Chapitre 34
Le couloir est vide, sombre. Tout le long s’alignent les portes menant aux salles de classe. Les cours sont depuis longtemps terminés et seules en proviennent les raies de lumière filtrant au bas de celles-ci. Dans les profondeurs, des voix étouffées s’élèvent avant que l’une des portes ne s’ouvre soudainement. En émerge alors un petit Rolf qui, rageur, la referme violemment sur les cris qui en jaillissent. Les étouffant à nouveau.
Les poings serrés, un sac d’écolier sur le dos, le bambin entame une marche furieuse à travers le couloir. S’éloignant de la cause de son état à grands pas sans se retourner. Il contracte ses mâchoires au maximum et serre les lèvres avec force. Celles-ci tremblent tout de même, annonçant la venue de sanglots qui ne sauraient tarder bien que l’enfant tente son possible pour les retenir.
Arrivé au bout du couloir, il interrompt ses enjambées furieuses et s’adosse contre l’un des murs, s’exhortant à respirer profondément. Cependant, ses petits poings se ferment toujours avec autant de force. Ses yeux se remplissent enfin de larmes, l’amenant à secouer violemment la tête pour les en chasser.
Avec un cri muet, il s’élance pour frapper le mur opposé dans l’intention d’y déverser sa colère. Pourtant, il stoppe son geste avant même d’avoir franchi la moitié de la distance le séparant de son possible exutoire. La rage déserte ses traits, progressivement remplacée par une profonde perplexité alors que lui parvient un bruit des plus curieux.
Son poing levé s’abaisse de lui-même et il commence par rebrousser chemin sur quelques mètres pour s’arrêter devant la porte d’une salle de classe sur sa gauche. Le bruit en question est maintenant définitivement plus perceptible et il se rend vite compte qu’il s’agit de pleurs.
Il fronce les sourcils, hésitant visiblement à entrer. Sa main se porte vers la poignée avant qu’il ne suspende son geste. Après un bref instant, il l’actionne finalement et pénètre dans la salle de classe. Les pleurs cessent avant même qu’il ait mis un pied dans la pièce baignée des lueurs à l’orange sanguine d’un soleil sur le couchant. Une ombre se lève alors, devant la baie vitrée donnant sur les jardins. Elle se redresse avec une lenteur effrayante, pour se tourner vers lui de la même façon. Lui dévoilant un regard vert vengeur et impitoyable qui le fige sur place.
Le petit Rolf lève les mains en signe d’apaisement, mais celles-ci deviennent vite tremblantes alors que l’ombre de fureur s’avance à son encontre. Il ouvre la bouche pour appeler à l’aide mais rien n’en sort si ce n’est une exclamation étranglée et pendant ce temps, l’ombre progresse toujours, l’englobant dans sa noirceur. Lui promettant silencieusement de l’emporter avec elle dans son monde de ténèbres où ne règnent que les murmures de ceux qui sont morts…
— Que fais-tu ici ?!
La voix est coupante et cinglante, alors que l’ombre ponctue sa question virulente en plaquant violemment sa paume contre la porte. À quelques pouces de la tête du petit Rolf terrifié, l’empêchant par là même de prendre ses jambes à son cou.
— Je… j’étais dans le couloir, balbutie-t-il. J’ai entendu pleurer…
— Personne ne pleurait ! lui est-il répondu dans un rugissement. Si tu te mets à répandre des rumeurs pareilles, je te casse en deux !
La funeste apparition n’est en réalité qu’une petite fille aux longs cheveux bruns encadrant les plus grands yeux qu’il ait jamais vus. Un regard vert aux féroces lueurs qui le pétrifie alors que, plaqué contre la porte, il n’ose bouger le moindre muscle.
— Je ne veux pas être cassé en deux…
Il prononce ces mots dans une supplique déchirante et ses lèvres tremblent à nouveau. Une réaction devant laquelle la petite brune troque sa mine furibonde contre un air narquois et suffisant.
— Peut-être est-ce tes propres pleurs que tu as entendus ? susurre-t-elle avec un sourire.
Les poings du petit Rolf se serrent de nouveau.
— Les Rolfs ne pleurent pas.
— Cela veut-il dire que tu n’es pas un Rolf ? demande-t-elle en feignant l’étonnement.
— Je suis un Rolf, assène-t-il avant d’ajouter. Et ce n’est pas moi qui pleurais !
Le sourire disparait alors que l’ombre furieuse fait de nouveau son apparition.
— Je croyais que tu ne voulais pas être cassé en deux, boule de poil.
Son regard est implacable et ses yeux rougis par les larmes n’en amoindrissent nullement la férocité. Cependant, ils émeuvent suffisamment le jeune Rolf pour que son empathie naturelle l’emporte sur la crainte que lui inspire cette enfant colérique.
Il s’avance vers elle, collant presque son nez contre le sien et le regard de celle-ci s’écarquille alors que lui ne cille pas d’un poil. Le moment de frayeur est passé et il se rend compte qu’elle mesure approximativement la même taille que lui. Il fronce les sourcils mais elle ne recule toujours pas.
— Je ne suis pas une boule de poil, explique-t-il calmement. Et j’ai un nom, c’est Cormack ! Tu ferais bien de t’en souvenir car une grande destinée m’attend ! Mes exploits seront contés et chantés, traversant les âges et sur des générations… Je serai l’un des héros de notre temps…
Un éclat de rire l’interrompt, le prenant de court alors qu’il affiche une mine scandalisée. Face à lui, la jeune fille se tient les côtes tant son hilarité est grande. Ses larmes sont, cette fois ci, dues à l’amusement et non au chagrin. Curieusement, la contrition de Cormack, face à cette réaction, laisse très vite place au soulagement.
C’est la première fois qu’il parle à cette fille, bien qu’il l’ait déjà aperçue à maintes reprises. L’admirant même lorsqu’elle battait des garçons, bien plus grands qu’elle, lors de courses, de jeu de lutte ou d’adresse. Elle est courageuse et populaire. Le petit Rolf est certain d’une chose, il ne veut plus la voir pleurer. Plus jamais…
— Je suis heureux que ça t’amuse…, maugrée-t-il tout de même.
— Je… je suis désolée, éructe-t-elle difficilement.
Elle cesse de rire et inspire profondément pour se calmer. Durant ce temps, Cormack patiente le plus sérieusement du monde, lui présentant un visage grave et concentré. Ses grands yeux marron expressifs la dévisageant fixement avec circonspection.
Visiblement incapable de se contenir devant ce spectacle, elle se tourne subitement pour dompter le fou rire qui est toujours là à la guetter.
— Bien, dit-elle au bout de quelques instants. Et traîner l’oreille aux portes est-il un entraînement pour les héros ?
Cette question pernicieuse provoque une montée d’indignation chez le petit Rolf. Ses doigts se crispent alors qu’il en trépigne presque.
— Ce n’est absolument pas ça ! s’exclame-t-il. Je passais juste dans le couloir et…
— Que faisais-tu dans le couloir ?
Elle s’est retournée et le dévisage. Cela aurait pu le mettre mal à l’aise si seulement cette nouvelle question ne l’avait pas ramené à de déplaisants souvenirs d’un passé on ne peut plus proche. D’ailleurs, il ne s’aperçoit même pas de cette étude approfondie de sa personne tant il revit et ressasse une réalité qu’il exècre.
— C’est ce crevard de Noguet !
Il ferme les yeux, serre les dents et lève son petit poing serré et tremblant. Tant il le contracte comme pour écraser virtuellement l’objet, ou personne, responsable de ses malheurs.
— J’ai été assigné à des travaux d’intérêt dans ce fichu tombeau qui lui sert de bureau ! Je dois tout nettoyer de fond en comble et classer ses documents… Il plaque sa main contre le plat d’une table de la classe, s’y appuyant comme sous le poids de cette charge qui lui répugne… C’est indigne de moi et non mérité.
Il a toujours les yeux clos et ne voit donc pas son interlocutrice porter la main à sa bouche pour y étouffer le rire qui risque de ressurgir à tout moment. Il est encore prostré de la même façon lorsqu’elle parvient au contrôle nécessaire pour demander :
— Et si tu me révélais la raison de cette punition ? Que je puisse juger si elle est, ou non, méritée.
— La dépouille d’un mignon petit écureuil…, soupire-t-il toujours aussi abattu. Auquel nous avions décidé de donner une sépulture décente. Le bureau de ce tortionnaire était notre premier choix…
— Nous ? Notre ? interroge la brunette avec perplexité.
— Avec Ezéquiel…, lui est-il répondu sombrement.
— Ezéquiel ? Le prince ? Il est ton ami ?
Cormack secoue la tête avec lenteur et désarroi, et se rembrunit encore plus, à la limite de l’impossible.
— Il l’était…, fait-il mine de se désoler. Mais c’était avant que ce chacal me lâche avec ce tourmenteur raté de Noguet !
— Il était puni lui aussi ?
Il se tourne enfin vers elle en acquiesçant.
— Il n’est pas venu et j’ai dû faire sa part. Alors que c’était son idée !
— Il n’est pas ton ami dans ce cas, il…
— Ne dis pas ça ! s’écrie Cormack.
La petite brune se fige devant la virulence de son interlocuteur. D’ailleurs, celui-ci s’en aperçoit aussitôt et saisit ses mains dans les siennes, la mine contrite.
— Je ne voulais pas te crier dessus, s’excuse-t-il. C’est juste qu’Ezéquiel est différent. Il ne voit pas les choses comme nous les voyons. Tu vois, Maurin Grosbaril m’a battu…
— Maurin Grosbaril ? ne peut-elle s’empêcher de couper. Le patron de « Chez Mau » ? Quelle crasse lui avez-vous fait ?
Elle n’a pas pris ombrage de la réprimande de Cormack alors que celui-ci nie farouchement avant de poursuivre.
— Absolument pas. Je passais devant son bar et il m’a sifflé… Il baisse la tête. Comme un vulgaire animal de compagnie. Moi, je n’ai pas apprécié et je lui ai dit, à lui aussi, que j’avais un prénom. Mais lui, il m’a dit que je n’avais pas de nom et que j’étais juste Cormack. Il a dit aussi que les chiens, on leur donne juste un prénom, tout comme pour moi. J’ai encore moins apprécié et ça aussi je lui ai dit… Puis il m’a battu.
Il s’interrompt un instant, comme perdu dans ce douloureux souvenir. Il ne s’aperçoit pas que les yeux de la petite brune se sont à nouveau remplis de larmes.
— Je n’ai pas pu me défendre. Je suis trop petit pour le moment, continue-t-il. Je ne voulais pas dire ce qu’il s’était passé mais Ezéquiel l’a su. Ezéquiel, il finit toujours par savoir. Alors nous sommes allés voir Noguet pour le signaler mais il n’a rien fait et n’a rien voulu entendre. Au contraire, il m’a dit que je n’étais pas chez moi, que j’étais un étranger et que le mieux à faire était que je me fasse petit. Que je n’aille pas embêter les honnêtes gens à qui les miens ont fait du mal…
Il s’interrompt à nouveau car elle a retiré ses mains qu’il tenait encore, avant de brusquement lui tourner le dos. À cette réaction, Cormack, avec une certaine détresse dans la voix, s’empresse d’ajouter :
— Mais je n’y suis pour rien, moi ! Et c’est ce que je lui ai dit. Je suis trop petit pour faire mal à qui que ce soit et je n’ai même jamais fait de mal à qui que ce soit ! Je te l’assure…
Sa voix se brise et il baisse la tête à nouveau. Il ne peut voir que la réaction de la petite brune a servi à camoufler ses larmes. Après les avoir essuyées vivement de la main, elle lui fait de nouveau face, réaffichant son sourire narquois.
— Mais tu as caché un cadavre d’écureuil dans son bureau pour te venger, n’est-ce pas ?
Face à ce revirement, il reste interdit quelque secondes avant d’afficher un sourire timide. Soudain embarrassé, il joint ses mains derrière son dos en frottant lascivement le plancher du bout du pied.
— En fait, c’était surtout l’idée d’Ezéquiel, avoue-t-il.
— Pourquoi ne vous en êtes-vous pas pris à Maurin ? C’est pourtant lui le vrai coupable.
— Ezéquiel a dit qu’on ne pouvait rien faire pour l’instant et que le moment n’était pas encore venu. Il hausse les épaules en signe de résignation. Lui aussi dit que nous sommes encore trop petits…
À cette conclusion la jeune fille ne dit mot.
— Même si je suis un peu en colère contre lui, Ezéquiel reste mon ami.
Là aussi, elle garde le silence.
Cormack finit par acquiescer et se dirige vers la porte. Elle le laisse faire alors qu’il actionne la poignée et l’ouvre. Sur le pas de celle-ci, il s’immobilise.
— Les autres enfants m’évitent et je le comprends. Il s’est passé des choses graves et je suis arrivé ici. Je ne suis pas quelqu’un de mauvais et c’est quelque chose que je prouverai en devenant un véritable héros. Je t’ai parlé de moi. Tu sais maintenant que tu peux me parler de toi aussi. Si tu es triste, je t’écouterai car je n’aime pas te voir malheureuse. Si tu me vois comme me voient les autres… je ne t’en voudrai pas.
Ponctuant sa phrase d’un soupir, il met un pas dans le couloir sombre.
— C’est vrai que tu n’as pas de nom ?
Elle a murmuré cette question si bas qu’il aurait presque douté l’avoir entendu. Lui retournant dans un premier temps un sourire éclatant, il déclare :
— Je me ferai un nom ! Une grande destinée m’attend, ne l’oublies pas.
Et il disparaît dans le couloir, fermant la porte derrière lui. Une porte qui s’ouvre quelques secondes plus tard alors qu’il n’a parcouru que quelques mètres. Dévoilant la petite brune aux immenses yeux verts.
Ils échangent un regard, un long regard.
— Je suis Leati Craft.
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