Chapitre 60
— Mais qu’est-ce qu’on a fait ?! s’écria Caes. Mais on est complètement timbré ! Ce n’est pas possible d’être aussi con !
Le chevalier fulminait, en proie à une colère dévastatrice qui occultait sa gueule de bois. Il se tourna vers Ezéquiel et pointa un doigt rageur sur le jeune prince qui se massait les tempes.
— Je peux savoir ce qui vous a pris de proposer notre aide de cette manière ?
Le jeune homme grogna alors qu’il tentait d’apaiser son violent mal de crâne.
— L’alcool…, finit-il par répondre.
Ils s’étaient réveillés, pas moins d’une demi-heure plus tôt, comme ils s’étaient effondrés la veille. Cormack sur la table, le verre à la main. Ezéquiel et Caes sur les chaises, Kappa à même le sol et qui y dormait toujours. Gravis et son oncle, bien plus matinaux, car habitués aux beuveries, étaient partis en leur laissant un mot comme quoi ils faisaient un tour aux vignes.
Le réveil avait été particulièrement difficile. Douloureux et brumeux. Petit à petit, les souvenirs étaient revenus. Le duel lancé par le baron Gaylor pour s’approprier le domaine des vignes, la compassion qu’il en avait ressentie pour les Petitpieds, la déclaration les assurant qu’ils les aideraient…
Caes avait raison. Qu’est-ce qui avait bien pu leur passer par la tête ? La détermination qui l’animait la veille avait fondu comme neige au soleil et ses mots lui paraissaient désormais ceux d’un enfant en bas âge complètement inconscient.
Et le conseil d’Irile dans tout ça ? Le conseil qui allait décider de l’avenir des Contrées et où il leur fallait impérativement se présenter. Ils étaient la voix de tout un peuple, bon sang ! Le Rolf se prit le visage dans les mains. Il n’aurait jamais dû boire autant. Le malaise qu’il ressentait en ce moment était incommensurable. Il avait pris la décision la plus irresponsable qui soit et il devait réparer cela. Quitte à revenir sur ses paroles et à briser les espoirs des Petitpieds…
— L’alcool ?! rugit Caes. On ne vous laissera pas tomber ? Il jeta un regard noir à Cormack qui replongea son visage dans ses mains. Mais vous vous foutez de moi ?!
Il envoya valdinguer la chaise sur laquelle il avait passé la nuit d’un formidable coup de pied. Celle-ci alla se briser sur le bar à quelques pas de là. Le chevalier se prit ensuite la tête à deux mains et s’enjoignit au calme, inspirant et expirant profondément. Il finit par se tourner vers eux de nouveau et poursuivit d’un ton plus posé mais dangereux.
— Ma mission est de vous escorter en Irile puis de vous ramener chez nous. C’est notre mission! À moi, à Kappa, à Bern et à tous les autres qui ont perdu la vie en tentant de la mener à bien…
Il marqua une pause et déglutit. Subitement pris de nausée en évoquant ses camarades tombés, avant de reprendre d‘une voix plus douce.
— Je suis aussi fautif que vous. Hier, je me suis noyé dans l’alcool. Peut-être pour oublier tout cela…, je n’en sais rien. Nous avions traversé beaucoup d’épreuves et j’ai choisi cette échappatoire. J’ai mis de côté mon devoir de chevalier et, par là même, fait défaut à mon code de chevalerie, à ma Reine et nos morts! Son ton se durcit. Alors comprenez-moi bien! Voilà ce que nous allons faire. Nous allons nous excuser auprès de Gravis et de son oncle. Leur dire que nous ne pouvons rien faire pour eux. Le vieux conseiller est entre de bonnes mains. Nous pouvons le laisser ici sans crainte et viendrons le chercher à notre retour. Nous reprenons la route, continuons la mission comme il était prévu et je n’attends nulle objection de votre part !
Sur ces derniers mots, il avait braqué son regard sur le jeune prince qui se massait toujours le crâne en grimaçant.
— Tu as raison, Caes ! intervint Cormack. Nous devons continuer. Trop de personnes dépendent de nous.
Le chevalier se tourna vers lui et acquiesça gravement alors que le visage du Rolf se crispait. Tous deux se sentaient mal au plus haut point pour Gravis et sa famille. Pour le domaine des vignes qu’ils allaient laisser à la merci d’un baronnet tyran. Cependant leur devoir était primordial. Vital pour Iliréa, pour le peuple Rolf et tant d’autres. La situation devait être tirée au clair afin d’éviter une nouvelle Guerre de la Chair. Et cela ne pouvait se faire qu’en Irile…
Le jeune prince finit par se lever. Son regard passa, tour à tour, de Cormack à Caes.
— Vous avez raison, approuva-t-il. Trop de personnes dépendent de nous et notre décision d’hier est irresponsable dans le sens où nous nous contenterions seulement d’aider Gravis et son oncle.
Le chevalier brun parut se détendre de manière imperceptible aux propos d’Ezéquiel. Il hocha de la tête:
— Bien ! Puisque nous sommes d’accord…
— J’ai dit que cette décision serait irresponsable dans le cas où nous nous contenterions seulement d’aider Gravis et son oncle, le coupa Ezéquiel.
Le chevalier soupira comme si il s’était finalement attendu à ce que tout cela soit trop beau pour être vrai. Ezéquiel et lui sur la même longueur d’onde…
Il soutint le regard du jeune prince avec dureté et Cormack se mit à craindre que la discussion tourne mal. Mais qu’avait donc encore Ezéquiel en tête ?
— Moi, j’ai dit que je n’attendais nulle objection de la part de Cormack ou même de toi…, siffla Caes en effectuant un pas en avant, menaçant.
— Cela n’en est pas une, répliqua le jeune prince sans lâcher un pouce de terrain. Avant de prendre une décision comme celle-ci, il faut voir la situation dans son ensemble et ce n’est pas ce que tu fais. Tu te focalises sur ta mission et occulte tout le reste.
— Parce que toi, tu sais ce qu’il y a de mieux pour tout le monde peut-être ?! fulmina le chevalier brun. Tu ne fais rien sans qu’il y ait de l’intérêt derrière et tu n’hésiterais pas à salir la mémoire de mes frères d’armes qui avaient pour mission de te protéger !
Ezéquiel haussa un sourcil.
— Ce n’est pas en évoquant nos disparus que tu me feras adhérer à ton point de vue ! Tu pointes seulement un arbre du doigt et cela ne me fait pas occulter la forêt qui se trouve derrière…
Caes s’avança vers le jeune prince, visiblement prêt à en découdre mais Cormack s’interposa entre les deux, ses larges paumes contre les poitrines de ses amis.
— Tu n’as pas à en parler! Je t’interdis de les comparer à un putain d’arbre!
— Bon sang, Caes, arrête de te laisser dominer par tes émotions ! s’écria Ezéquiel. Tu ne vois donc pas ce qu’il se passe ici ?! Il y ces fortifications sur le Mur, des garnisons en pagaille, le barrage Nabarois est fermé et un baron se met à provoquer en duel tous les villages des Bas Royaumes. À cela, je rajoute que les Rolfs se préparent, selon toutes vraisemblances, à rentrer en guerre ! Grimjow Ravageur et les siens tiennent déjà positions et nous avons trouvé les cadavres de la foutue délégation Rolf !
Il se détourna et effectua quelques pas avant de se tourner à nouveau vers eux.
— Ah, et j’oubliais ! Nous-même avons été attaqués par les patrouilleurs ! Et c’est un miracle que l’on s’en soit sorti vivant. Quand est-ce que ça va te rentrer dans le crâne ? On ne veut pas de nous en Irile ! Quelqu’un de très puissant ne veut d’aucune délégation en provenance des Contrées Chantantes à ce foutu conseil !
Il se prit, à son tour, la tête à deux mains, s’ébouriffant ses cheveux gris, déjà hirsutes, au passage. Soufflant tant il était exaspéré, il leva les bras au ciel :
— Alors soit Caes ! Tu veux continuer la mission ! Continuons la mission ! Allons gentiment en Irile par des routes bien balisées de manière à ce que ceux qui veulent notre peau aient un peu plus de facilité à atteindre leur but. Ce sera plus rapide ! Parce que tu sais quoi ? On est loin d’être invincible et on finira par tomber à un moment ou à un autre. Qui sera le prochain ? Toi ? Moi ? Cormack ?! Tu veux continuer la mission? Très bien, mais tu signes notre arrêt de mort et tes frères d’armes, la délégation Rolf et tous ces passagers sur le transporteur seront morts pour rien !
Le jeune prince buta rageusement dans l’un des morceaux éparpillés, provenant de la chaise que Caes avait fait voler en éclat. Cormack laissa son bras retomber, permettant au chevalier d’avancer s’il le voulait mais celui-ci ne bougea pas d’un poil. Son regard passait de Cormack à Kappa toujours étendu dans un coma profond, puis à Ezéquiel appuyé contre le bar, les paumes crispées contre le bois. Jamais il n’avait eu l’air aussi impuissant. Jamais aucun d’entre eux ne s’était senti aussi seul… contre le monde.
Cormack ne put s’empêcher de penser à Leati…
— Merde !
Caes venait de lâcher ce juron qui, somme toute, résumait assez bien la situation. Le chevalier se mit à faire les cent pas avant de se tourner vers Ezéquiel.
— Quelles solutions avons-nous ?
Son ressentiment laissant place à la rigueur militaire, le chevalier était de retour. Il était inutile et même dangereux de nier l’évidence quant à la position dans laquelle ils se trouvaient. Les évènements donnaient raison à Ezéquiel sur beaucoup trop de points.
L’interpellé leva la tête.
— Pardon ?
— Quelles solutions ? répéta Caes, agacé. Tu avais raison. Je ne maîtrisais plus mes émotions et ne voyais que l’arbre et non la forêt. Toi, tu as une vue d’ensemble. Cela fait un moment que tu réfléchis au problème. Car je suis persuadé que tu n’avais aucune intention de rejoindre Irile et ceci, bien avant que nous n’atteignons les Baronnies. Je me trompe?
Le jeune prince se gratta la tête sous l’accusation mais finit par acquiescer. Voyant cela, Cormack grogna:
— Et tu comptais nous dire ça quand ?
Ezéquiel haussa des épaules.
— Depuis que nous avons trouvé la délégation Rolf. Je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement avec l’attaque du transporteur. La suite des évènements n’a fait que renforcer mes soupçons. Des Rolfs sur le pied de guerre, un barrage Nabarois bouclé, un Mur frontière à la sécurité excessive… Il y a des choses qui se passent ici et quelqu’un, voire un groupe de gens influents, se donne beaucoup de mal pour que ça ne se sache pas. Cette délégation Rolf voulait nous prévenir de quelque chose d’imminent, voire de déjà fait et on les a supprimés. Je suis persuadé que si nous tentions de rentrer maintenant, la même chose nous arriverait. Sans même compter Grimjow et ses tueurs qui ne nous oublieront pas de sitôt.
— Alors quoi, on est coincé ici ? s’écria Cormack. Envoyons un message en Iliréa !
Ezéquiel nia une nouvelle fois.
— Sans compter le temps que cela prendrait pour parvenir jusqu’à chez nous, je n’ose croire qu’un groupe capable de mobiliser une flotte de patrouilleurs n’ait pas les moyens de traquer efficacement de potentiels messagers.
— Ezéquiel, intervint Caes. Cela veut dire que nous n’avons aucun moyen de faire connaître notre situation à la Reine, ni de lui faire part de la nouvelle Guerre de la Chair à venir ?
— C’est à peu près ça…, grimaça le jeune prince.
Le visage du chevalier se décomposa, pâlissant si soudainement que Cormack crut qu’il allait s’évanouir. C’était mal connaître le soldat brun qui repartit automatiquement à la charge.
— Donc nous ne pouvons aller nulle part, réfléchit-il. Nulle part où nous pourrions être utiles…
— Je ne dirais pas ça, soupira Ezéquiel. La situation n’est pas aussi terrible qu’il n’y paraît…
— Moi j’en ai pas l’impression, grommela le Rolf.
— Réfléchissez ! Même si nous atteignons Irile dans les temps, les décisions du conseil ne se feront pas tout de suite. S’ensuivront des discussions sur tel ou tel problème par rapport au budget de l’un ou de l’autre. Notre présence est négligeable quant à débattre de tels sujets. Nous n’y connaissons rien… Et le temps que tout ce petit monde se mette d’accord sur la meilleure manière d’intervenir…, je n’ose imaginer. Nous ne connaissons personne de confiance en ces lieux et il serait trop hasardeux de croire qu’ils nous accorderaient crédit en l’absence de Maître Cène… Non Cormack, ne me cite pas Ravengrive ! Et le risque de faire confiance aux mauvaises personnes est trop grand ! Nous ne connaissons pas nos ennemis…
— À quoi penses-tu ? demanda le chevalier qui commençait à s’impatienter. Tu as bien un plan, non ? Comme à ton habitude…
Le jeune prince parut réfléchir un instant. Son regard passa de ses compagnons aux environs de la pièce, comme s’il y cherchait quelque chose.
— Un plan qui nécessite des informations, finit-il par dire. Cependant, vous allez devoir me faire confiance jusqu’au bout et je ne garantis rien pour autant…
— Te faire confiance alors que tu garantis que dalle ?! s’étrangla Cormack. Tu nous prends vraiment pour des…
— Ma foi…, c’est honnête, acquiesça Caes en s’autorisant même un sourire. Évidemment, ton plan passe par aider un baron et son neveu, si je comprends bien ?
— Tu as tout compris, sourit Ezéquiel à son tour. Ce sera déjà un bon début…
— Une petite minute, intervint Cormack. Désolé de stopper vos délires ! Tu as un plan d’accord…, mais un plan pour quoi exactement ?
Son ami afficha un air contrit.
— Je ne peux pas encore le dire exactement comme tu dis, biaisa-t-il. Mais une chose est sûre. Il va nous falloir agir par étape et la première de toutes est de savoir ce qu’il se passe ici… il lui adressa un clin d’œil… exactement !
Le Rolf tiqua.
— Il y a quand même un autre problème, Ezéquiel…
Le jeune homme haussa un sourcil, se demandant visiblement ce qu’il avait pu occulter avant même que son plan ne se mette en marche. Le Rolf laissa planer le silence quelques instants et finit par dire :
— J’espère que Maître Cène ne se réveillera pas tout de suite…
Les mâchoires du jeune prince se contractèrent alors que Caes pâlissait. Cormack jeta, lui-même, un regard à la dérobée en direction des escaliers. Le silence tomba alors que tous s’imaginaient la réaction à venir du vieux conseiller.
Elle serait terrible…, à n’en pas douter…
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