Chapitre 18
Tandis qu’ils procédaient, tous deux, le long de l’un des couloirs latéraux du vaisseau, Ezéquiel et Cormack commençaient seulement à percevoir l’immensité de la structure. Imaginant déjà les multiples couloirs, ponts, cabines et suites.
— C’est absolument incroyable, s’écria Cormack. On se retrouve, mon fidèle compagnon et moi-même, dans un transporteur en direction d’Irile. Dans un avenir plus que proche, je vais devoir éclairer le conseil de mes lumières quant à la bonne marge du monde…
Reprenant son souffle, il ajouta :
— C’est beaucoup de pression… même pour moi.
Ezéquiel soupira. Visiblement, il aurait cent fois préféré être sourd qu’entendre ça.
— Je préfère me concentrer sur le présent si tu n’y vois pas d’inconvénients, porteur de lumière, ironisa-t-il. Et surtout connaître l’endroit où je vais dormir ce soir.
— Tu n’as pas tort pour une fois, concéda le Rolf avec bonhomie. Je pense que nous devrions demander à l’homme en collants avec tous les froufrous qui fait des signes à tout le monde.
En effet, ils venaient d’atteindre l’arrière du bateau et se trouvaient sur un pont de petite taille par rapport au vaisseau. Un pont qui donnait sur un escalier et inversement. Cet escalier montait, à vue d’œil, jusqu’aux plus hauts étages ou presque, et communiquait avec ceux-ci par de multiples couloirs latéraux. Le petit homme en collants et froufrous se trouvait sur cet escalier, à quatre marches par rapport au pont. Il dominait une foule qui ne faisait que très peu attention à lui malgré ses signes et indications. Foule dans laquelle durent évoluer, un court instant, Ezéquiel et Cormack pour le rejoindre. Un court instant, car la présence du Rolf ne tarda pas à en inquiéter plus d’un. Sans pour autant céder à la panique, la plupart des passagers jugèrent plus prudent de faire place. Une manœuvre devant laquelle les bras du petit homme se firent ballant à mesure de leur arrivée, et sa bouche béait légèrement lorsqu’ils lui firent face. Il reprit pourtant contenance dans la seconde qui suivit.
— Oui ? Hum… Que puis faire pour vous ? demanda-t-il tout en se concentrant sur la discussion, le Rolf et la foule.
Souriant, Ezéquiel se lança.
— Voilà, je me prénomme Ezéquiel et voici Cormack, commença-t-il. Nous aimerions savoir où sont les suites où nous pourrions entreposer nos affaires. Lorsque nous avons pu constater avec quel professionnalisme vous gériez toute cette foule… Nous avons immédiatement pensé que vous pourriez nous renseigner mieux que quiconque, Monsieur… ?
Le jeune homme tendit une main que le petit homme s’empressa de serrer avec un grand sourire.
— Gravis Petitpieds ! À votre service, Seigneur ! répondit-il fièrement.
Puis, après un coup d’œil aux alentours, s’assurant de ne pas être écouté, il ajouta :
— Et votre discernement va vous être particulièrement profitable, seigneur. Ce navire n’a, en effet, pas de secrets pour moi.
— Vraiment ?! s’exclama Ezéquiel. Les Architectes en soient loués. Ils vous envoient forcément !
Cormack se racla la gorge tout en faisant mine de regarder ailleurs. Gravis Petitpieds ne remarqua rien.
— Je n’irais pas jusque-là, seigneur. Mais si vous le dites… Ezéquiel hochait énergiquement de la tête comme pour appuyer ses dires et le petit homme poursuivit. Vous n’ignorez pas que ces suites sont d’ores et déjà toutes réservées, n’est-ce-pas ?
— Cela va de soi !
— Ne m’en tenez pas griefs. C’était juste pour la forme. Mon rôle de majordome, vous comprenez… Les suites se trouvent au quatrième étage, seigneur. Un autre majordome, habilité à ces lieux, vous guidera de manière à vous installer le plus confortablement.
Le jeune prince prit un air désolé.
— Ce ne sera donc plus de votre ressort. Je crains de ne pas trouver meilleure prestation que celle dont vous faites preuve.
Le petit majordome afficha de nouveau une gravité non feinte.
— Hélas, oui ! Je le crains aussi. Regardant de nouveau autour de lui, avec plus de nervosité de peur d’avoir été entendu, il ajouta tout bas. Le quartier maître Rodney, à qui vous aurez à faire dans le cas des suites, va vous faire l’effet d’une douche froide !
— Comment cela ? sembla s’inquiéter le jeune prince.
Face à lui, le petit homme leva les mains tout en jetant de nouveaux coups d’œil aux alentours avant de reprendre :
— Loin de moi l’idée de médire sur l’un de mes collègues, comprenez-moi bien !
— Mais assurément, l’encouragea Ezéquiel.
Le petit homme acquiesça le plus sérieusement du monde tandis que Cormack fronçait ses épais sourcils. Il ne voyait pas où Ezéquiel voulait en venir. Le majordome des bas étages prit une grande inspiration avant de se lancer.
— Qu’êtes-vous encore en train de manigancer ?
Le Rolf sursauta et se retourna promptement alors que son compère s’exécutait bien plus naturellement. Ceci vers un Maître Cène dont la vue de ces deux attitudes antagonistes renforça les soupçons.
— Nous demandions juste notre chemin. Rien de plus.
Le jeune prince s’était exprimé avec une innocence désarmante et un silence inconfortable s’installa où leur précepteur les observa à tour de rôle.
— Je vais vous conduire, dit-il finalement.
Sur ce, il entreprit de monter l’escalier principal et dépassa Gravis Petitpieds sans l’ombre d’une attention pour sa petite personne. Échangeant un regard où se lisaient des sentiments bien différents, Cormack et Ezéquiel emboitèrent le pas au vieux maître. Vers les hauteurs du transporteur.
— On va morfler, murmura Cormack.
— Il n’y a pas de raison, tempéra Ezéquiel à ses côtés.
Le Rolf allait répliquer lorsqu’il remarqua que son ami se massait les côtes, une expression de gêne inhabituelle sur ses traits.
— Tu as mal quelque part ? chuchota-t-il à son intention.
Le jeune prince pinça les lèvres. Marquant un léger temps avant de répondre tout en regardant autour de lui. Devant eux, le conseiller gardait la tête sans se rendre compte de leur échange discret.
— Je ne sais pas vraiment, c’est étrange, finit par lâcher le jeune homme. Je ressens comme une vibration… Une résonance jusque dans mes os. Tu n’as pas la même impression ?
D’abord intrigué, le Rolf se fendit d’un large sourire suffisant, avant d’asséner une petite claque condescendante sur l’épaule de son compère.
— La pression, mon gars ! Le stress du voyage. C’est la première fois que tu montes sur un transporteur et c’est normal.
Le jeune prince roula des yeux.
— Je te rappelle qu’il en est de même pour toi, Cormack.
Ce dernier secoua la tête en avisant les hauteurs de l’escalier qu’ils gravissaient. Comme s’il évoluait déjà dans une réalité qui dépassait ce genre de préoccupation de moindre importance.
— C’est très différent pour moi, Ezéquiel. Moi, je m’y suis préparé, il y a bien longtemps déjà. Cette épopée m’était destinée !
— Il n’y a pas une suite pour nous ?! Vous plaisantez ?
— Je n’en ai pas l’habitude, rétorqua sèchement le majordome Rodney.
Ezéquiel et Cormack, médusés, se tournèrent vivement vers un Maître Cène qui se contenta de soupirer.
— Vous pouvez toujours vous installer dans ma suite, avança-t-il.
Les deux amis lui adressèrent un regard aussi abasourdi qu’horrifié.
— C’est hors de question, déclara Ezéquiel d’un ton poli mais implacable alors que Cormack hochait vivement de la tête.
L’étage où il se trouvait, situé au quatrième étage et donc septième niveau du navire, faisait montre d’un luxe certain. Sol et colonne de soutien marbrés, entrée en arc de cercle aux contours sculptés et ornés de liserés. Des statues de tailles diverses se trouvaient disséminées dans les couloirs ainsi que sur la terrasse commune, au niveau de laquelle débouchaient les suites bâbords. Endroit où ils se trouvaient présentement.
Un luxe dont Ezéquiel et Cormack n’avaient pas eu le temps de profiter. Leur trajet jusqu’ici s’était ponctué d’avertissements et de mises en garde de la part de leur mentor. Ainsi que de certaines informations concernant leur traversée à venir. Deux maires les accompagneraient ainsi que Caes Craft, ce dont Cormack avait été mis au courant au préalable. Chose qu’il ignorait, par contre, était que le tout jeune chevalier se trouvait en charge du commandement de l’escorte qui leur avait été dévolue. De plus, celle-ci était presque exclusivement composée de très jeunes chevaliers, voire d’aspirants.
Concis, le vieux professeur avait justifié cette forte jeunesse auréolée d’inexpérience par le fait qu’il ne s’agissait que d’un voyage en Irile. Avec pour but d’assister à un conseil, aussi important soit-il. Il était donc judicieux et novateur que la jeunesse d’Iliréa puisse représenter le royaume qu’elle viendrait à diriger un jour…, à l’image d’Ezéquiel et Cormack qui n’avaient pu qu’acquiescer.
Tout cela semblait partir d’un excellent sentiment auquel les deux compères adhéraient avant que le pompeux majordome Rodney ne leur annonce la déplaisante nouvelle. Le Rolf grimaça devant cette répugnante silhouette dégingandée, aux formes osseuses contrastant avec un ventre bedonnant. Le tout surmonté d’un visage rond et rougeaud au nez encore plus rond et plus rougeaud ! Cette caricature du genre humain reflétait bien la psychologie trouble et malsaine de ce décadent personnage. Sans oublier les froufrous qui seyaient admirablement mieux au misérable Gravis Petitpieds !
Elément bien plus insupportable, ce vicieux protagoniste ne manifestait, en la présence du Rolf, qu’un évident mépris ! Pendant ce temps, Ezéquiel se massait les tempes, comme pour prévenir à un violent mal de crâne avant de reprendre la parole.
— Si je comprends bien, nous n’avions pas moins de sept suites à notre disposition, dit-il calmement tout en s’adressant au majordome Rodney. C’est bien cela ?
— C’est bien cela, lui accorda le bonhomme tout en plissant le nez comme face à une mauvaise odeur.
— Et nos chevaliers se sont apparemment installés à pas moins de deux par suite…
— Effectivement…
— En prenant en compte que ce vaisseau possède une vingtaine de suites de luxe dans ce genre… Aucune n’est libre pour des voyageurs de notre importance ?
— Ce qui implique qu’elles le sont pour des voyageurs plus importants que vous, répondit dédaigneusement le majordome.
Ezéquiel sourit.
— Et vous ne pouvez rien faire pour nous… Comme user de votre grande influence ?
Rodney sourit à son tour, comme charmé tout d’un coup :
— C’est surtout que je ne le veux pas.
Le sourire du jeune prince disparut.
— Vous ne le voulez pas ?
— Pas le moins du monde !
— Est-ce personnel ?
— Pas du tout.
Cormack retint un grognement. Il ne s’était pas trompé. Ce type était d’un vice sans pareil ! Mais Ezéquiel n’en démordait visiblement pas et gardait un calme absolument incroyable. Venant d’une toute autre personne, le Rolf aurait vu ceci comme de la faiblesse. Mais il s’agissait d’Ezéquiel !
— N’aurait-il pas été plus simple d’installer les chevaliers autrement, voire de les faire descendre d’un niveau ? avança le jeune prince avant d’ajouter. Ce ne sont que des soldats après tout.
Maître Cène eut un hoquet.
Alors que le majordome Rodney prenait le temps de réfléchir, Cormack se dit que le voyage en suite valait bien le culot de son ami. Cependant, après une courte pause, Rodney secoua lentement et négativement de la tête en haussant les épaules.
— Voyez ça avec eux, répliqua-t-il simplement.
La moue du jeune prince afficha clairement son manque de motivation en vue d’une telle idée. N’y tenant plus, Cormack s’avança d’un pas. Carrant les épaules, il toisa le vicelard :
— Il serait bien plus simple, pour Monsieur le majordome, d’arrêter de caqueter inutilement ! Il serait même judicieux pour sa personne de nous adresser de plates excuses tout en nous indiquant notre suite !
Le colosse ponctua sa menace d’un grognement. Non mais ! Ce pourri était d’un toupet ! À force de fréquentation, le calme d’Ezéquiel avait dû finir par déteindre sur lui car si…
— Pour que Monsieur le Rolf me mette des poils plein les tapis ?! Allons bon ! Quand les poules auront des dents !
Le Rolf en question étouffa un cri de stupeur avant que son regard ne se fasse dangereusement vide. Ses yeux sans émotion, tels deux puits noirs fixés sur l’insolent :
— Monsieur l’majordome veut peut-être que j’lui casse la…
Le vieux Maître Cène s’interposa alors à une vitesse remarquable, congédiant l’insupportable et bedonnant personnage. Cormack n’avait toujours pas bougé tandis qu’Ezéquiel affichait ouvertement sa déception. Il aurait visiblement préféré un tout autre dénouement. Le vieil homme les scruta durement alors que s’en allait, dans le même temps et tranquillement, un Rodney goguenard.
— Si vous ne voulez pas que nous partagions ma suite, les avertit-il sévèrement. Vous savez ce qu’il vous reste à faire.
La remarque provoqua un rire sans joie chez le jeune prince.
— Dormir à la belle étoile, rétorqua-t-il.
Le vieux professeur prit un air interrogateur.
— Il reste des chambres aux niveaux inférieurs, dit-il. De plus, si cela vous embête tant que cela de ne pas avoir de suite, je peux vous laisser la…
— Ce ne sera pas nécessaire, coupa Ezéquiel en se tournant brusquement vers le paysage nuageux dans lequel le vaisseau s’élevait progressivement.
Malgré son mécontentement, Cormack nota qu’un éclair de compassion traversait le visage du précepteur. Tendant une main vers le jeune homme, il se ravisa finalement avant de tourner les talons. Les laissant sur cette terrasse, compartiment le plus luxueux auquel ils auraient accès. Le Rolf secoua tristement la tête. Ils auraient dû accepter la proposition du conseiller et échanger avec lui. Fichu Ezéquiel et sa fierté mal placée !
C’est alors que le rire de celui-ci résonna. Un rire que Cormack ne lui avait entendu que peu de fois. Gorgé de malveillance et d’une joie sinistre, il faisait froid dans le dos et n’augurait rien de bon. Apparemment, la situation semblait être particulièrement amusante au goût du jeune prince qui se tourna vers un Cormack moitié interrogateur, moitié effrayé.
Prenant une grande inspiration tout en affichant un sourire de requin, il déclara presque joyeusement :
— Nous avons du travail, Cormack.
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