. Non qu’elle eût arrêté d’exsuder, ni que ses battements avaient repris un rythme régulier. Ses jambes flageolaient tant qu’elle était figée. Elle s’arc-boutait en présence d’une aura aussi considérable.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Ou plutôt, qu’êtes-vous ?
Un semblant de sourire détendit la figure de l’humaine, toutefois elle peinait à le maintenir. En l’absence de réponse, la ludrame détailla la redingote pourpre dont elle était vêtue, ainsi que sa fine cape esquissant des ombres vacillantes sur la passerelle.
— Wixa Siniem, révéla l’humaine. J’endosse le rôle de guide depuis quelques mois. Je vous aiderai tous.
La ludrame restait pantoise. Pas un instant elle ne se détourna de Wixa, qu’elle dévisagea la bouche ouverte. Elle s’attarda sur ses mains et surtout sur la magie qui émanait de sa personne.
— Oh ! s’écria la guide. Un oubli maladroit. Beaucoup de choses se sont déroulés depuis que vous êtes entrés en stase. Je suis une humaine. Mes ancêtres sont originaires de Hurisdas, le continent situé à l’hémisphère nord. Notre rencontre avec les ludrams remonte à quelques siècles.
Soudain la ludrame plaqua ses paumes contre ses tempes. Une vive douleur lancina son crâne, ce qui incita Wixa à effleurer son avant-bras en se mordillant les lèvres.
— Doucement, compatit-elle. Tu dois avoir beaucoup de questions. J’en ai aussi, mais tu mérites de les poser. J’imagine que tu es encore secouée, donc prends ton temps.
Sans rejeter le soutien de Wixa, la ludrame se retira quelques pas. Elle privilégiait une distance qui lui permettait d’examiner le profil dans son entièreté. Une myriade d’interrogations se bousculait dans sa tête mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Peu à peu elle se détendit, non sans fixer intensément son interlocutrice.
— Comment maîtrisez-vous notre langue, si vous ne venez pas d’ici ? se renseigna-t-elle une fois qu’elle réussit à articuler.
— Maîtriser est un compliment exagéré ! contrasta Wixa. J’ai été aidée, notamment par les précieux ouvrages que vous avez laissés ! Les livres restent agencés dans la tour du savoir, et la sphère les a aidés à survivre au passage du temps.
— D’accord… Jusqu’à présent, je peux suivre. Mais pourquoi moi ?
— Tu es bien Nasrik Harana ? Je ne comprends pas ta surprise, dans ce cas.
— Il a dû y avoir confusion ! Ce sont mes parents qui dirigent ce peuple, pas moi !
— Un malentendu, en effet…
Wixa s’empourpra quelque peu. Puisqu’elle ne pouvait échapper à l’attention de Nasrik, elle s’obligea à la regarder, même si nulle parole n’adoucissait ses traits.
— Je crains qu’il y ait des informations incomplètes ou erronées de chaque côté, constata-t-elle. Reprenons depuis le début pour clarifier… Nasrik, tu te souviens bien de la fragmentation ? Lorsque les ludrams se sont divisés ? La majorité ont migré vers le nord, et ont forcé la séparation.
— Me souvenir… Ça s’est déroulé un demi-millénaire avant la stase. Les grands-parents de mes grands-parents ne l’ont même pas vécu ! Bien sûr, on me racontait le récit de cet événement, mais combien de détails ont été perdus ou transformés avec les siècles ?
— Potentiellement beaucoup, mais une étape à la fois. Les écrits racontaient que la stase était une solution de dernier recours. Est-ce bien juste ?
— Nous avons tout tenté pour les rejoindre ! Aucun bateau ne pouvait naviguer aussi loin sans couler. Même l’idée des jhorats n’a pas porté ses fruits… Alors il nous fallait attendre. Nous enfermer dans un sommeil que la magie protègerait. Un repos supervisé par des gardiens qui renonceraient à connaître cet avenir, pour nous bâtir le nôtre. Un noble sacrifice…
— Combien de temps cette stase était censée durer ?
Nasrik inspira avant de cogiter. Toutes les réflexions ne s’étaient pas matérialisées qu’elle s’obligea à s’exprimer, tant l’insistance de la guide resserraient ses nerfs.
— Plusieurs siècles, précisa-t-elle. Lorsque les peuples ludrams seraient prêts à se réunir. Que tous ces clans et ces villes cesseraient de nous diviser. Que les descendants des responsables de la fragmentation admettent que la grave erreur de leurs ancêtres.
Nasrik s’interrompit. Une étrange lueur naquit dans ses yeux.
— Votre présence dépasse nos espérances ! se réjouit-elle. Une humaine, dites-vous ? De l’autre côté du monde, en plus ? Nous sommes prêts à les rejoindre !
— Je crains que non, rétorqua Wixa.
Un éclair de déception frappa Nasrik, creusa ses traits outre mesure.
— Qui a commis une erreur, alors ? s’écria-t-elle en se tirant les cheveux. Le message était sans ambiguïté ! Ne pas nous sortir de notre stase tant que le reste de Menistas n’a pas reconnu les torts de leurs ancêtres, et sont prêts à nous accueillir de nouveau ! Pour qu’enfin le continent soit réuni.
— Mes instructions étaient claires, quoique précipitées. Je t’en ai sortie la première. Les deux cent mille autres en stase se réveilleront dans moins d’une heure.
— Non, ce n’était pas ce qui était convenu !
— Le gardien en a décidé ainsi, et je me suis pliée à sa volonté. Pour son excuse, les circonstances ont dû le précipiter dans sa décision.
— Au singulier ? Il avait été fait accord d’au moins une centaine de gardiens ! Notre sort ne peut pas dépendre d’une seule personne.
— Le temps a dû diluer ce message, malheureusement.
Chaque mot prononcé l’affaissait davantage. Déjà qu’elle trimait à garder l’équilibre, Nasrik dut s’accrocher à la paroi. Elle se heurtait au rembrunissement de la guide, laquelle échouait à dissimuler ses émotions derrière son égide de flux. Un instant durant, Nasrik décocha un coup d’œil hostile à l’intention de Wixa, mais elle se résigna.
Et céda au désespoir.
— Nous aurions dû prévoir cette situation ! s’exclama-t-elle. Nous avons été extirpés de notre stase bien trop tôt ! Et ce n’est pas comme si nous pouvions y retourner si facilement…
— Pas trop tôt, corrigea Wixa. Enfin si, en un sens, mais pas à cause des années.
— Et maintenant je me pose encore plus de questions…
Nasrik interpella Wixa qui avait baissé la tête. Même sa magie commençait à s’affaiblir.
— Wixa…, murmura Nasrik. Combien de temps s’est écoulé depuis le début de notre stase ?
À son tour la guide se mura dans le silence. Elle remarquait l’agitation de son interlocutrice, elle concédait les brûlantes interrogations consumant son esprit. Wixa butait néanmoins sur la formulation. Sur la manière dont elle pouvait satisfaire pareille curiosité. Sur la façon dont ses propos forgeraient l’avenir d’un peuple réveillé contre son gré.
Elle finit par s’avancer.
— Environ soixante-sept mille années.
Annotations
Versions