Chapitre 16
L’oreiller épousait parfaitement son visage jusqu’à presque l’en étouffer. Cela l’obligeait à forcer pour respirer. La baie vitrée était entrouverte, donnant sur des bois plongés dans la pénombre d’un crépuscule encore à ses prémices. Les feuilles des arbres s’agitaient doucement, soumises à une fraîche et douce brise qui s’infiltrait dans ses appartements pour remuer, à son tour, sa douce fourrure.
Avec un grognement, il tendit une main aveugle à la recherche de la couverture. D’un geste ample, il la ramena sur lui, s’y enfouissant entièrement pour ensuite s’emmitoufler tel un nourrisson saucissonné après avoir vu le jour. Il avait passé toute l’après-midi au lit, multipliant les phases de sommeil plus ou moins longues. Somnolent, hanté par les réflexions… broyant du noir.
Le lendemain, à la même heure, il serait à bord d’un transporteur en partance pour les Contrées Marchandes. D’ici quelques semaines, il assisterait à l’un des rares conseils d’Irile de son temps. Il serait en présence des délégations de tous les royaumes de Soreth, y compris les représentants Rolfs… Qu’allait-il bien pouvoir dire ou faire ? Ses seuls souvenirs des membres de son peuple remontaient à son arrivée en Iliréa, bien des années plus tôt, et ressemblaient plus à d’informes et fuyantes images. Sa mémoire d’enfant comme repère, il appréhendait terriblement de se retrouver face aux immenses guerriers qui l’avaient entouré ce jour-là… Le jugeraient-ils ? Certainement. Le considèreraient-ils comme l’un des leurs ? Lui révèleraient-ils ce qu’il n’avait jamais osé demander à la Reine ou à Maître Cène ?
Il s’extirpa légèrement de sous les draps, lançant à sa tête de lit un regard désespéré. Et surtout, son peuple était-il réellement coupable des accusations qui planaient sur lui ? Les siens avaient-ils attaqué la caravane ? Une nouvelle Guerre de la Chair était-elle en train d’éclater ? Plongeant à nouveau les Contrées dans le chaos le plus total…
Il plongea de nouveau sous les draps et c’est alors que des coups retentirent. Quelqu’un frappait à la porte sans brusquerie bien que ce bruit impromptu fasse tout de même sursauter le Rolf. Grognant, il s’enfonça un peu plus dans ses couvertures. Submergé par l’envie de ne parler à personne car il avait déjà bien assez à subir comme ça. Oui, Cormack avait besoin de temps pour lui-même…, de dormir aussi. Les coups reprirent, sans violence. Ce qui ne manqua pourtant pas de l’agacer. Rageur, il rejeta la couverture en bas du lit avant de se lever lourdement. Tout bien réfléchi, ce visiteur inconnu tombait pile au bon moment car en l’instant même, le colosse ressentait le cruel besoin de passer sa colère, qui n’avait pas tardé à prendre le pas sur son abattement, grâce à l’élément perturbateur campé dans le couloir. Motivé par une irritation dissipant toute fatigue, il se dirigea vers la porte tout en avançant d’un pas lourd au possible. Espérant que l’intrus ait le temps d’angoisser à l’écoute de la démarche pesante et résolue de l’imposant Rolf que l’on venait déranger. Posant sa main sur la poignée, Cormack s’autorisa un sourire, malgré lui. Conscient qu’il allait devoir garder un sérieux des plus mortels par la suite. Il fallait savoir jouir des petits moments comme celui-ci. Inspirant un grand coup, il se façonna une mine de circonstance dotée d’un regard vindicatif complété d’une grimace retroussant nez et lèvres… avant d’ouvrir la porte pour présenter ce chef d’œuvre d’irritabilité à Seriane Arnéil.
— Ma… Dame de l’Ilir, se décomposa-t-il. C’est… c’est que… j’ai un truc dans l’œil…
Alliant immédiatement le geste à la parole, il entreprit de se frotter celui-ci devant l’expression sceptique de la Reine d’Iliréa.
— Un insecte peut-être, s’enfonça-t-il à merveille.
La souveraine roula des yeux, un mince sourire se dessinant sur son visage.
— Laisse-moi entrer, veux-tu ? souffla-t-elle dans une demande ressemblant étrangement à un ordre.
— Bien sûr, s’écrasa le colosse en s’écartant précipitamment pour son invitée qui le dépassa tel un courant d’air de grâce suivi d’un léger parfum vanillé.
Le Rolf referma la porte alors que Seriane Arnéil allait directement se poster devant la grande baie vitrée entrouverte. C’est en la voyant évoluer entre les nombreux vêtements jetés à même le sol qu’il se prit la tête à deux mains, étouffant un cri muet.
— Je n’ai pas eu le temps de ranger, s’excusa-t-il en ramassant avec affolement ses affaires disparates. Si j’avais su que vous veniez…
— Ce n’est pas grave, Cormack, sourit-elle en se tournant vers lui. Ce n’est pas comme si c’était la première fois que je voyais ça. Tu as toujours été du genre désordonné.
Marquant une pause dans son rangement express, le Rolf lui présenta une moue indignée.
— Toujours est un peu exagéré, grommela-t-il. Je dirais plus que mon emploi du temps est particulièrement chargé…
— Bien évidemment, acquiesça-t-elle d’un air entendu qui ne manqua pas de le faire tiquer.
Marmonnant, il se remit à piocher. Rougissant subitement lorsqu’il tomba sur l’un de ses sous-vêtements alors que la Reine l’observait toujours.
C’est vraiment une journée de m…
— Tu as toujours aimé les couleurs, Cormack. Depuis tout petit…
Le Rolf redressa la tête, interrogateur. La Reine s’était exprimée d’une voix lointaine, les yeux dans le vague.
— Je me rappelle tes défilés dans cette même chambre, continua-t-elle. Tu paradais dans les assortiments les plus inoubliables alors qu’Ezéquiel t’applaudissait et riait de bonheur. Elle soupira. Il a toujours aimé t’habiller, discutant même mes propres décisions vestimentaires te concernant. Des moments merveilleux… Vous étiez tellement mignons tous les deux.
Cormack se gratta la nuque, gêné.
— Ouais, ben… Le problème avec Ezéquiel, c’est qu’il veut encore m’habiller de la même façon que lorsqu’on était petit, mais moi ça m’est passé tout ça ! Il devrait grandir un peu…
Le sourire triste de la Reine l’interrompit dans ses revendications naissantes alors qu’elle hochait lentement de la tête en se laissant aller contre le pan transparent de la baie.
— Il est vrai qu’il est difficile de vous voir grandir. Moi-même, j’ai tendance à vous considérer encore comme les adorables enfants que vous étiez…
Son regard reprit en lucidité alors qu’elle émergeait, visiblement à contrecœur, de souvenirs plaisants pour balayer les environs de ses grands yeux ambre.
— Tu n’as pas encore fait de sac, constata-t-elle.
Cormack releva la tête, considérant cette femme, connue et crainte à travers Soreth ; une illustration même du pouvoir et l’une des personnalités les plus puissantes des Contrées. En ce moment même, il n’y avait rien de cela. Simplement la personne ayant recueilli le petit Rolf qu’il était à une époque, du moins en ce qui le concernait, sinon une mère…
Il se racla la gorge, mal à l’aise.
— Hum, vous…, hésita-t-il. Avez-vous vu Ezéquiel depuis ce matin ?
Elle roula de nouveau des yeux, un trait qu’elle partageait avec son fils.
— Ezéquiel, comme il l’a si bien dit, est allé faire ses préparatifs pour votre voyage de demain. Je suis prête à parier que je ne le verrai qu’au moment où vous embarquerez.
Cormack baissa de nouveau la tête. Se dirigeant vers sa panière, il y fourra son linge sale en soupirant.
— Vous allez vraiment nous laisser partir…
— Ai-je le choix ? dit doucement la souveraine. Ezéquiel ne te laisserait jamais y aller seul. Il s’agit de ton peuple d’origine et aux yeux des Contrées, tu es le symbole de la fin de la Guerre de la Chair, un symbole de paix. Il est presque logique que tu interviennes une fois de plus par ces temps troublés, même si nous ne savons pas de quoi il en retourne. Ta seule présence au conseil d’Irile peut faire beaucoup.
Cormack acquiesça sans pour autant lever les yeux. Refermant sa panière à linge avec un couvercle en osier, il s’y appuya légèrement, faisant craquer le bois frêle.
— J’ai peur, avoua-t-il.
— À l’idée de rencontrer la délégation Rolf.
C’était une constatation. Seriane Arnéil, tout comme son fils, faisait toujours preuve d’une remarquable perspicacité. Malgré son statut, elle avait toujours pris le temps de l’écouter sans jamais le juger sévèrement. Le conseillant toujours très justement, le recadrant quand besoin était. Cormack avait une totale confiance envers la souveraine qu’il avait appris autant à craindre qu’à aimer et s’était, pour autant qu’il s’en souvienne, toujours confié à elle. Sur bon nombre de problème qu’il n’aurait jamais pu aborder avec Ezéquiel ou Leati.
Bien qu’il y en ait un en particulier à propos duquel il n’avait jamais tenté de demander la moindre réponse… Il acquiesça de nouveau, penaud.
— Il n’en tiendra qu’à toi de leur montrer l’incroyable Rolf que tu es devenu et dont tu me parles régulièrement, répondit-elle simplement.
Il releva la tête, fronçant les sourcils alors qu’il avisait la moue amusée de la Reine. Tiquant de nouveau, il attrapa la panière à linge pour la porter dans son dressing, marmonnant dans sa barbe tandis que le sourire de Seriane s’élargissait. Posant rageusement son fardeau, le Rolf entreprit de revenir dans sa salle de vie. Malgré leur relation distante, inutile de se demander d’où Ezéquiel tenait son humour boiteux. Chez les Arnéil, l’ironie, c’était de famille ! Et comme à l’habitude, cet humour arrivait au moment le plus inopportun. Au moment même où il se sentait au fond du seau, terrifié à l’idée de partir pour les Contrées Marchandes, à des milliers de kilomètres de chez lui et de voir ses semblables pour la première fois depuis des années !
Passant devant la souveraine, toujours marmonnant, il s’assit lourdement au bas de son lit avant de se prendre la tête à deux mains, les coudes sur les genoux. Peu de temps après, la Reine vint le rejoindre. Posant une main réconfortante sur son épaule pour en caresser la douce fourrure, elle finit par écarter ses grosses mains de son visage soucieux, le forçant ensuite à la regarder.
— J’ai le souvenir d’un petit Rolf ne rêvant que d’aventures, commença-t-elle en l’enveloppant de ses yeux ambre. En grandissant, jamais il n’a eu de cesse d’entretenir l’espoir de pouvoir les vivre…, un jour. Elle sourit. Je suis bien placée pour le savoir car il me contait ces même rêves et espoirs durant toutes ces années, dès l’instant où il a fait irruption dans nos vies.
— Je ne suis plus si petit, maugréa-t-il en fuyant son regard.
— Non, murmura-t-elle. En effet… Et il est venu le temps de réaliser ces rêves. De justifier ces ambitions aux proportions aussi dantesques que ton égo… Elle lâcha un rire alors qu’il fronçait les sourcils. Les possibilités pour un être tel que toi sont si vastes ! Tant que j’ai toujours douté qu’il puisse s’épanouir pleinement en tant que simple chevalier, bien qu’il s’agisse d’un grand honneur…
La souveraine s’écarta avec fluidité alors qu’il relevait la tête, les yeux écarquillés tant sa stupéfaction était grande. Quittant son lit subitement, il posa un genou au sol et, le poing sur le cœur, leva un regard débordant d’émotion à l’adresse de cette grande dame qui croyait tant en lui.
— Je ne vous décevrai pas, ma Reine ! déclara-t-il solennellement dans une absolue sincérité. Je représenterai autant mes origines que mon royaume d’adoption, je vous en fais la promesse !
Cette révélation de la part de la dame de l’Ilir avait chassé ses doutes. Lui redonnant une confiance des plus totales. Ce qu’il avait craint n’avait plus lieu d’être car maintenant, il connaissait la véritable raison du refus de sa candidature au sein de la chevalerie. Ce qui l’avait empli de honte allait désormais devenir sa plus grande fierté et il comptait bien y faire honneur !
— Voilà bien une chose dont je n’ai jamais douté, répliqua la Reine Seriane en se dirigeant vers la porte.
Arrivée à hauteur de celle-ci, elle l’ouvrit pour s’arrêter sur le palier, soudainement hésitante.
— Cormack…, dit-elle enfin. Quoi qu’il arrive… Je t’ai toujours considéré comme mon propre enfant. De la même manière qu’Ezéquiel. Tu le sais.
Elle se tourna légèrement, offrant un chaleureux sourire à son expression déconcertée.
— Ne l’oublie jamais.
Ce fut sur ces mots que la souveraine d’Iliréa referma la porte derrière elle. Laissant ainsi un Rolf ébahi. Un Rolf dont la mine interdite et incompréhensive laissa rapidement place à l’euphorie et à une résolution inflexible.
Se relevant, Cormack inspira longuement pour se tourner vers la baie vitrée de ses appartements alors que perduraient les effluves du doux parfum de sa protectrice. Son regard portant vers les ténèbres nocturnes, augurant l’obscurité d’une situation qu’il se promettait d’éclaircir… et peut-être après tout ne s’arrêterait-il pas là.
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