Chapitre 31
Le cortège pénétra les rues de Kerville en un début de soirée éclairé des lumières de la cité. Très vite, des centaines de badauds émergèrent des tavernes, auberges et ruelles. Se mêlant à la foule déjà conséquente qui évoluait dans l’allée principale, pour assister à la procession du défilé de soldats et luxueuses caravanes. Dans le désir d’être témoin de l’arrivée de la pupille du Roi Orikh.
Ce n’était pas la première visite de Clare en ce lieu à l’activité permanente. Festive, fébrile et colorée, Kerville se situait au centre de la Rocailleuse. Vaste territoire séparant les Baronnies des duchés frontières d’Irile. Bien que la Rocailleuse soit parsemée de localités, Kerville s’en démarquait par sa facilité d’accès. Point fort à auquel elle devait sa forte expansion au cours du temps, donnant à cette cité une dimension aisément capable de comporter quelques centaines de milliers d’âmes. Ceci malgré son climat sec et froid ainsi que son sol granitique rendant toute culture impossible.
Kerville était une cité d’accueil de voyageurs, de marchands en passe de rejoindre le nord ou le sud des Contrées Marchandes. Une ville de service qui n’était qu’auberges, estaminets et maisons de charmes. Une localité dont le cachet ne tenait qu’aux milliers de lumières qu’elle déployait. Brassant un monde incalculable qui ne restait jamais bien longtemps et se trouvait sans cesse renouvelé.
Un endroit dans lequel la pupille et sa Cour ne prendrait que peu de place.
Le tonnerre des multiples sabots emplissait l’air mais ne réussissait pourtant pas à couvrir les cris de ravissement et d’étonnement de la foule alentour. En effet, il n’y avait pas souvent pareil spectacle de déploiement militaire dans ces cités de passage. De plus, savoir la pupille dans l’un de ces carrosses, suscitait curiosités chez beau nombre de spectateurs, ainsi que d’autres aspirations, très certainement.
Fort heureusement pour Clare, leur procession comportait une bonne quinzaine de carrosses similaires au sien, sans même compter celui d’Elias Creed. S’y rajoutaient les charriots et wagonnets, le tout encerclé d’une bonne centaine de soldats de la garde d’Irile. En d’autres mots, son cortège était tel un fort mouvant sous bonne garde. De quoi dissuader quiconque de jeter un œil de plus…
Son carrosse stoppa.
La pupille fronça les sourcils, avant d’échanger un regard interrogateur avec Lamia qui faisait de même. Et pour cause, l’arrêt avait été quelque peu brutal et prématuré. Sans attendre, la dame de parage fut en un clin d’œil près de la porte, une main dangereusement plongée dans l’un des replis de son ample robe. À l’extérieur, des voix se faisaient entendre :
— Vous ne pouvez pas approcher la pupille en ce moment, ma dame ! Veuillez regagner vos quartiers.
— Comment osez-vous ?! Vous savez qui je suis ! Je me dois d’insister, malotru de basse extraction ! La pupille m’est proche, elle vous le dira !
— Je regrette, ma dame, je…
Clare soupira alors que Lamia affichait une moue révulsée, tout en extrayant, probablement à contrecœur, sa main de l’inquiétant repli. Toutes deux avaient reconnu la voix qui avait vite été promue parmi les plus désagréables d’entre toutes. Stridente, nasillarde et intéressée. Myrcella de Roy.
— Je passerai, de gré ou de force ! s’exclama d’ailleurs celle-ci.
La pupille s’était levée à son tour. Retenant, par là même, la main de son amie qui tentait de replonger d’où elle venait de s’extirper. Après une œillade d’avertissement à l’encontre de sa suivante, Clare ouvrit la porte pour tomber nez à nez avec la petite dame boulotte qui faillit bien lui tomber sur les pieds.
— Ma dame…, croassa la mégère en reprenant tant bien que mal son équilibre. Je vous demande pardon mais cette brute… Elle avisa le soldat d’un regard mauvais… se refusait à me laisser passer…
— Puis-je connaître la raison de ce dérangement intempestif ?
La duchesse se figea à cette question brutale. Perdant subitement ses couleurs au rose bien portant, elle esquissa trois pas en arrière à la manière d’une personne ivre que l’on venait de frapper.
— Je suis navrée, je ne voulais pas…
Le terrible regard de Clare lui bloqua de nouveau le reste de ses balbutiements au fond de la gorge. Du sommet des marches de son carrosse, la pupille dominait Myrcella de Roy, déjà femme de petite taille, de toute sa hauteur.
— Vous ne vouliez pas quoi, exactement ? coupa-t-elle sans hausser un ton déjà glacial. Retarder notre caravane et donc, mes bains et repos à venir dans des conditions qui ont cruellement manqué depuis le duché d’Aunay. Ou alors, vous excuserez-vous pour la rudesse dont vous faites preuve à l’encontre de mon escorte ?
— Je…
— Bien que je puisse véritablement excuser tout ceci dans le cas où ce dérangement soit dû à une préoccupation particulièrement vitale, enchaîna la jeune femme blonde sans prêter attention aux bafouillages de l’horrible bonne femme. S’il s’agit de cela, je vous écoute.
La duchesse ouvrit la bouche. Cependant, il n’en sortit aucun son.
Étrange, pensa Clare. Maintenant que je lui donne la permission de parler, voilà qu’elle se tait…
— Une dernière fois, j’écoute…
La jeune femme blonde avait répété ses paroles sur le même ton. Cependant, une aura de danger les enveloppait. Une aura telle que les gardes entourant Myrcella de Roy en reculèrent d’un pas.
— Je… j’aurais voulu connaître votre point de chute…, ma dame. J’aurais pu vous y tenir compagnie…
La duchesse s’était exprimée d’une voix atone. Décomposée et livide, son expression était celle d’une condamnée à la potence. Sans pour autant éprouver la moindre compassion pour elle, le regard de Clare ne s’en étrécit que plus. Rendant ses yeux de loup plus prédateurs encore. De longues secondes passèrent, où nul ne dit mot.
Finalement, la pupille se détourna purement et simplement. Affichant clairement son intention de se rasseoir au sein de son carrosse. Par-dessus son épaule, elle lança négligemment à l’attention de son dérangement passager.
— Un endroit où vous ne pouvez me suivre. Je vous souhaite le bonsoir.
Lamia referma la portière et une minute plus tard, la procession reprenait. L’habitacle s’ébranlant alors que le véhicule évoluait sur les rues grossièrement pavées de Kerville. Non, ce n’était pas la première visite de Clare en ce lieu. Et ici, elle avait ses habitudes.
— Vous ne l’avez pas ménagée. Quel… délice se fût.
Les intonations onctueuses de la dame de parage en disaient long sur l’intensité de sa délectation. Un sourire narquois aux lèvres, elle affichait un profond contentement.
— Nul doute qu’elle fût la cause même de son veuvage, poursuivit-elle sur le même ton enjoué. Son défunt mari, et duc de Roy, a certainement dû se donner la mort à force de supporter cette horrible mégère…
Elle fit mine de réfléchir un instant avant d’ajouter.
— Il faudra que je me renseigne sur le… sujet. De plus…, dans le cas où ces recherches me permettent de trouver des éléments incriminants sur une vie de débauche passée…
— Tu n’en ferais rien, coupa Clare d’un ton égal. Seulement les archiver précieusement dans le cas où nous puissions en avoir l’usage, un jour prochain.
— Mais…
Elle fut de nouveau coupée par la pupille qui, cette fois d’une main, l’arrêta dans sa tentative de réplique.
— Les informations ne se glanent pas facilement, notamment les plus estimables. Myrcella de Roy cherche à attirer mon attention depuis notre départ d’Irile. À long terme, cela t’énerve. Et tu n’es plus toi-même lorsqu’il s’agit de l’intégrité de ma personne. Oubliant toute prudence et bon sens.
Elle marqua une pause. Rivant son regard dans les yeux de biche de Lamia qui avait troqué son expression scandalisée contre une mine de profond abattement.
— Reprend-toi, conclut-elle.
— Je suis navrée, ma dame. Son sourire sadique reparut. Cela n’arrivera… plus.
Les lèvres de Clare frémirent.
— J’en doute…
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