Chapitre 23

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La pluie tombait drue. Les gouttes d’eau s’écrasaient sur le toit du carrosse avec un son mat tant multiplié qu’il en était presque continu.

La fenêtre entrouverte malgré le temps, Clare affichait un masque impénétrable, ses yeux de loup fixés sur le paysage qui défilait à mesure que le cortège avançait. Bien que le Roi Orikh n’ait pas eu la décence de se montrer à elle durant les jours qui avaient précédé son départ, il avait pourtant tenu à lui assigner pas moins d’une centaine de soldats de la garde d’Irile. Ce qui, au niveau de l’effectif total de la Cité, était insignifiant. Cependant, en ce qui concernait sa propre protection, la pupille trouvait que de telles mesures paraissaient disproportionnées.

Il ne s’était pas non plus montré lors de son départ. Laissant à sa pupille le maigre espoir de l’arrivée du souverain alors même que le convoi passait les portes de la Cité. Espoir qui avait subsisté durant la traversée du duché de Roy, puis celui d’Ilain et encore ceux des Viviers et des Lagunes. Même maintenant, alors que les limites frontalières du duché d’Aunay se profilaient, ce maigre espoir persistait.

Bien que le convoi avance à bonne allure, il avait fallu cinq jours pour arriver jusqu’ici. Le jeune lieutenant chargé du commandement annonçait les haltes, de préférence à vue des maisons mères des duchés qu’ils traversaient, pour y passer la nuit. À chaque descente de son véhicule, Clare se surprenait à lancer toujours le même coup d’œil circulaire, à la recherche d’une peau ébène au teint aviné.

La jeune femme ferma un instant les yeux et porta deux doigts à sa tempe pour la masser doucement.

— Auriez-vous mal au crâne, ma dame ?

Clare avisa sa dame de parage, assise face à elle. Affichant une concentration détendue, elle tissait habilement un canevas. Les œuvres de Lamia étaient toujours très en vogue en Irile, car d’une beauté rare. La plantureuse jeune femme était talentueuse dans bien des domaines et sa réputation dans les milieux artistiques n’était plus à faire.

Cependant, Clare doutait que l’œuvre du moment soit destinée au public tant la scène d’horreur qui s’y déroulait glaçait les sangs. La chose la plus incroyable était la superficie de l’enfer qui y était tissé en dépit de la surface du petit napperon sur lequel il s’exprimait. Le détail était incroyable et la pièce maîtresse et victime n’était autre qu’un ogre qu’elles se promettaient toutes deux de dévorer un jour.

— Nullement, répondit-elle.

Avec un petit rire, Lamia se pencha de nouveau sur le canevas.

— Ou alors est-ce un jeune baronnet qui vous plonge ainsi dans vos pensées…, susurra-t-elle.

La pupille fronça les sourcils, s’apprêtant à lancer une cinglante répartie avant de se raviser. Depuis sa rencontre avec la Main du Roi, elle n’avait eu nulle pensée pour Lorain. Elle n’aurait su dire quelle en était la cause et aurait bien voulu croire qu’il s’agissait de la dernière atrocité de Frau Rattigan. Ou peut-être était-il plus facile d’aborder le mariage à venir dans le cadre d’une mission…

Avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche, décidant finalement que Lamia méritait à son tour un coup bas, le carrosse s’arrêta. La servante leva la tête, intriguée et toutes deux échangèrent un regard interrogateur.

Avec sa lenteur habituelle, la plantureuse brune se leva pour jeter un œil à l’extérieur…

— Que se passe-t-il ? demanda Clare.

— Nous nous sommes… arrêtés.

— Merci pour cette observation, Lamia. Pourrais-tu me dire pourquoi ?

Il n’était pas dans les habitudes de sa dame de parage de lancer des platitudes. La pupille aurait parié qu’elle cherchait comment lui annoncer une nouvelle en la ménageant.

— Nous sommes à la frontière sud du duché d’Aunay…

La jeune femme blonde leva les yeux au ciel. Lamia ne répondait toujours pas à sa question. Il y avait définitivement quelque chose. Agacée, Clare se leva à son tour et entreprit de descendre du véhicule.

— Cela ne va pas vous plaire, l’avertit sa servante.

L’ignorant, la pupille posa un pied au sol après avoir refermé la porte que Lamia rouvrit aussitôt, la suivant comme son ombre. Clare se dirigea vers l’avant du cortège, longeant une longue file de soldats qui baissaient humblement la tête sur son passage. Il y avait des nobles aussi. Sa Cour. Et alors que tous tendaient le cou pour tenter d’apercevoir la raison de leur arrêt soudain, l’une de ses personnalités s’empressa de leur barrer la route.

— Dame Clare, je suis outrée ! L’idée même que vous soyez arrachée à votre quiétude me révulse ! Forcer la pupille à quitter l’abri de son carrosse… Mais dans quel monde vivons-nous ?!

Clare sentit plus qu’elle ne vit la moue agacée de sa dame de parage alors que la petite femme replète, qui venait de l’interpeller, achevait de la rejoindre.

La pupille, elle-même, se fit violence pour camoufler son irritation.

— Quelle touchante attention, dame Myrcella, sourit-elle avec une certaine crispation tout de même. Avez-vous une idée de ce qu’il se passe ?

— Les routes ne sont pas sûres, continua d’arguer la dame en question comme si Clare n’avait rien dit. À découvert comme nous le sommes, nous faisons des cibles faciles pour des brigands !

Le sourire de la pupille se crispa d’autant plus alors qu’elle avisait les multiples soldats les entourant. Cependant, son interlocutrice ne s’en rendit absolument pas compte.

Myrcella de Roy était une petite femme boulotte à l’âge avancé qu’elle portait d’ailleurs fort bien. Contrairement à la logique, elle était arrivée dans son propre duché tout en faisant partie de la Cour de Clare. En plus de s’y considérer comme une invitée et n’agissant en hôte qu’en ce qui concernait les besoins de la pupille. Tantôt nerveuse, tantôt calme ; un moment complaisante puis acariâtre. Cette veuve de longue date adaptait l’attitude à tenir en fonction du rang de son interlocuteur. Rarement présente au sein de son duché, elle préférait la compagnie de la noblesse d’Irile ou de ses autres duchés. Et depuis le début du voyage, c’était celle de Clare qu’elle semblait continuellement rechercher.

Réprimant un long soupir, la jeune femme entreprit de la contourner mais c’était sans compter la ténacité de la petite duchesse.

— Je ne souffrirai pas vous savoir plus longtemps sur ce sol boueux ! fit-elle mine de s’indigner. Laissez-moi donc régler cette désagréable situation en votre honneur, je…

Ses derniers mots restèrent bloqués dans sa gorge alors que le regard de la pupille la paralysait sur place. Quelques secondes passèrent durant lesquels seuls les bruits lointains se firent entendre.

— Nul besoin, finit par sourire Clare, presque gentiment. Puis-je ?

Acquiesçant nerveusement, la petite dame se pressa de faire place nette. Tout en vérifiant autour d’elle si personne n’avait été témoin de cette rebuffade à peine déguisée tandis que la pupille poursuivait son chemin.

Étirant le cou un peu plus loin, elle put voir qu’un obstacle bloquait leur avancée. Se rapprochant, elle constata que cet obstacle se trouvait être en réalité un convoi de marchandises. Plusieurs soldats de la garde d’Irile se trouvaient regroupés autour des possibles responsables de cette caravane étrangère. Au milieu de cet attroupement, elle aperçut le lieutenant Grives en pleine discussion avec…

Clare grimaça.

— Je vous avais dit que ça ne vous plairait pas, chuchota Lamia dans son dos.

Le jeune homme blond à l’incroyable beauté la remarqua, délaissant aussitôt le lieutenant. Dépassant les soldats autour de lui, il s’avança à sa rencontre.

— Dame Clare, quelle joie de vous revoir dans de si brefs délais.

— Le plaisir est pour moi, répondit-elle d’une voix égale.

Elias Creed lui adressa un sourire éclatant, ses cheveux blonds ondulant sur ses épaules. Tout de rouge vêtu, du veston au pantalon, il était d’une élégance certaine.

— Il y a plusieurs jours, lors de ce banquet en votre honneur, vous étiez tant demandée que…, commença-t-il.

— Ce convoi qui nous bloque le passage est-il votre propriété ?

Bien qu’elle lui ait coupé la parole, le duc Creed ne se départit pas de son sourire pour autant et acquiesça.

— Il l’est, cependant il serait erroné de dire qu’il bloque le passage, votre Altesse.

— Que voulez-vous dire ?

Le regard de Clare s’étrécit. Un regard que son interlocuteur soutint sans sourciller.

— Le lieutenant Grives ne vous a pas mis au courant, constata-t-il.

— Et de quoi devrais-je être au courant ? grinça la pupille à l’adresse du soldat qui les avait rejoints à son tour.

Un homme, dont l’ample manteau à capuche dissimulait le visage, suivait légèrement en retrait d’une démarche féline. L’inconnu vint se placer derrière le duc tandis que le lieutenant s’empourprait. Lui, par contre, n’en menait pas large face au mécontentement palpable de la jeune femme.

— Il était convenu que la cargaison du duc Creed nous précède, votre Altesse, articula-t-il difficilement. Nous devions nous retrouver ici pour l’escorter également en dehors du Royaume d’Irile.

Ainsi, la Garde n’était pas exclusivement pour moi, pensa la pupille. Curieusement cette idée la dérangeait quelque peu.

— N’aurais-je pas dû être au courant de ce programme ? avança-t-elle, peu commode.

Le lieutenant Grives pâlit.

— Je… je n’en voyais pas l’utilité, balbutia-t-il. Non pas que… que je veuille vous manquer de respect ! C’est juste que je n’ai pas pensé… je ne voulais pas ennuyer la pupille avec de telles préoccupations. Si je vous ai offensée…

Clare leva la main. Stoppant le militaire dans sa tentative pour s’expliquer. Évidemment que le pauvre bougre ne l’aurait pas mise au courant de telles choses. Pour lui, elle était la pupille du Roi. Une dame dont les préoccupations résidaient dans les ports de la plus belle robe d’une soirée mondaine, être le plus confortablement installée en toute occasion et se marier au meilleur des partis.

— Ne portez pas le blâme sur le lieutenant Grives, votre Altesse, intervint le duc. Je suis seul responsable de cette situation qui, je le vois, vous importune…

Il baissa la tête pour la saluer ou plutôt dans une tentative de cacher son air contrit.

— Nous ouvrirons la voie et tiendrons à vous déranger le moins possible. Votre confort n’en souffrira pas, je vous en fais la promesse. S’il y a quoi que ce soit dont vous ayez le besoin, n’hésitez pas à demander.

Après une dernière révérence, et sans croiser le regard de Clare, il tourna les talons.

— Olis ? appela-t-il à l’intention de l’homme à capuche qui lui enjoignit immédiatement le pas.

Alors que l’inconnu masqué effectuait son demi-tour, un pan de capuche se souleva légèrement, révélant un cou bardé de cicatrices. Cette vision s’estompa aussi vite qu’elle était apparue.

Secouant la tête, elle fit volte-face à son tour, pour se retrouver face à la moue accusatrice de sa dame de parage. L’ignorant dans un premier temps, la pupille tenta de la contourner mais Lamia se déplaça dans le même temps, lui bloquant la voie.

— Reprenez-vous, murmura-t-elle en serrant les dents.

Clare se figea à ces mots et ravala le commentaire acide qui lui resta dans la gorge. Elle était en colère et n’arrivait pas à en faire abstraction pour tenir son rôle de pupille. Ce n’était pas le comportement d’une dame à la recherche d’un parti face à l’un de ses prétendants. Car c’est ce qu’était le duc Creed. Un prétendant, qu’elle le veuille ou non… Et ce malgré la méfiance que cet homme lui inspirait.

Le duc des Tisseuses n’était pas censé être au courant que la pupille du Roi était déjà promise. Peu de personnes en avaient connaissance et cela devait rester ainsi avant l’annonce officielle. Quelle que soit la véritable raison de sa présence ici et elle la devinait sans mal, elle était dans l’obligation de garder une attitude propre à sa condition. Sa couverture…

Voilà ce dont les gros yeux de Lamia l’avertissaient et ce qu’elle n’aurait jamais dû oublier. Clare ne devait faire preuve d’aucune négligence.

La pupille reprit son masque…

— Duc Creed, lança-t-elle à l’attention du jeune homme qui se retourna. Voudriez-vous faire un bout de route en ma compagnie ? Vous me parleriez alors de la raison de votre voyage.

Le duc des Tisseuses la considéra un instant sans mot dire. Arborant une expression neutre qui ne laissait filtrer aucun sentiment ou ressentiment. Au bout d’un court instant, son sourire refit surface.

— Ne vous avais-je pas demandé de m’appeler Elias ? répliqua-t-il. À cette condition, j’accepterais volontiers.

La jeune femme lui rendit son sourire.

— Soit… Elias, acquiesça-t-elle.

Sur ce, elle rebroussa chemin vers son carrosse alors que sa dame de parage s’écartait sans afficher pour autant son habituel sourire en coin. Le duc des Tisseuses ne lui plaisait pas plus qu’à sa maîtresse, cependant leur mission restait une priorité et il en passait par une couverture soignée…

Elias Creed allait pouvoir faire à la pupille une cour des plus privilégiées.

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