Chapitre 27
Un bruit sur sa gauche fit violemment sursauter Cormack. Mais ce n’était que le chevalier Gasp qui venait de renverser du coude une clé à molette alors qu’elle était positionnée sur un appareil rectangulaire que les techniciens avaient l’air d’utiliser comme repose tout.
Le Rolf tenta de calmer ses nerfs, depuis longtemps à fleur de peau. Inspiration, expiration, inspiration… Mais c’était pratiquement impossible. Autant apprendre à voler ! La panique folle et les terreurs paralysantes de tout à l’heure avaient été remplacées par une peur insidieuse qui s’insinuait dans les moindres recoins de son esprit déjà saturé. Elle lui dégoulinant dans le dos tel un liquide froid et visqueux et lui enserrait les boyaux comme le ferait un serpent sur sa proie avant de mordre profondément la chair… Voilà où en était Cormack. Il était dans l’attente de cette morsure. Morsure sous la forme de monstrueuses créatures aux griffes acérées et à l’insatiable appétit. À cela se rajoutait un environnement propice à décupler l’imaginaire. En effet, la première salle des machines était complètement différente de celle de son souvenir. Plus froide, plus sombre et fourmillante d’appareils aux formes ambigües cultivant son angoisse déjà culminante. Les recoins semblaient plus noirs, le sol visqueux et le plafond inexistant. C’était comme visiter un jardin de jour puis de nuit.
Alors qu’ils progressaient dans cet immense labyrinthe de machines, de câbles et d’outils, personne ne parlait. Et de toute manière, pour se faire entendre, il aurait fallu sacrément lever la voix. C’était bien le problème. Le bruit général des appareils en fonctionnement faisait un boucan de tous les diables. Inutile d’espérer entendre la respiration rauque d’un énorme monstre camouflé, en attente de ses proies… Exception faite, bien sûr, si ledit monstre était assez maladroit pour faire tomber à son tour une clé à molette !
Cormack déglutit avec difficulté. Et dire que certains des vieux du village, souvent d’anciens chasseurs, lui parlaient du malaise que procurait une forêt silencieuse comme une tombe. Il aurait bien aimé les y voir ici, avec lui. Avec ce tintamarre qui vous empêchait d’entendre la mort arriver !
Au moins, quand il n’y a pas de bruit, on sait d’où il vient, le monstre… Quelque chose tomba à une dizaine de mètres plus loin et le Rolf retint sa respiration. Tous firent de même. Ce n’était pas une clé à molette. C’était beaucoup plus gros. Le jappement caractéristique se fit entendre et des crissements retentirent avant que des coups sourds ne leurs succèdent. Enfin un horrible fracas de froissements d’acier et d’arrachages de câbles fut suivi d’un mouvement d’air…
— Baissez-vous ! cria Ezéquiel.
Joignant son geste à la parole, il entraîna le Rolf avec lui, faisant preuve d’une force étonnante. Cormack sentit l’énorme machine passer près de se tête alors qu’il plongeait au sol. Le tumulte qu’elle provoqua en s’écrasant le fit se recroqueviller sur lui-même avant qu’il ne se tourne pour lâcher un cri d’horreur. La machine en avait bien emporté une demi-douzaine d’autres dans son sillage, créant une nouvelle allée jonchée de pièces détachées et s’y trouvaient aussi deux épées dont l’une à ses pieds. Elle était suivie par un éparpillement de membres appartenant au chevalier qui se trouvait derrière lui au moment où le projectile avait été lancé. Le malheureux n’avait pas eu le temps de se baisser. La deuxième était quelques mètres plus loin sur sa droite. Gasp… dont le corps était horriblement mutilé.
C’est Pierrick qui est partout… Les membres que tu vois, c’est Pierrick !
Gasp poussa un gémissement qui finit dans un gargouillement alors qu’un deuxième écorcheur émergeait de l’obscurité pour arracher une partie du torse du blessé.
Les chevaliers restants sortirent leurs lames.
- Attendez, leur intima Caes Craft dont les mâchoires contractées ainsi que la fureur dans le regard démentaient le calme apparent.
De ses yeux veinés de bleu, l’écorcheur les regardaient en mâchant. Un autre jappement se fit entendre dans les ténèbres à droite. Puis un autre…
Dites-moi qu’c’est pas vrai?!
— Kad, Tristan, murmura Caes. Vous restez avec moi. Kappa et Bern, vous escortez les autres. Pendant ce temps, nous ferons diversion et vous couvrirons du mieux que nous le pourrons.
Puis il se plaça entre Cormack et le premier monstre. Le guerrier se déplaçait avec assurance et aucune peur ne transparaissait dans son attitude. Il agissait en soldat et meneur d’homme jusqu’au bout malgré les effrayantes créatures qui les entouraient.
— Ne rouvrez les yeux qu’après le tintement et préparez-vous à courir, souffla-t-il à l’attention de Cormack, Maître Cène, Ezéquiel et Gravis.
Face à lui, l’écorcheur s’ébroua. Produisant un désagréable bruit mouillé alors que sa chair se trémoussait dans tous les sens. Jappant à nouveau il commença à s’approcher, confiant et se régalant à l’avance.
Le chevalier Caes prit une grande inspiration puis, soudain il cria:
— Kad, Tristan ! Maintenant !
C’est alors que ses deux camarades entrechoquèrent violemment leurs épées l’une contre l’autre. Une lumière incroyablement éblouissante en sorti, aveuglant Cormack qui, une fois de plus, avait été trop long à la détente. Les quelques secondes qui suivirent furent pour le Rolf un véritable calvaire de lumières et de hurlements. Ezéquiel lui tenait la main et il s’efforçait de suivre, se cognant régulièrement aux machines qui rajoutaient à l’hostilité de l’environnement et lui arrachaient des cris de douleur. Il entendait Gravis hurler des indications d’une voix rendue suraigüe par la peur. Ils changèrent brutalement de direction, ce qui lui valut de percuter un autre appareil. Mais le rugissement bestial qui lui parvint sur sa gauche, trop proche, le poussa à ignorer la douleur. Il s’efforça de garder le contrôle de sa peur et continua de faire confiance au jeune prince. Ils coururent encore plus vite.
Lorsqu’il retrouva la vue, ils venaient de pénétrer dans une cage d’escalier en colimaçon, qui n’était autre qu’un gigantesque tube s’enfonçant dans les entrailles du transporteur. Une frêle rambarde les protégeait d’une chute mortelle.
À l’instant où ils dépassèrent le niveau qui donnait sur la dernière salle des machines, un fracas de crissements se fit entendre au sommet de l’escalier. Le Rolf s’arrêta et leva la tête. Le métal de la porte étroite se déformait, laissant apparaître l’horrible tête de l’écorcheur qui rugit de rage et d’impatience.
Gravis lui cria de se dépêcher et le Rolf s’exécuta promptement. Plus haut, il entendait les crissements que faisaient les griffes de la créature sur l’acier qui recouvrait les murs de cette partie du vaisseau. Ces nouveaux crissements se rapprochaient de lui à une vitesse alarmante.
Gravis était déjà en bas et était en train d’insérer la clef qui allait les sauver. Ceci fait, il commença à tenter de pousser l’un des deux lourds battants. Bien vite aidé des chevaliers, de Maître Cène et d’Ezéquiel qui, centimètre par centimètre amorcèrent l’ouverture de la lourde porte. Cormack, lui, continuait sa course. Dans son dos, il sentait la créature se rapprocher encore et toujours et sut qu’il n’y arriverait jamais… Quelqu’un criait à s’en percer les poumons. Il se rendit compte que c’était lui. Les larmes lui embuaient les yeux et les marches défilaient de manière floue. Son cœur allait éclater, il manquait d’air et était au-delà de la peur. Ils allaient mourir dévorés par cette horrible bestiole.
Il n’était pas arrivé en bas de l’escalier qu’il sauta et sentit les griffes du monstre frôler son dos. Sa puissance décuplée par la panique, son saut fut prodigieux. Il entendit Ezéquiel crier son nom puis percuta le lourd battant qui s’ouvrit lascivement, le laissant passer et s’écraser au sol complètement sonné. Il eut la présence d’esprit de se relever pour se précipiter vers le battant entrouvert, ignorant sa douleur et priant pour que tout le monde soit rentré. D’un fantastique coup d’épaule, il le referma dans un grand bruit de gond ! S’écroulant au sol, il entendit la clef tourner, condamnant cette entrée. À l’extérieur, un faible grattement se faisait entendre et l’on pouvait percevoir des hurlements étouffés.
— Sale bête…, lâcha le Rolf haletant.
Ils étaient sauvés. Pour le moment. Autour de lui, tous reprenaient péniblement leurs souffles. Ils hoquetaient, crachaient et déglutissaient. Mais ils étaient tous bien là et bien vivants. Quelqu’un lui tapota l’épaule. Il leva les yeux. C’était Ezéquiel. Il avait bien vite récupéré.
— C’était incroyablement risqué, grommela-t-il en dardant sur lui un regard accusateur.
Cormack leva les yeux au ciel. C’était ça ou se faire becter par un horrible monstre ! Mais avant qu’il n’ait pu répliquer, Ezéquiel, un sourire en coin apparaissant sur son visage, ajouta:
— Mais sans ça, nous y serions tous passés. Tu nous as sauvés, Cormack…
Ces paroles mirent du temps à pénétrer l’esprit du Rolf. À ce moment-là, il avait l’écorcheur dans le dos et il avait agi sans réfléchir.
— Je vous ai…
Il s’interrompit. Tout le monde lui souriait. Les chevaliers, qui lui adressaient des signes de tête reconnaissants, Gravis, qui le regardait avec admiration et même Maître Cène qui lui ébouriffa la tête. Cependant, le colosse était bien trop las, fatigué et éprouvé nerveusement pour ressentir la moindre satisfaction. Il avait vu bien trop d’horreurs et il était persuadé qu’elles allaient le hanter toute sa vie. Bien sûr, s’il ne se reproduisait pas d’évènement tel que celui qu’il venait de vivre. Il n’était pas certain de pouvoir survivre à un autre de ce genre. C’était bien trop éloigné du contexte de héros qu’il s’imaginait. Le héros ne fuyait pas, lui. Il ne laissait personne derrière.
— Pourquoi « écorcheur » ? demanda-t-il subitement. N’aurait-on pas dû les appeler les « écorchés » ?
Un grand silence accueillit cette question impromptue.
— Non, vraiment Cormack ?! lâcha Ezéquiel. Après ce qu’on vient de vivre, c’est la première chose qui te vient à l’esprit ?
Le Rolf baissa les yeux et secoua tristement la tête. Il avait à l’esprit les nombreuses morts de cette sanglante matinée. La vieille dame qui lui avait tendu ses doigts maigres et faibles. Il avait en tête mille et une choses désagréables.
— Pas seulement… Mais ça m’évite de me demander si Kad, Tristan et Caes sont saufs, se contenta-t-il d’avouer.
Un autre silence accueillit cette déclaration. Kappa et Bern le regardèrent puis hochèrent la tête avec force.
— Ils savent ce qu’ils font, dit Bern.
— Avec Caes, ils ne craignent rien, affirma Kappa.
Maître Cène acquiesça à son tour.
— Nous devons croire en eux.
Cormack serra les poings et se leva pour observer leur environnement. La pièce était sombre et n’avait pas l’air très grande. Au centre, trônait une forme aux contours mal définis. Mais il n’arrivait pas à distinguer quoi. En tout cas, rien ici n’indiquait l’existence d’une source d’énergie capable de corroborer son hypothèse.
— Ils m’ont l’air de charmants animaux de compagnie, lâcha Ezéquiel qui s’attira les regards noirs des chevaliers qui avaient perdu des compagnons sous les griffes de ces monstres. Au moins, nous n’aurons pas…
Il s’interrompit et poussa un cri de surprise. Cormack se tourna brusquement vers son ami, alarmé par cette réaction.
— Ezéquiel, qu’y a-t-il ? s’affola-t-il.
Le jeune prince entourait son torse de ses bras, comme si quelque chose allait en sortir. Il était plié en deux et grimaçait comme en proie à une incroyable souffrance. Les chevaliers continuaient de le regarder avec suspicion. Maître Cène, par contre, affichait une intense gravité.
— Jeune prince, avez-vous été blessé ?
Celui-ci secoua la tête en signe de négation. Il serrait les dents.
— Ezéquiel, dis-moi ce qu’il t’arrive ? explosa Cormack, fou d’inquiétude.
— Ça résonne dans mon corps. C’est comme… depuis le début du voyage, tenta-t-il d’articuler. C’est… plus fort.
— Comment ça, plus fort ?! Ezie, dis-moi !
L’interpellé pointa un doigt tremblant en direction du centre de la pièce et Cormack n’en crut pas ses yeux. Il y faisait moins sombre. Dans l’attente d’un possible danger, tous étaient tendus, aux aguets et silencieux. C’est dans ce silence qu’ils perçurent le bruit de gouttes d’eau. Comme pour un robinet mal fermé.
— Ça fait mal ! hurla Ezéquiel.
Et la pièce secrète s’illumina violemment. Le vaisseau trembla et le Rolf tendit les mains pour conserver son équilibre. Il se rendit subitement compte que le vaisseau ne tremblait pas mais avançait par à-coup. Dans son esprit, la lumière se fit aussitôt. La résonnance ! C’était là !
Mais pourquoi ça ne s’était pas illuminé avant ? Cela devait agir quand même mais à moindre mesure, d’où la lenteur du vaisseau ? C’était quoi le catalyseur ? Et comment Ezéquiel pouvait-il le sentir ? Avant même d’en être conscient, il s’approcha de la source brillante. Une sphère d’à peine quatre pieds de haut pour trois de large. Le liquide tombait dessus et provenait du plafond. Ignorant les cris derrière lui, il tendit la main au-dessus de la source de lumière, prenant bien garde à ne pas y toucher en dépit des avancées brusques du transporteur. Il sentit quelques gouttes du liquide inconnu lui atterrir dans la main. C’est en voyant de quoi il s’agissait qu’il marqua un arrêt, refusant de croire ce qu’il avait sous les yeux.
Le Rolf se tourna vers les autres. Maître Cène maintenait Ezéquiel en position fœtale à même le sol. Les chevaliers et Gravis affichaient une incompréhension totale. Cormack leva sa main et leur en montra la paume.
— C’est du sang, dit-il simplement.
Le sang des passagers du transporteur qui s’était infiltré dans la carlingue du bateau volant.
Il eut envie de vomir. Soudain, il n’eut plus envie d’être là. Il voulait quitter ce vaisseau malgré les horribles choses, là dehors. Il ne se sentait pas protégé ici. Cette sphère étrange dont on ne pouvait voir le contenu, de par sa brillance, l’inquiétait.
— Cormack, écarte-toi de ça…
Le Rolf concentra son attention sur le jeune prince qui se relevait péniblement, repoussant le vieil homme venu à son aide. Il avait toujours l’air de souffrir mais la volonté de ne pas se laissait terrasser par la douleur se lisait dans ces yeux. Pourquoi souffrait-il ?
— Maintenant, Cormack ! rugit-il.
L’interpellé bougea enfin mais le vaisseau eut une avancée plus brusque et plus longue que les autres. Le Rolf perdit l’équilibre et agita désespérément les bras alors qu’il tombait à la renverse. Sur la sphère… Incapable de crier, il ferma les yeux avec force, s’attendant à tout moment à subir quelque chose de terrible. C’est alors qu’il ressentit un grand choc sur son épaule qui dévia la trajectoire de la chute. Ouvrant les yeux, il eut le temps de voir Ezéquiel, les pieds devant. C’était lui qui venait de le pousser.
Leurs regards se croisèrent. Cormack vit la peur qu’il éprouvait se refléter dans les yeux de son ami. Tout alla vite. Trop vite. Et avant même qu’il ne le réalise, Ezéquiel heurta la sphère.
Le jeune prince hurla de nouveau avant que ce dernier ne s’interrompe brusquement. Ses yeux grands ouverts avaient perdu leur habituelle malice, leur éclat. Cormack hurla à son tour. Il avait vu ces yeux sans éclat toute la journée depuis le début de l’attaque. Il savait ce qu’il venait d’arriver. Et le sentiment terrible qui l’emplit soudainement n’était pas descriptible…
Ezéquiel venait de mourir.
La lumière de la sphère devint si intense que tous durent se couvrir les yeux. Mais pas Cormack. Alors que son ami ne devenait plus qu’une forme sombre sous ce soleil artificiel, de chaudes larmes lui coulaient sur les joues. Et il hurlait toujours…
Un grand bruit retentit dans le vaisseau tout entier. Toutes les fibres métalliques du bâtiment grincèrent dans un concert de protestations. Et ils furent tous violemment projetés et plaqués contre le mur du fond, dépassant la sphère, sauf le chevalier Bern qui la toucha du pied, par une accélération phénoménale du vaisseau.
Impuissant, tout le monde hurlait et Cormack pleurait…
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