Voir un coucher de soleil à une telle altitude était vraiment une chose surprenante. Un spectacle unique. Le sourire de Cormack apparut malgré lui. Cette journée finissait enfin. Alors que l’interminable lit nuageux avalait progressivement la boule de lumière, le Rolf se sentit enfin au calme. Le tumulte permanent qui n’avait cessé de perturber sa tranquillité intérieure s’était interrompu. L’activité frénétique, dont avait été investi le navire tout ce fichu jour, avait disparu comme le faisait l’astre solaire en ce moment même.

Du pont supérieur du transporteur, le colosse s’autorisa de grandes bouffées d’air pur. Inspirant bien profondément, chaque expiration qui suivait lui procurait l’impression d’emporter avec elle un moment désagréable de la journée. Et il y en avait eu !

Ils avaient quitté la « suite dortoir » du majordome peu après que celui-ci leur ait donné congé suite à la troisième bouteille de vin qu’Ezéquiel avait fait sortir de son sac. En suivant, le jeune prince lui avait déclaré avoir quelque chose à régler, puis l’avait planté là en lui disant qu’il ne serait pas long.

Inspiration… Expiration… Inspiration…

— Cormack, c’est pour toi.

Le Rolf se retourna et attrapa par pur réflexe l’objet que lui lançait son ami. Quelle ne fut pas sa surprise en constatant qu’il s’agissait d’une clef !

— Mais c’est une clef, Ezéquiel !

— En es-tu certain, Cormack ? demanda le jeune prince, feignant l’air inquiet.

Mais le Rolf était bien trop abasourdi pour relever. Son agacement des dernières heures avait également disparu comme par enchantement.

— C’est celle du fond, le renseigna le jeune prince en pointant du doigt le bout du couloir.

L’air toujours hagard, Cormack regardait toujours l’objet tandis que le jeune homme venait s’accouder à son tour à ses côtés.

— Mais comment ?

— Aisément.

— Tu peux être plus précis ?

— Oui.

Son agacement émergeant de nouveau à mesure de ces réponses simplistes à la phrase inexistante, Cormack se força au calme en changeant de tactique.

— Tu avais dit que rien ne pouvait changer…, fit-il observer.

— Dans l’ensemble, oui.

— Alors que s’est-il passé ?

— J’ai parlé au capitaine.

— Et c’est tout ?! Tu as juste parlé au capitaine, fais savoir que tu n’avais pas de chambre pour la nuit et il s’est occupé de tout… Tu me prends pour un Nabarois ?

Le jeune prince haussa les épaules.

— Oui, j’ai effectivement parlé au capitaine et lui ai expliqué clairement le fonctionnement de son navire en insistant bien sur les avantages dont pouvait bénéficier la personne aux commandes. Je doutais que le majordome Rodney lui ait bien fait part de toute l’étendue de ses fonctions et de ce qu’il en retirait. Donc je m’en suis assuré à sa place. Mais évidemment, rien n’a changé à part pour le majordome Rodney et le capitaine qui, lui, s’occupera en personne de ces affaires internes spécifiques à son vaisseau. Et comme tu le vois, il m’a remercié.

— Je vois, souffla Cormack, peu convaincu et persuadé que l’histoire de son ami paraissait bien trop simple à son goût.

Il n’insista pourtant pas pour autant. En ce moment, il n’avait cure des méthodes qu’avait pu employer le jeune prince pour obtenir ce qu’il voulait et tous deux restèrent silencieux un instant.

— Merci d’être venu avec moi, dit enfin Cormack.

— Mmmh.

— Je ne sais comment mais… Il hésita devant le manque d’intérêt apparent de son interlocuteur. Grosbarils savait et il t’a piégé. Tu m’accompagnes tout de même en sachant qu’il te voulait loin d’Iliréa et de Palem…

— Oui, oui, coupa Ezéquiel en se passant la main dans les cheveux. Tu as fini ?

Dans un premier temps interloqué, le Rolf eut tôt fait de mettre ses poings sur les hanches de nouveau aux prises avec un début de colère.

— Ça ne t’embête pas plus que ça ? Et le Repenti ? Et les menaces de Noguet ? Tu n’es plus là pour protéger Marvin !

— Ne t’inquiète pas pour Marvin ou pour le Repenti, le conforta le jeune prince d’un ton léger. On a de plus gros soucis en prévision.

Cormack se rembrunit davantage à cette concision.

— Mon peuple… Que crois-tu qu’il nous attende en Irile ?

Ezéquiel roula des yeux à cette question avant d’esquisser le sourire qu’il ne lui adressait qu’à lui depuis qu’ils étaient enfants.

— C’est moi ta famille, Cormack, asséna-t-il sans ambages et avant que le Rolf ne puisse clarifier, il ajouta avec gravité comme pour couper court. La Reine nous a donné une idée de ce qui nous attendait en Irile.

Alors que le jeune prince se redressait, le Rolf revit la souveraine d’Iliréa s’adressant à eux juste avant leur départ. Ses mots lourds de sens couplés à sa prestance qui la rendaient telle une divinité d’un fabuleux royaume oublié.

— Ce conseil sera fait de belles paroles, de menaces cachées et d’intimidations théâtrales. Il y aura des alliances tacites, des spéculations douteuses, des acteurs de l’ombre et leurs sombres intérêts comme il y en a dans chaque crise. Elle avait regardé Cormack avec intensité. Tous les Rolfs ne sont pas comme toi, Cormack. Et un discours sur leur honneur ne changera rien. Puis, les prenant à partie tous les deux. Vous êtes la génération future et vous devrez écouter, observer et vous entraîner à voir derrière les apparences. Pour la protection de votre royaume et maintenir sa place dans l’Équilibre. Vous deux, allez vivre une immersion dans un monde de diplomatie où les politiques sont houleuses et dans les profondeurs desquelles sont tapis des intérêts et des motivations à faire froid dans le dos. Me comprenez-vous ?

Inspiration, expiration. Il avisa Ezéquiel qui ne souriait plus à présent et gardait son regard braqué vers la boule lumineuse en train de disparaître, laissant ainsi place à une noirceur de mauvais augure.

— Et je ne crois pas que nous ayons les armes pour cela, ajouta-t-il.