Chapitre 53
Si la remarque de Lorain avait occasionné un silence embarrassé, c’était sans commune mesure avec ce que provoqua la demande du duc des Tisseuses. Stupéfaction et gêne se mêlaient en un abasourdissement pesant.
Bien que soufflée par l’audace de l’inquiétant duc, Clare et Lamia se gardèrent bien d’échanger le moindre regard, préférant observer une expression empreinte de curiosité à l’égard de l’intendant. Comme deux nobles dames, avides des potins, se devaient.
Il était plus que naturel de vouloir en savoir plus sur les aventures de l’un de leurs camarades d’enfance. Et plus précisément sur les Royaumes Francs et quelques-uns de leurs mystères.
— Et que désirez-vous savoir exactement ?
Tout en formulant, il s’était saisi d’un fromage à l’aspect dentelé qu’il entreprit ensuite de badigeonner de confiture. Ceci dans un naturel que devaient lui envier la plupart des barons présents.
Elias Creed continuait de sourire.
— C’est que… j’ai tant de question, soupira-t-il. Les chevaliers de l’Ilir sont-ils les combattants d’exception que l’on décrit ou s’appuient-ils juste sur leur extraordinaire acier ? La Reine Seriane est-elle aussi belle et bienveillante qu’on le dit ? Qu’en est-il de la pierre de l’Ilir ? A-t-elle vraiment les vertus qu’on lui prête ? Les arbres sont-ils réellement emprisonnés dans le cristal de l’Arn Ilir ?
À ces questions innocentes, les visages se détendirent à la table. Amenant sourires ici et là, en plus de mines visiblement intriguées. Bien qu’hors contexte par rapport aux questions que Clare et Lamia étaient venues chercher, il était force d’avouer que les interrogations du duc des Tisseuses détenaient un intérêt certain.
Un intérêt qu’elles n’avaient nul besoin de mimer.
Cependant, cette soudaine attention générale à sa personne ne sembla pas modifier le comportement d’Alistair Rofocade qui, avec flegme et son habituel enthousiasme, lécha la confiture du bout de son index avant de répondre.
— Vous m’avez l’air bien renseigné pour aussi bien cibler vos questions, commença-t-il. Il est vrai que j’ai passé quelques temps en Iliréa. Et bien que je ne sois pas en mesure de répondre entièrement et avec précision à vos interrogations, je vais faire de mon mieux.
Il reposa précautionneusement son bout de fromage décoré de mûre avant de reprendre sous l’œil attentif du baron de Nabar, de même que sa femme.
— J’ai passé une année d’étude dans le Royaume Vert. Une année où j’ai été mêlé aux classes et aux jeunes des villages peuplant Iliréa.
— Peuh ! l’interrompit presque aussitôt Artance avec son mépris naturel. Vous êtes un noble, Alistair ! Il aurait été plus convenable de vous placer avec les autres nobles du Royaume Vert ! C’est insultant !
— Les classes ne sont pas réparties de cette manière en Iliréa, corrigea l’intendant en s’inclinant humblement à l’attention de la baronne, comme pour s’excuser de la reprendre. Elles le sont en fonction de l’âge, dans un tronc commun qui dure plusieurs années obligatoires, avant que l’élève ne puisse se spécialiser dans le domaine qu’il souhaite et pour lequel il est apte.
— Une égalité des chances…, constata Lorain.
La dureté avait quitté ses yeux francs et sincères pour se pâmer d’une expression lointaine. À l’image du reste de l’auditoire, il était suspendu aux lèvres d’Alistair Rofocade qui fit comme s’il ne l’avait pas entendu.
Sa mère, par contre…
— C’est absurde ! éructa-t-elle sèchement. On ne mélange pas le sang des nobles avec celui des roturiers !
Face à cette sagesse, Lorain resta de marbre tandis qu’Alistair Rofocade, lui, acquiesçait de nouveau.
— Le débat serait long et je laisse, sa seigneurie, seule juge…, admit-il à l’attention d’Artance de Nabar. Je ne fais qu’éclairer le duc Creed de ce dont j’ai été témoin dans le Royaume Vert. Royaume qui attache peu d’importance au sang. Ceci nous amène à la mansuétude, propre à la Reine Seriane Arnéil qui cautionne et pérennise ce système de pensée. En ce qui concerne sa bienveillance, je ne saurais vous en dire plus. Les Royaumes Francs ont leur façon de penser bien à eux. D’où cette quasi-autarcie qu’ils entretiennent.
Il avait dit ceci d’un ton léger alors que se détendait visiblement le baron François de Nabar. Ne manquant pas de noter cela, Clare avait la nette impression que la question d’Elias Creed sur la bienveillance de la Reine Seriane venait tout simplement d’être éludée. Au vu du contexte, l’idée même d’un Royaume Vert à l’éthique impeccable en devenait inévitablement des plus embarrassantes, même si une telle morale restait impossible.
La pupille était bien placée pour le savoir. Irile excellait dans le domaine des apparences chaleureuses.
Iliréa avait certainement son pesant de faussetés…
— Mais vous dites, vous-même, que les chances sont les mêmes pour tous, souleva Lorain. Ceci dénote une ouverture d’esprit qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Les visages de la majeure partie des convives se renfrognèrent à cette nouvelle remarque du jeune homme qui ne fit pas mine de s’en émouvoir. Au contraire, il se cantonnait à soutenir le regard impassible de l’intendant dont la seule trace de scepticisme se limitait à ses lèvres légèrement pincées.
— Je laisse cela à votre entière interprétation, jeune maître, répliqua-t-il. Je ne fais que rapporter les faits.
— Lorain, je vous ai déjà sommé de ne pas importuner Alistair ! intervint à nouveau Artance de Nabar, avant d’ajouter d’une voix assassine à l’intention de tous. Là où mon fils entraperçoit l’ouverture d’esprit, je ne vois qu’anarchisme et aspirations dangereuses. Les titres et les rangs existent pour une excellente raison. Pour maintenir l’ordre. Que deviennent les sujets sans aucun maître pour leur dire quoi faire ? Quel dessein derrière ce mélange de strates répugnant ? Voilà les bonnes inquiétudes ?
Bien sûr, mon fils ne supporte pas sa condition. Préfère même faire le valet et mettre la table ou planter des fleurs ! Il ne se rend aucunement compte de la chance qu’il a !
— Je suis conscient de la chance que j’aie, Mère. Si je vous ai offensé, je m’en excuse.
Son ton était égal et ses yeux toujours aussi francs.
— Allons, Artance ! tiqua François de Nabar, la voix presque tremblante. Ne soyez pas aussi sévère avec notre fils. Lorain reste un doux rêveur idéaliste. Et bien que cela soit sujet à inquiétude, il n’y a nulle raison de le houspiller !
Il ponctua sa légère réprimande en caressant les doigts de la baronne qui en releva d’autant plus le menton. Dans le même temps, il avisa Lorain d’un œil qu’il ferma convulsivement en deux temps.
— Lorain ? Un doux rêveur ? répéta Elias Creed, sceptique, en faisant disparaître le sourire railleur de Graber. Voilà bien une chose dont il ne m’a jamais donné l’impression.
Il tourna la tête vers le jeune baronnet.
— Vous êtes entré dans la garde de votre père bien jeune, n’est-ce-pas ? Et avez gagné le grade de capitaine en un temps record, d’après les dires.
— Vous êtes bien renseigné, duc Creed, acquiesça Lorain.
— Je vous en prie, appelez-moi Elias.
Le baron du Silat éructa bruyamment à la suite de cet échange. Sans faire mine de s’excuser, il prit la parole de sa voix graveleuse.
— En ces temps de paix, il n’est guère difficile d’obtenir ses galons en s’interposant dans les bagarres de tavernes !
— Je suis d’accord avec vous, Graber ! renchérit Artance. Ils sont bien plus ardus à glaner sur le Mur Frontière. Comme le fait notre tendre Gaylor en ce moment-même. Je n’ose imaginer à quels dangers il se trouve confronté…
— Nul besoin d’effrayer nos invités avec cela, ma douce épouse, coupa précipitamment le baron de Nabar avec un sourire aux tics renouvelés. Je ne pense pas que la pupille, dame Lamia ou le duc Creed souhaitent être ennuyés avec ces faits.
Alors que le baron terminait sa phrase, Clare sentit sa dame de parage se raidir à ses côtés. Une tension qu’elle-même ressentait. Sachant pertinemment qu’il s’agissait là d’une occasion à ne pas manquer, elle s’empressa donc de tourner une mine inquiète à l’attention d’Artance de Nabar. Celle-ci lui paraissait d’humeur plus volubile et ne semblait absolument pas maîtriser l’art de la langue de bois, à l’inverse de son mari ou encore d’Alistair.
— Nous effrayer ? Je ne comprends pas ? Est-ce au sujet de la caravane du marché des Sons ? J’ai ouï dire qu’elle avait été attaquée par des brigands. Avez-vous retrouvé les coupables ?
Elle avait opté pour la carte de l’ingénuité dont les connaissances ne se limitaient qu’aux potins de cours alimentés des rumeurs. La baronne se constitua une expression proprement consternée, tout en niant de son menton bien haut.
— Loin de là, ma pauvre enfant ! s’exclama-t-elle. Ne vous a-t-on pas prévenu en Irile ?
— Artance…
François de Nabar allait de nouveau interrompre son épouse loquace dans ses révélations. Cependant, c’était sans compter la présence d’esprit de Lamia qui, faisant comme si ce dernier n’avait pas ouvert la bouche, avisa directement sa maîtresse.
— Je vous l’avais dit, ma dame ! Ce sont les Rolfs qui sont derrière cela…
Bien qu’elle ne fasse mine de seulement s’adresser à Clare, ses propos furent audibles pour tous et la pupille, poursuivant dans la lancée, eut tôt fait de présenter un regard inquiet à l’intention du baron de Nabar.
— Est-ce vrai ?
Sa voix se brisa alors que ses yeux se faisaient implorants. Pleins d’un désespoir qui serra les cœurs des convives.
— François.
Le regard d’Artance était sans équivoque à l’encontre de son mari qui se trémoussa sur sa chaise, mal à l’aise et visiblement partagé.
Il offrit finalement à Clare un sourire qui se voulait rassurant.
— La situation n’est pas à ce point critique, affirma-t-il. Car sinon, il ne vous aurait jamais été permis de séjourner à Nabar, vous vous en doutez bien.
— La caravane a pourtant été attaquée, insista la jeune femme avec un brin de panique dans la voix.
— Elle l’a bien été. Un nouveau tic vint lui fermer l’œil droit. Il n’est cependant pas utile de s’alarmer outre…
— Les survivants dénoncent les Rolfs, le coupa Graber en éjectant un bout de saucisse qui alla atterrir dans son verre. Inutile de prendre des gants ! Ces sauvages ne se sont jamais rangés à l’Équilibre, nous le savons tous. Il aurait été préférable de les annihiler il y a vingt ans !
— Dites-vous qu’une nouvelle Guerre de la Chair pourrait survenir à tout instant ?! fit mine de s’horrifier Lamia.
Un vilain sourire se dessina sous la barbe de l’hirsute maître du Silat alors qu’il lorgnait la jolie brune sans vergogne.
Il ouvrit la bouche pour répondre mais Alistair Rofocade le devança.
— Nulle question de cela, dame Lamia. En dépit de l’avis de mon voisin, nous n’en sommes pas là. Et de loin, si vous me permettez. Comme tentait de vous l’expliquer Sa seigneurie… Il avisa le nerveux François de Nabar. La caravane a effectivement été attaquée et malgré les dires des quelques témoins, il est très possible que les coupables ne soient qu’une poignée de Rolfs non rangée à l’Équilibre. Les Baronnies ont donc pris les devants, quelques semaines plus tôt, d’envoyer missives dans le but de prévenir les autres royaumes. Grâce à cette initiative, aura bientôt lieu un Conseil d’Irile où le peuple Rolf pourra s’expliquer et trouver les coupables. Nous sommes certains que l’autorité spirituelle du peuple Rolf, le Cranck Pav Erys, ne saurait tolérer pareilles exactions.
Il ramassa le bout de fromage délaissé quelques instants avant pour en lécher la confiture.
— Il n’est donc pas question de vous inquiéter, mes dames. Tout ceci est une affaire entre dirigeants. Nous n’escomptons pas une nouvelle Guerre de la Chair.
Un court silence vint accueillir cette remise à niveau. Silence où différentes expressions pâmaient les visages des barons et baronnes. Soulagement pour François de Nabar jouxtant le scepticisme de son épouse et l’agacement de Graber. Neutralité étudiée pour le reste de la table alors que Lorain, lui, veillait à se concentrer sur son plat auquel il n’avait pas encore touché.
Un court silence vite brisé par Elias Creed qui était resté étrangement silencieux jusqu’à maintenant.
— Vous n’escomptiez pas une Guerre de la Chair et pourtant, vous avez mis un point d’honneur à immédiatement prévenir les autres royaumes de l’imminence d’une nouvelle, fit-il remarquer d’un ton léger. Vous comprendrez qu’il est facile qu’une telle annonce puisse bouleverser l’ensemble des Contrées. Y instaurer même une paranoïa explosive. Les évènements d’il y a vingt ans ont laissé de telles séquelles…
— C’est pour cela que les missives étaient à l’attention des plus hautes autorités de chaque royaume, contre attaqua Alistair avec calme. Et à ces autorités seules, bien que cette information ait pu filtrer jusqu’à des personnes de confiance telle que vous, j’en suis certain.
Il observa une pause avant de reprendre, le temps que sa dernière remarque ait l’effet escomptée. Une simple pause durant laquelle le duc des Tisseuses acquiesça.
Il n’était guère surprenant que ce puissant personnage ait accès aux documents des hautes sphères. Il restait l’un des hommes les plus riches de Soreth. Cependant, Clare et Lamia prirent le soin, à l’image des baronnes Médrine et Lysette, d’adresser au jeune homme des expressions stupéfaites.
— Bien que nous ayons pris les dispositions propres à la défense de notre Mur Frontière et du Barrage Nabarois, poursuivit l’intendant. Nous avons également tenu à garder les populations des Baronnies dans une ignorance partielle de la situation. Seules quelques informations, comme l’attaque de la caravane, ont été divulguées. Les témoignages sur les Rolfs, cependant, scrupuleusement tenus au secret.
Il est clair que les autres royaumes auront fait de même. Personne ne veut d’une panique générale.
— À la condition que cette information ne filtre pas jusqu’à des personnes mal intentionnées…, laissa trainer Elias Creed.
— À cette condition, duc Creed, acquiesça Alistair en plongeant son regard inexpressif dans les grands yeux hypnotiques de son interlocuteur.
Un affrontement silencieux qui se déroula sur quelques secondes avant que le duc des Tisseuses ne se tourne vers son taciturne voisin.
— D’où la nomination d’un commandant de la garde nabaroise au titre de baron du Rhondos, si je ne me trompe. Je crois me rappeler que, depuis la mort du baron Bérigne, le Rhondos était resté sans maître officiel.
— C’est exact, duc Creed, confirma le Baron Guerald avec promptitude.
— Et comment gérez-vous ces nouvelles fonctions ?
Sans qu’il n’hausse la voix, le ton d’Elias Creed n’en restait pas moins impérieux. Loin de sembler baron, Guerald du Rhondos évoquait bien plus le soldat qu’il avait toujours été.
— Guerald s’en tire très bien, s’empressa de placer François de Nabar. Il est certain qu’au vu des récents évènements, nous avons préféré placer un homme de confiance chevronné à la tête du Rhondos. Pour prévenir à tout type de menace en provenance des Contrées Chantantes. Dans le but de rassurer d’autant plus la pupille et dame Lamia, j’irais même jusqu’à dire que nous avons fait de même avec les royaumes longeant le Mur Frontière. Une mesure de sécurité excessive, j’en conviens, mais comme le dit le proverbe, « Prudence est mère de sûreté » !
Il émit un rire nerveux alors qu’Artance lui adressait un regard furibond.
— Le Rhondos aurait dû revenir à notre tendre Gaylor et non à un simple soldat ! cracha-t-elle comme si ce dernier n’était pas à la table. Au lieu de cela, vous l’avez envoyé dans la Bande Centrale ! Au milieu de bouseux et de paysans…
— Gaylor est mon neveu ! rugit soudainement François de Nabar avec une violence aussi inouïe qu’inattendue. J’ai déjà pris note de vos volontés lorsque je l’ai placé à l’Entonnoir ! Pour le reste, il devra s’acquitter de la tâche qu’il lui a été confiée !
Pour le coup, la baronne en fut réduite au silence sous l’œil réjoui de Graber pour qui, le rabaissement d’une femme semblait être une véritable jouissance.
Le menton hautain de la belle et méprisante Artance trembla alors qu’elle jetait un regard haineux à l’encontre de Lorain pour ensuite en reporter un empli de défi envers Clare comme pour la dissuader du moindre sourire. Durant ce temps, François de Nabar achevait d’engloutir un petit morceau de jambon cuit avant de taper dans ses mains.
— Peut-être serait-il temps que nous passions au plat de résistance ? s’enquit-il en adressant au duc Creed un sourire crispé puis se tournant vers Clare et Lamia. Et que vous découvriez les attentions du baron des Embruns à vos égards, mes dames.
— J’ai… hâte, esquissa la dame de parage qui tentait visiblement de réfréner son contentement quant au traitement d’Artance.
Un rapide balayage apprit à Clare que personne, à part Lamia et elle, ne semblait s’étonner de cet éclat du baron de Nabar. Cet homme n’était pas si effacé que ce qu’elle avait pu penser au premier abord. Autour d’eux, les domestiques s’étaient immédiatement mis en branle. Débarrassant plateaux et couverts à une vitesse effarante. En un rien de temps, arrivèrent charriots et cloches chargés de nouvelles victuailles et comme l’avait sous-entendu leur hôte, il s’agissait essentiellement de fruits de mer. Crabes, langoustes, crevettes, calamars, multitude de poissons multicolores…, le baron Lormet avait visiblement mis un point d’honneur à combler son absence par une invraisemblable quantité de ses produits locaux.
En son for intérieur, la pupille ne s’en trouvait que plus retournée. Promettant silencieusement au baron déserteur un retour sur cette attention… Se jurant également de ne plus faire de pique-nique avant très longtemps.
Cette fois-ci, un véritable silence prit place. Inconfortable et pesant, il eut vite fait d’imposer une sensation de malaise palpable alors que tous prenaient bien soin de se concentrer sur leurs assiettes.
— Ce crabe est délicieux ! finit par s’exclamer François de Nabar, son œil droit se fermant encore alors qu’il se débarrassait d’une pince de forte taille. Alistair ! N’étiez-vous pas en train de nous conter votre séjour dans les Royaumes Francs ? Je suis persuadé que le duc Creed reste sur sa faim ! Laissez-vous aller et régalez-nous donc…
— Si sa seigneurie insiste…, commença l’intendant.
— J’insiste ! Il y aurait meilleure ambiance à des funérailles !
Son rire nerveux se fit entendre alors qu’il cherchait l’attention de son épouse qui préférait pointer son menton ailleurs. Le regard de nouveau fuyant, le baron adressa un sourire à Elias Creed qui salua l’idée sans un mot. À l’évidence, ces interrogations sur les Royaumes Francs avaient laissé place aux nouvelles sur le Mur Frontière dans son esprit. Un Mur frontière dont les royaumes avaient changé de barons.
Il y avait du changement dans les Baronnies…
— À vrai dire, poursuivit François de Nabar. Je meurs d’envie d’en savoir plus sur la pierre de l’Ilir. Il me paraît tant étrange de délaisser les Architectes pour un caillou jaillissant d’une salle…
Il offrit un sourire condescendant à l’ensemble de la table. Le mépris confortant son assurance et faisant, par là même, disparaître ses tics.
— Dans les faits, les iliréiens reconnaissent la toute-puissance des Architectes, seigneur, corrigea Alistair Rofocade avec humilité. Cependant, ils cantonnent leurs pouvoirs à la création de ce monde. Pour ce qui est de la pierre de l’Ilir, ils restent persuadés que par celle-ci transitent les âmes de leurs défunts. Rejoignant, par la suite, les vertes terres du royaume et assurant ainsi leurs fertilités.
— C’est étrange, osa Clare. Reconnaître les Architectes sans pour autant les vénérer…
Elle échangea un regard circonspect avec Lamia qui fit la moue. Elle avait dit cela dans l’intention seule de participer à la conversation. Prenant bien soin de prendre part aux discussions n’ayant pas d’intérêts dans le cadre de sa mission.
— Ainsi vont les choses en Iliréa, continua Alistair. Il ne s’y trouve pas de lieu de culte. Les habitants croient, tout simplement. Cela fait partie intégrante de leur mode de vie qui reste bien simple, je vous l’avoue.
— En effet, approuva François de Nabar. Cela me semble bien simple et je ne peux m’empêcher de penser qu’une telle façon de vivre offre tout le risque de rendre un peuple bien simple, également. Des habitants à la pauvre culture, ainsi qu’aux esprits malléables à souhait.
— Insinueriez-vous que la pratique de croyances modérées entraînerait une régression de l’esprit, Père ?
Lorain venait, pour la première fois, de s’adresser directement à son père. Et ni son ton, ni ses yeux, ne dissimulaient le scepticisme qui l’habitait alors qu’il poursuivait :
— Vous-même, n’avez pourtant pas fait grand montre de renouer avec le Saint Siège. Cantonnant l’Archevêque, ainsi que ses apôtres, au Croissant.
— L’Archevêque n’en est plus un depuis qu’il a accédé au titre de baron ! s’écria François de Nabar. Et il faut voir ce que ça a donné ! La pègre du Croissant n’a jamais été aussi puissante qu’aujourd’hui…
Il réfréna son coup d’éclat à ses balbutiements. Inspirant profondément pour s’exhorter au calme sous le regard de son fils qui ne cillait pas le moins du monde.
Une fois ce calme revenu, il avisa ce dernier.
— Je ne désignais nullement les croyances du Royaume Vert, mon fils. Seulement un mode de vie simple, comme nous le révélait Alistair. Sans véritable possibilité de s’élever. L’homme tend à progresser intellectuellement et socialement par son ambition. C’est avec cet état d’esprit que l’on en vient à rejoindre cette élite dominante.
— J’ai l’impression que le royaume d’Iliréa a opté pour une culture moins tournée vers l’individualisme…, commença Lorain.
— Il y a des dirigeants et des dirigés ! l’interrompit son père en frappant du poing sur la table et faisant sursauter les convives. Une nation de moutons bercée dans la simplicité et la naïveté est une nation dangereuse quand il s’agit d’Iliréa. Ils détiennent l’aclérium et pourraient nous annihiler au moindre mot de leur Reine. Il tourna un regard radouci à l’attention de Clare et Lamia. Bien entendu, chose peu probable. Mais un monarque doit penser à toutes éventualités. Puis se tournant vers Lorain. Tâche d’être moins candide et plus alerte, fils !
Le jeune baronnet aux yeux francs s’inclina à ce conseil. Toujours avec ses yeux francs…
Le silence revint suite à cette altercation. Un silence que Clare et Lamia se gardèrent bien de briser. Le baron de Nabar s’avérait être on ne peut plus lunatique et elles étaient censées rentrer dans ses bonnes grâces ainsi que glaner des informations importantes pour la Main.
Les conversations reprirent avec « simplicité ». Se limitant dans un premier temps à Nabar et ses alentours. Puis s’ensuivit un débat sur les ressources raffinées dont recelaient les Hauts Royaumes des Baronnies et que s’évertuait à encenser tour à tour chacun des barons présents. Clare et Lamia échangèrent de nombreuses platitudes avec les baronnes. Et durant ce temps, cette première entreprit de tisser des liens précieux avec celle qui, dans le secret toujours gardé, devait devenir sa belle-mère.
Artance de Nabar se montra charmante bien que son menton reste haut et que son regard évita tout le long celui de son mari qui s’acharnait vraisemblablement à se faire pardonner ses éclats. Cette grande dame austère assura même à la pupille et à Lamia qu’elles partageraient, en compagnie d’autres invitées, un goûter entre dames dans le but de s’étendre sur des sujets plus appropriés à leurs conditions de femme. Ceci dans les jours qui suivraient…
Nul doute que ce dîner se serait terminé sur ces civilités dans le cas où Elias Creed, qui avait régalé son auditoire de par ses connaissances sur les Baronnies, n’avait pas enjoint Alistair Rofocade à une dernière question. Une question qui ramena les convives au silence dans une attente insoutenable, tant la curiosité qu’elle suscitait se faisait palpable.
— Si notre hôte le permet, Alistair ? J’aurai une dernière question à propos des Royaumes Francs…
Le jeune duc offrit un sourire désarmant à François de Nabar qui tiqua avant de donner son assentiment de bonne grâce. Alistair, lui, haussa un sourcil alors qu’il pliait sa serviette pour la déposer à la gauche de son assiette.
— Sur la chevalerie de l’Ilir ? anticipa l’intendant en vérifiant ses ongles. Nous n’avions pas eu le temps d’aborder le sujet et la réponse est aussi concise qu’évidente. Elle est à l’image des rumeurs que l’on colporte…
— Je vous remercie, répondit le duc de Tisseuses. Mais il ne s’agissait pas de cela… Il hésita. À vrai dire… Vous avez forcément rencontré le Don, lors de votre séjour en Iliréa. Comment est-il ?
Il est vrai que le prince Ezéquiel est un personnage à part entière. De même que Cormack, je peux te l’assurer. Je ne suis pas certain de l’avis que tu te ferais d’eux dans le cas où tu venais à les rencontrer…
Clare sursauta alors que les paroles de Joseph Graysons venaient une nouvelle fois la hanter. Secouant la tête pour les chasser, elle recentra son attention sur Alistair qui avait l’air de chercher soigneusement ses mots. Son auditoire tout ouï, il se saisi délicatement de son verre de vin, tout en faisant tournoyer le liquide sombre qu’il contenait. Et durant ce temps, barons et baronnes penchaient la tête avec avidité ou observaient une nonchalance peu crédible. Elias Creed, lui, attendait patiemment, une main soutenant son délicat menton tandis que Lorain béait légèrement à l’attention du grand et gros jeune homme aux yeux pâles et inexpressifs.
L’image du jeune maître de Nabar perdu dans la contemplation des Contrées Chantantes lui revint. De même que cette anecdote sur sa tentative de fugue…
— Cormack…, commença Alistair avant de se reprendre. Je veux dire, le Don, n’est pas vraiment ce que l’on peut s’imaginer. Je n’en dirai pas plus, car mes souvenirs de cette époque ne sont pas clairs…
Voilà qui ressemblait à une pitoyable excuse et personne ne fut dupe. Bien qu’Elias se contenta d’acquiescer sans prendre l’initiative d’insister. Clare et Lamia échangèrent un regard. Alistair les avait définitivement habituées à mieux.
— Et en ce qui concerne le prince Ezéquiel ? lança la pupille.
Les paroles de l’ancien régent d’Irile omniprésentes dans son esprit l’avaient comme forcée à placer cette question. Sans même qu’elle n’ait eu le temps de réfléchir.
Et si elle fut surprise de ce manque de concentration de sa part, cela n’était rien comparé à celle qu’elle éprouva devant le brusque changement d’attitude de l’intendant de Nabar. Un changement qui s’amorça par l’explosion du verre de vin sous la pression aussi soudaine qu’incontrôlée de ses doigts.
— Ezéquiel…, murmura-t-il d’une voix sourde. Ezéquiel.
Alors que les mines alentours se faisaient stupéfaites devant ce comportement que personne ici ne lui avait jamais connu, Alistair Rofocade braqua sur Clare des yeux où ne régnait qu’une fureur insondable. Cela ne dura qu’un instant car, après quelques tremblements, ils reprirent leur habituelle impassibilité et c’est presque calmement mais froidement que l’intendant s’exprima :
— Prince d’Iliréa ou pas, affirma-t-il avec une profonde sincérité à l’attention de Clare. Sachez que si Ezéquiel Arnéil approchait à moins de vingt pas du Mur Frontière, j’ordonnerais qu’on l’abatte de plusieurs volées de flèches !
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