Chapitre 67

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Les pas dans l’escalier étaient le seul bruit de l’estaminet. L’établissement était pourtant loin d’être vide. Boursin Crieur marchait devant d’un pas mal assuré, un bandeau sur les yeux. Kappa, une main sur son épaule, le guidait de manière à ce qu’il ne chute pas sur les marches étroites qui grinçaient à chacun de leurs pas.

Une fois au milieu de la salle, le chevalier força le héraut à s’arrêter pour lui enlever le bandeau. Boursin put redécouvrir le dernier endroit où il avait pu se tenir en homme libre, la veille. Clignant des yeux, il prit le temps de s’accoutumer à la faible luminosité de la pièce. Son regard était craintif et il tremblait de tous ses membres. En le voyant si pitoyable, Cormack ne put s’empêcher de ressentir un élan de culpabilité quant à ce qu’ils lui avaient fait subir à son réveil. Même s’ils ne l’avaient pas touché, ils ne l’en avaient pas moins brisé moralement.

Que dirait Leati si elle l’apprenait… ?

Il eut l’impression que ses entrailles se serraient à cette inquiétante pensée. Jamais plus elle ne lui parlerait si elle le savait capable de telles choses. Elle abominait ce genre de comportement…

Ezéquiel prit la parole, interrompant ses pensées.

— Cher Boursin ! Avez-vous passé une agréable nuit ?

Le regard du héraut passa à toutes les personnes de la pièce. S’attardant un moment sur le baron Petitpieds, affalé sur son bar dans la contemplation de son verre de vin. Il revint enfin à Ezéquiel.

— Je… ne dirais pas ça, hésita-t-il.

— Bien, bien ! s’exclama le jeune homme en frappant des mains. Vous vous demandez sûrement pourquoi nous vous avons fait quérir.

Un sourire enjôleur apparut sur ses lèvres. Cormack glissa un regard en coin à son ami. Une chose était certaine ! Ezéquiel ne regrettait pas du tout leurs actions de la veille et il continuait d’harceler le pauvre homme.

D’ailleurs, des larmes montèrent aux yeux de celui-ci qui inspira profondément avant de bredouiller:

— Vous allez… vous débarrasser de moi, n’est-ce-pas ?

— Exactement ! s’écria joyeusement Ezéquiel.

Les yeux de Boursin roulèrent follement dans leurs orbites à l’écoute de cette affirmation qui résonnait déjà comme une sentence de mort à ses oreilles. Ses jambes tremblèrent de plus belle et menacèrent de ne plus soutenir son poids. Un sanglot lui échappa alors qu’un cri d’horreur muet restait coincé au fond de la gorge de Cormack.

— Je plaisante, lâcha malicieusement le jeune prince en adressant un clin d’œil au héraut mortifié qui sembla en défaillir de soulagement. En fait, cher Boursin, la raison de votre présence ici est que nous avons grandement besoin de vos services ! Pour être plus précis, nous désirons que vous poursuiviez votre mission…

Cormack, Kappa et le héraut lui-même ouvrirent de grands yeux ébahis. Poursuivre sa mission ?! Mais où Ezéquiel avait-il donc la tête ? Ils venaient de séquestrer et torturer moralement ce pauvre type afin de lui arracher des informations, bon sang ! Ils n’allaient pas le laisser partir comme ça !

— Poursuivre ma mission, répéta Boursin. Je… je ne comprends pas.

Ezéquiel soupira en levant les yeux au ciel.

— Voyons, cher Boursin ! Auriez-vous oublié ? Par les pouvoirs dont vous êtes investi, vous êtes venus ici pour annoncer et rendre officielle la revendication du domaine des Vignes par le baron Gaylor, lui-même en charge du passage de l’Entonnoir, exact ?

Le héraut le dévisagea un moment sans comprendre et finit par acquiescer. Acquiesçant à son tour, Ezéquiel continua:

— La suite logique est que vous alliez transmettre la réponse du baron du domaine des Vignes à ce même baron Gaylor, n’est-ce pas ?

Boursin regarda autour de lui, n’osant croire qu’il avait bien entendu ce que venait de lui déclarer son interlocuteur. Sa perplexité reflétait celle du Rolf qui n’en croyait pas non plus ses oreilles.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? finit-il par demander. Vous me retenez ici et me posez toutes ces questions dans le but de me relâcher ensuite ?! Vous me torturez encore, n’est-ce pas ? Vous n’en avez pas assez de me voir souffrir ? Vous êtes immondes… vous…

— Vous n’avez pas répondu à ma question ? coupa froidement Ezéquiel.

Tout amusement avait déserté son visage et ses yeux gris étaient froids comme la glace. Le regain de fureur du héraut fondit et il baissa la tête.

— Oui… C’est ma mission mais… je ne comprends pas…, je…

— Nous voulons tout simplement vous voir la poursuivre, l’interrompit de nouveau le jeune homme. Nous voulions des informations. C’est la raison de votre captivité et du traitement occasionné. Il n’a jamais été question de vous empêcher d’accomplir votre devoir.

— Mais vous… mais vous avez dit toutes ces choses hier…et lui… Il désigna Cormack en pointant vers lui un menton tremblotant. Il voulait même y passer la nuit à… à me besogner…

— Il n’a jamais été question de besogner qui que ce soit! rugit Cormack alors que Gravis lui jetait un regard horrifié. Il s’agissait de…

— Tout le monde avait compris, Cormack, intervint Ezéquiel alors que le Rolf fusillait Gravis Petitpieds du regard. Puis à l’attention du héraut. Voyez toutes ces choses exprimées comme appartenant au passé, reprit Ezéquiel à l’attention de Boursin. Vous nous êtes plus utile vivant que six pieds sous terre…

Le visage du héraut s’éclaira, son teint terne laissant de nouveau place à des couleurs. La vie reprenait ses droits sur lui de même que sa liberté.

— Vous allez donc me relâcher ! Oh, je… je vous promets de ne rien dire du tout ! Je…, je ne dirai absolument rien. Je vais juste m’en tenir à ma mission comme vous le souhaitez, seigneur. Rien de plus, rien de moins ! Par les Architectes, je vous jure que…

Ezéquiel leva la main pour l’arrêter, ce que le héraut fit promptement.

— Mais je suis certain de tout cela, cher Boursin ! biaisa-t-il. Je n’ai véritablement aucun doute là-dessus.

— Ah bon ? laissa échapper le héraut, interdit.

Cormack grimaça. Boursin, lui-même, ne croyait visiblement pas à son énorme mensonge. Ezéquiel ne pouvait être si crédule…

— Bien entendu, répliqua celui-ci. Voyez-vous, depuis que vous avez renvoyé, malgré vous, vos gardes, pour leur si cruelle incompétence, j’ai pris la liberté de vous en assigner de nouveaux. Il désigna Caes et Kappa qui ne purent se retenir d’esquisser un sourire. Je peux vous assurer que vous n’aurez pas à vous en plaindre ! Avec eux, vous serez en sécurité comme jamais vous ne l’avez été !

La mine de Boursin fut à la hauteur de son désarroi, à l’annonce de cette nouvelle.

— Seigneur, si je puis me permettre…, commença-t-il.

— Vous ne pouvez pas, trancha Ezéquiel.

— Mais…, tenta tout de même le héraut. N’y voyez nulle obstruction de ma part quant à votre initiative. Je pensais juste qu’il n’était pas vraiment judicieux pour vos gens de se présenter sans uniformes. De plus, je suis persuadé que le baron Gaylor constatera la supercherie au premier regard. C’est un jeune homme très intelligent et extrêmement physionomiste, si vous voulez mon avis…

— Je veux bien apaiser vos inquiétudes quant aux tenues que porteront mes camarades. Celles-là même laissées par vos propres gardes. Car, ne l’oubliez pas, ils ont eu pour punition de rentrer sans leurs uniformes et de vous attendre sur le pont de Nabar, d’ici sept jours. Problème résolu ! De plus, après avoir moi-même rencontré le baron Gaylor, je reste persuadé qu’il ne s’intéresse qu’à lui-même et qu’un Rolf pourrait lui passer sous le nez qu’il n’y verrait que du feu…

Sa dernière remarque arracha un rire aux chevaliers et à Gravis alors que le regard désabusé du héraut se portait vers Cormack. En effet, cette dernière plaisanterie s’avérait être criante de vérité et Boursin Crieur se savait coincé. Ezéquiel, quelque-soit son plan, avait pensé à tout.

Le Rolf n’en revenait pas. Ce qu’il avait pris pour un cruel amusement avait été fait à dessein. Il se rappelait les deux gardes du héraut qui s’étaient réveillés en panique quelques heures après avoir été drogués. Lorsqu’Ezéquiel leur avait remis le soi-disant mot écrit de la main de leur maître, leurs visages avaient perdu leurs couleurs. Se référant aux instructions de la lettre et conscient d’avoir commis une faute grave, ils s’étaient exécutés à la vitesse de l’éclair avant de partir au pas de course.

Boursin leur flanquait une peur bleue.

Le Rolf repensa à son arrivée en fanfare qui avait débuté bien avant que lui et ses gardes n’atteignent le village. Ce type était particulièrement vicieux…, mais pas autant qu’Ezéquiel.

Cependant, il restait quelques points à éclaircir…

Boursin Crieur répartissait son poids d’un pied à l’autre, dans un mouvement de balancier, mal à l’aise. Il se racla la gorge comme pour annoncer une autre question à venir, ce qui était le cas, mais Ezéquiel lui coupa l’herbe sous le pied:

— Évidemment, j’attends de vous que vous reveniez ici par la suite. J’ai… de grands projets pour vous.

Il avait bien articulé chaque mot dans sa dernière phrase et ceci d’une manière qui faisait froid dans le dos. Toujours souriant, il interpella Kappa:

— Kappa, pourrais-tu montrer à notre ami à quel point tu pourrais devenir adroit dans le cas où il déciderait de ne pas s’en tenir seulement à sa mission… ? Que dirais tu d’une nouvelle coupe ?

Le chevalier hocha de la tête, fit effectuer au pauvre héraut un volte-face de manière à ce que leurs regards se croisent puis, il le poussa en arrière.

Le héraut poussa un cri de stupeur, tentant tant bien que mal de retrouver son équilibre pour éviter la chute quand un sifflement se fit entendre. Un courant d’air sur son front se fit sentir et avant même qu’il ne réalise ce qu’il s’était passé, il eut le temps d’apercevoir le dénommé Kappa rengainer son arme dans son fourreau alors que la lame n’en était découverte de seulement quelques pouces.

Dans un dernier effort, Boursin parvint finalement à ne pas s’étaler au sol et jeta un regard haineux au jeune homme aux cheveux gris qui lui sourit en retour avant de lui désigner, du menton, le sol à ses pieds. Le héraut fronça les sourcils en baissant la tête, la releva pour dévisager l’homme blond qui lui faisait face et dont l’épée était maintenant parfaitement rengainée puis baissa de nouveau les yeux au sol. Il porta ensuite la main à son front…

— Vous vous moquez de moi…, balbutia-t-il. Ce… ce n’est pas possible… Je ne l’ai pas vu faire ! Par les Architectes, je ne l’ai même pas vu faire !

Une longue mèche de cheveu noire gisait à ses pieds. Sa propre mèche dont il avait toujours été si fier…

— Mais qui êtes-vous ? croassa-t-il. C’est insensé !

— Comme vous pouvez le constater, continua Ezéquiel sans faire attention aux dires du héraut. Kappa est incroyablement précis. Inutile de vous conseiller de vous en tenir à votre mission…

— Mon frère d’arme l’est plus encore, déclara Kappa.

Le héraut ravala difficilement sa salive. Sans pouvoir s’empêcher d’imaginer sa tête à la place de cette mèche de cheveux. Une fois sorti d’ici, il n’aurait pas le temps d’appeler à l’aide que celle-ci aurait déjà quitté son corps.

— Bien, déglutit-il péniblement. Je ferai tout ce que vous voudrez… J’irai annoncer dès aujourd’hui que… Excusez-moi, que devrai-je rapporter au baron Gaylor ? Le baron du domaine des Vignes accepte-t-il son défi ?

— Exactement, acquiesça Ezéquiel.

— Hein ?! s’exclama Cormack, stupéfait.

Au moment même où il commençait à croire que son ami avait les choses bien en main, celui-ci se plaisait à tout foutre en l’air ! Le Rolf ne voyait pas du tout comment Bret Petitpieds allait s’en sortir face à Gaylor. L’oncle de Gravis n’était définitivement pas un guerrier et vu comment celui-ci venait d’engloutir son verre, il devait penser la même chose.

— Bien, acquiesça Boursin avec un soudain enthousiasme. Vos désirs sont des ordres, seigneur. En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je rends officiel la réponse du baron Bret Petitpieds et…

Il s’interrompit alors qu’Ezéquiel, secouant la tête, levait un doigt.

— Pardon seigneur, s’inquiéta Boursin. Qu’y a-t-il, seigneur ?

Le jeune prince sourit.

— Le baron qui va relever ce défi ne sera pas Bret Petitpieds. En fait, le domaine des Vignes va changer de baron d’ici quelques instants et votre présence tombe à pic pour rendre ce changement officiel…

— Que… que voulez-vous dire, seigneur ?

Le seigneur en question roula des yeux.

— J’ai passé la constitution des Baronnies au crible et j’en ai retiré des informations plus qu’intéressantes. En premier lieu, un baron peut transmettre ses pouvoirs et son titre par voie orale ou par écrit et ceci avec la présence d’un héraut, bien évidemment habilité à l’officialiser. Ensuite et c’est celle que je préfère, la fonction de baron est au-dessus de l’individu même. C’est un titre qui ne requiert aucune appartenance à un groupe précis. Quelle que soit le rang social de l’individu, son appartenance religieuse, sa couleur de peau, ses origines ou encore… sa race. Le titre de baron prévaut sur tout cela. Il est au-dessus de l’homme.

De grosses gouttes de transpiration commencèrent à perler sur le front du héraut qui tentait tant bien que mal de comprendre le sens de ces paroles.

— Je… ne suis pas certain de comprendre, hésita-t-il.

Et comment ! Cormack comprenait parfaitement le bonhomme, car lui-même se trouvait aussi largué que lui. Sans compter que le sentiment de malaise qu’il avait ressenti plus tôt se faisait de plus en plus insistant. En réponse à l’incompréhension de Boursin, Ezéquiel agita la main comme pour signifier qu’il n’y avait pas de mal.

Autour d’eux, les sourires étaient de mises. Ceux de Caes et de Kappa se faisaient carnassiers, tandis que celui de Gravis exprimait une férocité sans limite. Venant d’un petit homme aussi doux que lui, cela avait de quoi dérouter. Le Rolf secoua la tête. Tous savaient quelque chose, mais quoi ? Au fond, lui-même était conscient qu’il aurait dû le savoir aussi…

Ezéquiel se tourna vers l’oncle de Gravis.

— Baron Bret Petitpieds, c’est à vous.

Le gros homme vida une fois de plus le verre qu’il venait de se servir et le posa violemment sur la table comme pour s’exhorter à ne pas flancher. Les yeux qu’il leva vers le héraut se firent pleins d’une détermination sans faille et d’une volonté à toute épreuve. Y brillait aussi, à l’image de son neveu, une juste fureur. Une fureur non dirigée sur le héraut providentiel mais sur tout ce que celui-ci représentait. Ces hautes institutions qui piétinaient les petits.

Ceux qui n’avaient pour simple désir que de vivre le plus dignement possible.

— Courage, mon oncle ! l’enhardit Gravis. Courage !

Bret Petitpieds prit une grande inspiration puis se lança :

— Moi, Bret Petitpieds ! Baron du domaine des Vignes et descendant de l’illustre Harold Petitpieds, cède mes terres et titre au seigneur Cormack, ici présent. Afin que celui-ci pérennise ce pour quoi, mes ancêtres et moi-même, nous sommes battus et pour qu’il préserve ce que nous avons toujours protégé ! Je… je… ne laisserai pas Nabar faire ce qu’il lui chante avec ma vie et celle des gens qui m’entourent et qui me sont chers !

Boursin Crieur ouvrit la bouche puis la referma comme un poisson hors de l’eau. Finalement, il se tourna vers Ezéquiel.

— Un lègue de titre ? demanda-t-il sans pouvoir cacher sa nervosité. Au seigneur Cormack ? Mais qui…, de qui… Ne me dites pas qu’il s’agit de…?

Il se tourna lentement vers le Rolf qui affichait un visage inexpressif.

Le choc était bien trop violent pour lui.

— Mais…, souffla Boursin. Vous vous moquez de moi ? Il s’agit d’un Rolf, enfin !

— Exact ! s’exclama Ezéquiel joyeusement. Comme je l’ai dit précédemment, le titre de baron est bien au-dessus de tout ça ! Et aucune autre loi n’empêcherait le seigneur Cormack d’être un baron comme tous les autres ! N’est-ce pas formidable ?

Le regard écarquillé de Boursin laissait à penser que celui-ci était persuadé du contraire.

— Maintenant si vous voulez bien vous préparer, cher Boursin. Une longue marche vous attend !

Le héraut se détourna comme un automate, incapable d’appréhender correctement la tournure de la situation. C’était de la folie ! Cormack était de son avis et son cerveau avait tout autant de mal se connecter avec la réalité. Lui, un Rolf, venait tout simplement de devenir le baron du domaine des Vignes!

— Ah, une dernière chose, lança Ezéquiel dans le dos du héraut qui tourna vers lui une tête tremblante. Le baron Cormack ne se nommera pas comme tel. J’ai beaucoup mieux…

Le sourire du jeune homme s’élargit sur ces derniers mots.

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