Chapitre 6

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La pièce aurait pu être spacieuse sans cet amoncellement de feuillets, de factures, de livres de comptes, de recensements, d’objets confisqués aux élèves et bien d’autres choses encore. Là, les étagères ployaient sous les décombres à l’obsolescence visible. Ici, il aurait été inenvisageable de se croire capable de refermer l’un des nombreux casiers d’où débordaient les amas de documents destinés à pourrir pour l’éternité tel un corps dans sa tombe. Malgré la chaleur étouffante, le Rolf frissonna. L’endroit sentait le renfermé et la transpiration… Peut-être même ce fumet-là aurait-il pu passer pour de la décomposition, Cormack n’aurait su le dire.

L’odorat des Rolf était bien connu pour être, de loin, supérieur à celui des humains. Qui aurait pu dire combien de squelettes Noguet cachait-il dans son placard ? Étudiant récalcitrant, père de famille venu protester une hausse des taxes litigieuse… Nouveau frisson alors que la plume du secrétaire de la Reine s’attaquait furieusement, dans un frottement désagréable, sur un énième parchemin. Signature sur un acte de décès ?

Sitôt après avoir pénétré dans l’office, le gros Bavie avait à peine réussi à balbutier avoir rempli sa mission que le maître des lieux avait brusquement levé la main. Tuant le rapport de son subalterne dans l’œuf pour indiquer aussi sèchement les deux chaises proches de l’entrée à nos deux compères. Ceci sans même lever les yeux de ses documents et forçant son bras droit à conserver un semblant de garde à vous au balancier instable.

— Je me sens comme le supplicié dans l’attente de son châtiment, murmura Cormack.

Ezéquiel acquiesça alors que l’homme sans âge aux cheveux d’un jaune orangé huileux et à l’allure rachitique griffonnait toujours rageusement mais sans hâte, les laissant de côté comme s’ils n’existaient pas.

— Il nous fait poireauter, reprit le Rolf nerveux au point d’être incapable de garder le silence. Pour que nous puissions méditer sur les méfaits imaginaires dont il nous croit coupables.

— Moi je crois que ça l’excite, chuchota Ezéquiel en adressant un sourire au gros Bavie qui était sur le point de s’étrangler de rage.

Le jeune homme avait prononcé ces paroles obscènes juste assez fort pour que le subalterne l’entende. L’inquiétude de Cormack prit en intensité. C’était vraiment idiot, Bavie allait tout balancer !

— Un problème, murmura Ezéquiel à l’adresse de celui-ci tout en se penchant légèrement. Deuxième secrétaire… Bavie ?

Les joues de l’interpellé tremblèrent alors que dans ses yeux l’indignation et la rage menaient un furieux combat contre… la peur. Peur qui gagna aisément. Le visage du gros homme se fit inexpressif alors qu’il reprenait son garde à vous au balancier de plus en plus stable, curieusement.

Le Rolf poussa un soupir. Bavie n’avait pas seulement peur de Noguet, il le vénérait. Considérait que chaque parole de cet homme avait force de loi. Il était pour lui un idéal, une divinité vengeresse apparentée aux Architectes… enfin, il représentait beaucoup.

— Levez-vous.

Aussi rêche que du papier de verre, la voix du secrétaire Noguet avait fouetté l’air dans leur direction, intimant l’obéissance envers un bourreau minutieux. Cormack réagit au quart de tour, se dressant prestement alors qu’Ezéquiel s’exécutait bien plus naturellement. Ensemble, ils se présentèrent devant leur juge pendant que celui-ci déposait sa dernière œuvre sur une pile de feuilles à l’équilibre précaire. Caressant par la suite presque amoureusement le bureau, à l’ordre étonnant comparé au paysage environnant, du bout du doigt, il lâcha un profond soupir satisfait. Le soupir du travail bien fait pour ensuite joindre ses deux mains sous son menton et enfin lever ses yeux de rongeur sur leurs personnes. Cormack tiqua malgré lui. Le soupir devait comporter aussi celui du travail à venir. Que du bonheur pour ce charognard de scribe aux loisirs douteux !

— Nous commencerons par vous, Ezéquiel. Voyez-vous, j’ai eu la désagréable surprise de la visite de Maurin Grosbaril. Avez-vous une idée du pourquoi ?

— Pas la moindre.

— Mais vous connaissez bien monsieur Grosbaril, n’est-ce-pas ?

Maurin Grosbaril, leader de la ligue des Maires, se trouvait être le propriétaire de Chez Mau. L’un des deux estaminets les plus populaires de Palem. Son concurrent n’était autre que le Repenti. Le bar où travaillait justement Ezéquiel à ce que Cormack considérait être ses heures perdues.

— J’ai eu cet honneur, oui.

Le regard d’Edgard Noguet se fit plus perçant.

— Je vais tenter d’être plus clair. Monsieur Grosbaril est venu me trouver pour m’entretenir de sujets troublants.

— De sujets troublants ?

Le secrétaire tapa violement du poing sur la table. Sous le choc, plusieurs feuilles quittèrent les piles sur lesquelles elles étaient juchées pour entamer un lascif ballet en direction du sol.

— Ne jouez pas à ce jeu avec moi ! Il m’a parlé de concurrence déloyale et cela ne daterait pas d’hier !

Le jeune homme parut prendre le temps de la réflexion.

— À vrai dire, je ne vois pas vraiment de quand une telle chose puisse dater. Pourquoi ne pas avoir directement vu ça avec Marvin ? Je ne suis moi-même que son employé, simplement bon à satisfaire les clients par mon service. Les démarches patronales quant à rendre un établissement plus attractif ne dépendent pas de moi.

Il ponctua son explication d’un haussement d’épaules innocent, pinçant les lèvres et secouant la tête dans un aveu d’impuissance. Edgard Noguet l’observa longuement, dans un silence inquiétant. Au bout de quelques secondes, il caressa de nouveau le plat de son bureau, comme si ce geste l’aidait à se calmer et à retrouver ses esprits.

Un sourire glacial finit par s’afficher sur son visage.

— Ezéquiel Arnéil… Je n’ai jamais vraiment compris la raison pour laquelle vous vous entêtiez à trainer dans ce genre d’endroit. Je ne la comprends toujours pas d’ailleurs. Vous… êtes le sang de notre Reine…, à défaut de notre défunt roi, bien évidemment. Son sourire se fit cruel à l’annonce de cette constatation qui ne fit même pas ciller le jeune homme. Ce qui fait de vous… notre prince, en quelque sorte.

— En quelque sorte, répondit l’intéressé toujours aussi impassible.

— Vous évitez le château et l’entourage de votre mère…

— Pas plus que de raison.

— Et continuez à vous enliser dans ces lieux de boissons où ne règnent que perditions et débauches, continua Edgard Noguet.

— On y mange aussi.

Les lèvres du secrétaire se serrèrent tant qu’elles en perdirent leur couleur. D’abord tremblantes, elles s’étirèrent dans un sourire forcé.

— Marvin Gils n’a toujours été qu’un bon vivant promis à la ruine et à la liquidation de son établissement, grinça-t-il, changeant finalement de tactique. Il n’y a que depuis votre arrivée que les choses ont changé. J’ai entendu des histoires, Ezéquiel ! Des histoires dans lesquelles un prince d’Iliréa n’a rien à faire et qui porteraient préjudice à l’image de notre royaume.

Ezéquiel acquiesçait, exprimant son accord avec les propos du secrétaire qui n’y crut pas une seconde et continua.

— Le Repenti… Rien que le nom de cet endroit reste une provocation envers le Royaume Vert. Comme une tâche tenace sur la soie la plus délicate ! Maurin Grosbaril dit lui-même, avec tristesse vous pouvez me croire, que vous avez perverti la noblesse de cette profession.

— La noblesse de ces lieux de débauche ? demanda le jeune homme, l’air captivé par le discours du secrétaire.

Celui-ci redevint silencieux, dévisageant de nouveau Ezéquiel. Son doigt caressa encore le plat de la table et encore, de plus en plus vite avant de s’interrompre en y assénant une frappe sèche du revers de la main.

— Si je dois avoir d’autres plaintes sur une affaire comme celle-ci vous concernant, j’emploierai tous les moyens en ma possession pour faire fermer le Repenti, dit-il d’un ton lourd de menace. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Dans le cas où nous aurions affaire à une concurrence déloyale avérée, je vous comprends parfaitement, acquiesça Ezéquiel sans se démonter.

— Nous verrons bien, répliqua le secrétaire Noguet le plus calmement possible.

Lorsqu’il posa les yeux sur Cormack, le tourbillon d’émotion qui l’animait parut fondre comme neige au soleil. Laissant place à un contentement annonciateur de présages inquiétants.

Le Rolf avait brillé par son absence, à l’image du gros Bavie encore au garde à vous, observant d’un œil soucieux l’affrontement entre son ami et le secrétaire tant détesté. Ce dernier lui adressa un sourire radieux et Cormack se crispa. Voilà bien une expression que cet homme n’avait jamais eue à son égard.

— Il est des moments que nous savourons et que nous voudrions faire durer, jeune Rolf ! En ce qui nous concerne, j’ai gardé le meilleur pour la fin et j’ai bien peur de devoir être bref car de récents évènements ne me laissent que peu de temps…

Il marqua une pause comme pour graver dans sa mémoire le visage décomposé de Cormack dans l’attente d’une réponse que le Rolf connaissait déjà. Une seule chose pouvait faire à ce point plaisir au secrétaire de la Reine. Et celui-ci inspira profondément avant de lui asséner son coup de lame.

— J’ai l’honneur de vous informer que votre candidature à l’examen d’entrée de notre chevalerie n’a pas été retenue.

La traversée du couloir sombre s’était déroulée comme dans un rêve, ou plutôt, un cauchemar impitoyable refusant l’éveil à sa victime. L’esprit curieusement engourdi et les jambes flageolantes, Cormack évoluait dans cette réalité tordue où tout se dressait contre lui. Ezéquiel le suivait de près sans dire un mot.

Le Rolf avait immédiatement quitté la pièce malodorante sitôt la nouvelle dégoulinant des lèvres d’Edgard Noguet. Le colosse n’avait pas voulu faire, à l’odieux personnage, le plaisir de lui laisser apercevoir une seule de ses larmes. Larmes qui se refusaient pourtant toujours à couler tant il se sentait encore sous le choc, anesthésié. Il cligna soudain des yeux, aveuglé par la lumière du soleil de cette fin de matinée alors qu’ils sortaient au grand jour. Face à eux, se dévoilait une infime partie du jardin-Est royal. Une vision de paradis qui était loin de suffire à alléger la peine du Rolf.

Jetant son sac, il se dirigea vers une grosse racine émergeant du sol pour y replonger moins d’un mètre plus loin. S’en servant comme d’un banc, il s’y assit lourdement, se prenant la tête à deux mains.

— Ma vie est fichue !

Ses épaules tressautèrent, enfin agitées de sanglots, tandis qu’Ezéquiel, les mains dans les poches, allait s’adosser contre le saule propriétaire de la racine faisant office de siège pour Cormack.

Secouant la tête, il avisa son ami larmoyant.

— On ne va peut-être pas aller jusque-là…

— C’était tellement important pour moi !

— Je sais, Cormack. Je sais à quel point ça te tenait à cœur…

— Oh oui, renifla le Rolf. J’ai pourtant d’excellents résultats… Les meilleurs, même…

— Oui, oui, acquiesça Ezéquiel qui, visiblement, n’avait pas l’intention de laisser son ami épancher son chagrin de longues heures durant et ressasser des faits dont il avait déjà longuement parlé depuis des semaines, voire des mois.

— Tout ça parce que je suis Rolf !

Il avait craché cela rageusement, concentrant sa colère sur cette criante injustice qui rongeait chaque fibre de son être en ce moment présent.

— En ce qui concerne le secrétaire, très certainement, approuva son ami. Mais je doute qu’il soit à l’origine de cette décision. C’est juste un messager. Un Bavie en plus important.

— Dis-moi, Ezéquiel…

Le jeune homme soupira avant de se tourner vers un Cormack qui rivait sur lui ses yeux mouillés, les mains jointes dans une supplique silencieuse.

— Tu crois que je ne suis pas digne de rentrer dans la chevalerie de l’Ilir, de porter fièrement ses couleurs et de protéger le royaume au prix de ma vie ?

L’interpellé hocha légèrement et plusieurs fois de la tête, parut peser le pour et le contre avant de considérer le Rolf un moment.

— Je crois que tu n’as aucun recul et que tu es pathétique, finit-il par dire.

— Moi, j’ai aucun recul ?

— Et tu es pathétique.

Le colosse se leva lentement, les poings serrés à s’en faire craquer les articulations. Une veine battait furieusement sur sa tempe droite.

— Juste au moment où j’avais besoin d’un exutoire… Malgré toi, tu restes un excellent ami, Ezéquiel !

Celui-ci haussa des épaules, comme à son habitude.

— Franchement Cormack, tu pourras toujours repasser les tests et te faire évaluer la prochaine fois. Durant ce temps, tu as tout le loisir de trouver une autre voie.

— C’est facile à dire pour toi ! gronda le Rolf. Tu es destiné à être roi et tu continues à t’investir dans ton estaminet. Moi, je ne veux pas fuir mes responsabilités !

— Oui, je me doute, répondit vaguement Ezéquiel, soudain pensif. À ce sujet-là, je me demande vraiment ce qu’il peut bien se passer… La caravane des Sons a une semaine de retard. Ce n’est pas normal. Et j’ai fait des commandes particulièrement conséquentes en prévision de leur séjour ici, tu te doutes bien.

— Et toi, tu te doutes que je m’en fous !

Ezéquiel roula des yeux.

— Si tout cela cache une annulation du Marché des Sons pour cette année, j’aimerais être au courant le plus vite possible. Cela me laisserait le temps de trouver un terrain d’entente avec mes fournisseurs. Qu’ils me reprennent une partie de la marchandise histoire de limiter mes pertes.

— Ezéquiel ! s’écria le Rolf. Je me moque de tout ça ! On vient de remettre en question mon avenir. Mon avenir à moi ! Crois-tu qu’il y ait quelque chose d’autre qui m’importe en ce moment ? Sans parler de tes fûts de bière en trop !

Le jeune prince claqua des doigts, comme sous le coup d’une révélation.

— En parlant de ça, je vais avoir besoin de ton aide en fin d’après-midi pour ça. Il y en a beaucoup trop à transporter et je ne pourrai pas le faire tout seul.

— Je ne suis pas ton larbin…

— Mais tu es mon ami, lui répliqua le jeune homme en lui adressant un sourire avant de s’éloigner et de jeter par-dessus son épaule. Panse tes plaies et passe dire à Leati qu’elle est la bienvenue également. Une paire de bras de plus ne sera pas de trop.

Malgré lui, Cormack sourit à l’évocation de leur amie et à sa réaction à pareille requête. Soupirant tristement, il changea de position sur sa racine, se tournant en direction des jardins et de leurs vastes étendues.

Il ne serait jamais chevalier. Ezéquiel avait beau dire qu’il pouvait toujours être réévalué l’année suivante, le Rolf avait toujours su au fond de lui qu’on ne lui accorderait jamais cet honneur. Car il était Rolf justement. La Guerre de la Chair avait laissé des cicatrices bien trop profondément enracinées dans les cœurs et les âmes. Ce qui fut désigné comme la Horde revendiquant sa suprématie dans l’Équilibre avait marqué le commencement de deux années de terreur pour Soreth. Deux années où, après les massacres des armées d’Irile et des Baronnies, sans compter les nombreux villages dévastés, le salut des Contrées ne reposait plus que sur l’alliance des Royaumes Francs, Iliréa et Grimvald. Et particulièrement sur la chevalerie de l’Ilir qui combattit les féroces guerriers Rolfs dans les Plaines de Dunam.

Un accord avait été trouvé deux années encore après et Cormack s’était retrouvé ici, en Iliréa. Un gage de paix au très respecté Royaume Vert. Il s’était retrouvé ici, suffisamment jeune pour n’avoir que des souvenirs flous des immenses guerriers qui l’avaient remis aux mains de ce peuple étranger dans lequel il avait grandi.

Ni père, ni mère dans sa mémoire. Le seul moment clair de cet évènement restait le sourire d’un petit garçon dont la tête dépassait de la robe d’une femme à la beauté extraordinaire. Un petit garçon aux cheveux déjà tirant vers le gris qui s’était avancé vers lui sans crainte des colosses armés qui le flanquaient. Et toujours ce sourire alors qu’il avait pris ses petites mains de Rolf et avait plongé son curieux regard gris dans le sien.

Et malgré lui, Cormack avait aussi souri cette fois-là.


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