Chapitre 48
— Il n’a pas changé !
Lamia ricanait avec bonhomie tout en s’affairant dans le luxueux pavillon qu’elles découvraient toutes deux. Spacieux et joliment décoré, il débordait de roses et autres fleurs dont les parfums mêlés embaumaient l’air en une flagrance écœurante.
De tout cet embellissement floral, se détachait un bouquet de fleurs de câprier.
— Il a quand même grandi et forci, lui fit remarquer Clare en s’approchant des fleurs aux longues étamines rosées pour humer leur parfum.
— Je dirais même « grossi », précisa la dame de parage en vérifiant l’épaisseur des murs. Mais comme à son habitude, ma dame fait preuve de retenue.
— Tu as sans doute raison, Lamia, acquiesça la pupille en se dirigeant vers les pièces jouxtant le salon.
Délaissant les multiples sofas de celui-ci, elle entreprit de visiter la plus grande des chambres qui semblait être la sienne. Prenant le temps d’apprécier le moelleux de l’immense lit à baldaquin, on ne peut plus classique, pour ensuite jeter un œil à la chambre suivante. Bien plus petite, elle était à la disposition de Lamia.
— Quand je pense aux duchesses de Roy ainsi que des Chênes ! l’entendit-elle s’exclamer du salon. Il n’aurait rien pu arriver de pire ! Soupçonner des membres de notre entourage d’être des tourmenteurs… Des tourmenteurs ! Mais vous imaginez, ma dame ?
— J’avoue avoir beaucoup de mal, Lamia. Mon avis est que toutes ces histoires sur les tourmenteurs sont prises bien trop au sérieux. Franchement ! Je n’ai pas voulu blesser Alistair mais ce genre de baliverne n’est pas loin de celles concernant les croque-mitaines et les écorcheurs des greniers !
Tout en disant cela, Clare s’occupait à repérer toutes les aérations des pièces qu’elle visitait, ainsi que tout autre détail qui pourrait lui sauter aux yeux, comme la trop grande présence de cheminées d’apparats et non fonctionnelles. Ou alors les murs sonnant trop creux lorsqu’elle s’y cognait « malencontreusement » en étouffant un juron des plus épurés.
Elle devinait Lamia en train de procéder à sa façon dans la salle de toilette. La plantureuse brune avait toujours été la plus « sensible » en ce qui concernait ce genre d’exercice.
Chose certaine était qu’elle allait même revérifier derrière la pupille.
— Vous avez pourtant cru à cette dernière durant plusieurs années, ma dame.
— Les écorcheurs existent, Lamia ! C’est un kasar qui me l’a révélé !
— Je le sais, j’étais présente, ma dame. Et jamais il n’a dit que ces bestioles habitaient les greniers !
— C’est mignon comme tout, ici ! s’extasia soudainement Clare en sautant du coq à l’âne alors qu’elle revenait dans la pièce principale. Lamia, tu devrais jeter un œil à ta chambre. Tu me diras ce que tu penses de la mienne en passant !
— Comme vous l’entendez, ma dame. D’ailleurs, à quoi croyez-vous que ressemble un écorcheur ?
— Pas la moindre idée, Lamia. Franchement, tout cela me ronge terriblement ! Myrcella de Roy et Méline des Chênes m’avaient promis de me conter leurs dernières excursions aux Viviers. Savais-tu que le duc Mires avait eu plusieurs aventures au printemps dernier ?
— Juste au printemps ?! Voilà qui m’étonnerait ! Cet homme est aussi accès sur la reproduction que les lièvres qu’il chasse ! Viendra un jour où ce sera à son tour d’échapper aux chiens !
Clare éclata d’un magnifique rire de dinde qui résonna à travers l’appartement alors qu’elle s’approchait de la coiffeuse pour s’admirer devant la glace. Présentant soigneusement au miroir chacun de ses profils, suffisamment longtemps pour que Lamia soit de retour.
— Lamia, viens donc t’asseoir ! s’écria la pupille. C’est à moi de te coiffer !
— Dans ce cas, je vous prierais de faire attention, ma dame, rumina la servante en s’exécutant.
Un rire de gorge lui parvint en réponse et elle ricana à son tour alors que sa maîtresse se mettait à brosser une à une ses longues mèches brunes.
— J’ai une de ces faims ! s’exclama Clare au bout d’un court instant de silence.
— Je dois avouer que je suis également en appétit, ma dame. Une tourte à la viande serait la bienvenue !
— Oh non ! Une part de faisan accompagnée d’une salade m’irait parfaitement !
— Nous aurions dû en toucher deux mots à Alistair avant qu’il ne s’en aille. Je vais aller le prévenir de ce pas !
— Ah non, tu restes, Lamia ! Je n’ai pas fini de te coiffer !
— Si ma dame se sent la force d’attendre…
Clare poussa un soupir à faire trembler les murs. Exagéré et las au possible, il était l’incarnation de la résignation tandis qu’elle vérifiait la dernière mèche qu’elle venait de travailler.
— Que veux-tu Lamia… Il y a des choses plus importantes dans la vie.
La conversation dévia sur les différentes variétés de fleurs qui les entouraient. Sur leurs parfums ainsi que les espèces qu’elles n’avaient jamais vues en Irile. S’ensuivit un débat sur les bégonias des Lagunes durant une bonne demi-heure.
Débat qui fut interrompu par quelqu’un frappant à la porte.
— Cela doit être nos bagages, osa Clare.
— Certainement, ma dame, acquiesça Lamia en se dirigeant vers l’entrée pour en ouvrir l’un des battants.
Quatre serviteurs attendaient à l’extérieur. Les trois premiers encombrés de leurs bagages comme l’avait deviné Clare tandis que le quatrième…
— Ma dame ! s’extasia Lamia en laissant la place aux valets qui entrèrent tour à tour dans un flot d’excuses. Vos prières ont été exaucées. On nous fait monter une collation !
En effet, le dernier des domestiques franchit les battants en poussant un long plateau sur roulettes, chargé de plats recouverts de cloches argentées.
— Comme c’est attentionné ! renchérit la pupille.
— Posez ça par-là ! ordonna Lamia aux nouveaux venus transportant leurs bagages.
Tout en pointant l’un des divans du doigt, elle se mit à soulever les couvercles de l’autre main. Humant ce qui s’en dégageait avec délice et ignorant superbement le pousseur.
— Ma dame ! s’exclama-t-elle soudain. Vous allez être ravie ! Du faisan !
— Merveilleux ! Sers m’en donc une part, Lamia.
— Mais tout de suite, ma dame… Aie !
La dame de parage venait de pousser un cri de douleur. Suite auquel elle commença à se frotter énergiquement la nuque.
— Que t’arrive-t-il, Lamia ? s’inquiéta Clare.
La plantureuse brune grimaça.
— Je crois m’être faîte piquée, ma dame…
— Mais par quoi donc ?!
— Je l’ignore, ma dame !
Clare se mit à balayer les alentours avec angoisse et poussa un cri d’horreur qui fit sursauter les domestiques alors qu’elle pointait un doigt accusateur à l’encontre des fleurs.
— Ce sont les fleurs ! s’écria-t-elle. Elles attirent les insectes !
— Maintenant que vous le dites, ma dame, j’ai bien cru voir un éclair orangé.
— Une abeille ? Une guêpe ? Un frelon… ?
— Peut-être bien pire, ma dame…
— Que peut-il y avoir de pire ?! Non ! Arrête ! Ne me le dis pas !
— Je souffre en silence, ma dame.
Les regards alarmés que s’échangeait frénétiquement les serviteurs en disaient long sur leur affolement croissant. La pupille était connue pour ses caprices.
L’un d’eux, un maigrichon au visage plein de taches de rousseur, s’avança :
— Si son Altesse le désire, nous serions honorés de la débarrasser de ses ennuis.
— Des ennuis ? s’interrogea Clare à voix haute sans même un regard pour le domestique. Quels ennuis ?! Lamia ! Il ne parle pas des fleurs tout de même ?
— Je crois bien que si, ma dame.
— Mais je ne veux pas me débarrasser des fleurs, je veux juste que l’on me chasse ces insectes meurtriers ! Lamia, fais quelque chose !
— Je m’en charge, ma dame !
Médusé, le petit personnel eut tout le loisir d’assister au spectacle de Lamia qui, se précipitant vers une malle de bonne taille, en sortit plusieurs herbes ainsi qu’une multitude de bâtonnets d’encens. Elle s’attabla ensuite à confectionner de petites poches dans lesquelles elle mélangea tout un tas de différents ingrédients qu’elle vérifiait scrupuleusement à la lumière du jour. Marmonnant des noms et des attributs connus d’elle seule. S’ensuivit une disposition stratégique au travers de la grande pièce ainsi que pour toutes les autres.
Enfin, elle envoya le maigrichon chercher une chandelle dans l’un des multiples couloirs de Couliour.
— Ma dame, annonça-t-elle finalement. Je tiens à vous prévenir qu’une fois tout ceci allumé, nous ne pourrons pas revenir dans cette pièce avant quelques heures.
Sa chandelle dans une main, elle avait dit cela sur le ton de la confidence mais suffisamment audible pour les laquais les entourant et qui n’osaient pas bouger le moindre muscle.
À ces mots, Clare prit le temps de la réflexion et ses lèvres pulpeuses se plissèrent sous l’effet de la concentration. Lèvres auquel son auditoire restait suspendu.
— J’entrevois un terrible problème, dit-elle enfin.
— Lequel, ma dame ?
— J’ai faim.
— C’est un problème, en effet.
— J’ai peur d’être piquée, aussi…
— Je ne veux plus être piquée, non plus.
— Nous devons pourtant partir d’ici ! Fais quelque chose, Lamia !
La dame de parage se tourna face aux quatre domestiques qui sursautèrent dans un bel ensemble.
— Toi ! aboya-t-elle en pointant le plus proche dans un premier temps. Tu t’occupes de nous trouver un panier dans lequel tu entreposeras faisan, salade et autres douceurs ! Et joli, le panier ! Vous deux ! Trouvez-nous tout ce qui peut être nécessaire à un pique-nique idyllique ! Et idyllique, j’ai dit !
Alors que les trois premiers désignés se précipitaient accomplir leurs tâches sans y réfléchir à deux fois, Lamia prit une grande inspiration en se grattant une nouvelle fois la nuque. Sa chandelle toujours à la main.
— Mais que me prépares-tu, Lamia ? s’enquit sa maîtresse.
La dame de parage ricana avant d’afficher son plus beau sourire.
— Nous allons pique-niquer dans le bois de Nabar, aujourd’hui, ma dame !
— Tu n’es pas sérieuse ?
— Oh, mais si…
— Il nous faut un carrosse.
— Et des gardes, ma dame…
— Lamia, fais quelque chose !
Toujours avec sa chandelle, celle-ci fit de nouveau brusquement face au dernier serviteur qui tremblait de tous ses membres. En effet, flambeau en main, la plantureuse brune évoquait sans mal une divinité annonciatrice d’un glas à venir. Évidemment, cet infortuné serviteur n’avait nul besoin d’une telle comparaison pour automatiquement craindre le comportement changeant et incompréhensible de ces effrayantes lunatiques. Des personnalités dont il allait devoir assurer le confort et qui se révélaient être, dès les premières minutes, de terribles et capricieuses tortionnaires.
— Et toi…
Le domestique se raidit alors que Lamia s’adressait à lui. Ses yeux de biche réduits à deux fentes où la cruauté se mêlait à l’amusement, en plus du devoir.
— Tu vas aller trouver Alistair et lui dire que nous voulons un carrosse ainsi que quatre gardes de Couliour. Parmi ses meilleurs hommes, je dis bien !
— Lamia, n’oublie pas de préciser. Je ne veux pas de rustres.
— Oui, ma dame, acquiesça la brune avant d’aviser le pauvre bougre. On ne veut pas de rustres ! Des gens beaux et soignés, en armure ! Si j’en vois un seul mal rasé, je ferai de ta vie un enfer, tu peux me croire ! Comment t’appelles-tu ?
Le domestique avala péniblement sa salive avant de répondre.
— Mikel.
— Bien, … Mikel.
Sur ce, elle prit la direction de leurs quartiers, toujours munie de sa chandelle. Au moment même où elle entrouvrit le battant, elle avisa le dénommé Mikel avec une moue courroucée.
— Serais-tu atteint d’une infirmité mentale ou physique quelconque, Mikel ?
— Non…. Bien sûr que non, votre seigneurie.
— Alors que fais-tu encore ici ?
Après un dernier sursaut couplé d’une révérence maladroite à l’adresse des deux femmes, le valet Mikel prit la poudre d’escampette dans un semi-trot hâtif. Ceci sous le regard d’une Lamia qui se délectait visiblement de la situation.
Le pauvre laquais n’avait pas encore disparu qu’elle se tournait vers sa maîtresse, habillée de son habituel sourire sadique.
— Je vais commencer au plus vite, ma dame. Cela hâtera notre personnel qui aura encore à œuvrer à l’intérieur.
Les lèvres de la pupille frémirent. Signe imperceptible qu’elle effaça aussitôt et acquiesça le plus sérieusement du monde en croisant les bras.
— Fais donc, Lamia. J’attends.
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