Epilogue
Les Fosses ! Mais que fait-elle dans les Fosses ?!
Immobile, Litote se tenait à l’entrée du long tunnel qu’il venait de traverser. Et même si les rumeurs décrivaient ce qui se trouvait ici-bas, jamais il n’aurait imaginé pareille horreur. L’odeur était épouvantable. Les mains se tendaient à travers les barreaux. Des hurlements de souffrance, de peur et de rage s’échappaient d’innombrables alvéoles rocheuses. Les coups résonnaient dans cette ruche infernale, s’ajoutant aux pleurs et aux prières.
Il y avait des rires aussi. Des rires de toutes sortes et eux aussi provenaient des cellules… Cette sinistre caverne souterraine était la plus invraisemblable des prisons. Du sol au plafond, les barreaux cloisonnaient les cavités creusées à même la pierre.
Ils sont des milliers, par les Architectes… Et ils vont être des milliers à mourir.
Les larmes montèrent aux yeux du sage tandis qu’il s’avançait sur l’interminable pont de bois enjambant le lac naturel à des dizaines de mètres au-dessous de lui.
Ils étaient des meurtriers, des violeurs et des voleurs, certes… Mais nul être humain, aussi mauvais soit-il, ne méritait pareil sort funeste. Mourir d’atroce manière pour amuser la foule restait une bien cruelle façon de quitter ce monde.
Jalil est ici, lui aussi. Le doux Jalil…
Il s’essuya les yeux d’un revers de manche et s’arrêta à la moitié du pont. Là, au milieu des cris, des supplications et des insultes à son encontre, il plissa le regard pour tenter de mieux distinguer les prisonniers. À chaque forme recroquevillée, à chaque ombre allongée, inerte, à chaque bras pendant des barreaux, il imaginait le pauvre Jalil. Si fragile, si solaire… le seul à leur avoir témoigné de l’affection pendant ces mois de cauchemar.
Plus bas, un mouvement d’eau se fit entendre suivi de cris d’effroi. Litote recula vivement et eut le temps d’apercevoir le long et large tentacule qui émergeait du lac et caressait lascivement les barreaux. Une Gargantesque… Cela non plus, il n’avait pas voulu y croire. Cette année, les Jeux allaient être sanglants.
Il se figea, tendant l’oreille alors que lui parvenaient des pleurs d’une sonorité alarmante. Trop forts, trop perçants, … anormaux.
— Quelle est encore cette nouvelle épreuve ? murmura-t-il.
Il reprit son chemin d’une démarche hésitante vers un antre en forme d’arche ouvrant sur un nouveau tunnel éclairé de lueurs sanguines. Comme une ouverture sur un autre enfer et ses tourments. À l’entrée, il prit une grande inspiration et s’engagea dans ce corridor de pierre pour arriver dans la lumière tremblotante d’une autre cavité. Là, éclairée par les torches pendues aux murs, se trouvait Sybille. Assise en tailleur devant une monstrueuse cage aux montants aussi gros que des troncs d’arbres, elle semblait plongée dans ses pensées et ne paraissait pas l’avoir entendu arriver.
Les pleurs provenaient de derrière ces barreaux mais les yeux de Litote n’en perçaient pas encore la pénombre. Ils étaient pourtant si forts que leur propriétaire aurait pu les crier dans l’oreille du sage.
— Tu m’as trouvée, Litote. Es-tu fâché ?
Le gros homme sursauta, s’arracha de l’obscurité et fixa la fillette qui ne s’était pas encore levée et ne le regardait pas. Il n’était pas surpris qu’elle soit au courant de sa présence. La prophétesse avait certainement perçu sa décision de descendre dans les Fosses avant même qu’il ne l’ait prise.
— J’étais surtout inquiet.
— Inquiet ? fit mine de s’étonner Sybille, toujours sans lui offrir un regard. Pour moi ? Pour Jalil ?
— Les deux, souffla-t-il. Pour des raisons différentes… Jalil est condamné. Tu l’as envoyé à la mort alors qu’il t’a témoigné tant de gentillesse...
— Je lui ai donné une chance car Lloris Jax voulait le récupérer, coupa-t-elle en lui offrant enfin une œillade agacée. Tu sais bien ce qu’il lui aurait fait…
— Tu l’as vendu.
La voix du sage se brisa tandis que la fillette poussait un soupir à fendre l’âme. La dernière semaine avait été productive pour elle. Et nombre de ses plans avaient d’ores et déjà bouleversé le monde qui l’entourait.
— Jalil collectionne les amants dangereux, asséna-t-elle avec amusement. Il est des secrets sur l’oreiller qui devraient être mieux gardés.
Litote se raidit à cette apparente cruauté. Cela ne le choquait plus de la part de la prophétesse qu’il avait déjà vu commettre bien plus impardonnable méfait.
— Elban se vengera, Sybille ! L’Échanson n’oublie jamais rien…
— L’Échanson est conscient des combats qu’il ne peut gagner et des ennemis devant lesquels il doit se sauver, le coupa-t-elle une nouvelle fois. Ces qualités ont déterminé sa position d’aujourd’hui.
Un lourd silence s’ensuivit et le sage serra les poings tandis que la fillette portait sa main à son menton dans une attitude songeuse.
— Ce sont aussi les qualités qui ont scellé son destin, il y a bien longtemps.
— J’en ai assez…
Il avait murmuré ces paroles mais elle les avait entendues sans mal. Elle lui fit enfin face, les mains jointes derrière le dos et sa robe rouge sang virevolta dans le mouvement.
— Tu es ma sécurité, Litote. Tu n’as pas le luxe d’abandonner.
Elle gardait le sourire. Un sourire enjôleur, angélique… trompeur.
Pourquoi était-il si faible ? Les mois avaient défilé depuis qu’ils s’étaient établis dans le Croissant. Durant cette période, il en était venu à se haïr. À haïr cette angoisse qui ne le quittait pas et l’empêchait de s’élever contre ce qu’il trouvait injuste. Cette peur qui faisait de lui un lâche pathétique. Au début, il avait mis cela sur le compte de son affection pour Sybille et cette responsabilité envers elle. Telle la petite sœur qu’il n’avait jamais eue. Même si cela comportait un fond de vrai, cela restait un fond. Il était dépendant d’elle et de sa protection. Il était un outil sans volonté dont elle se servait au même titre que les autres. Litote était mort au moment même où les sages de l’Archipel avaient entendu leur condamnation à venir, des mois auparavant. Il savait qu’il aurait mieux fait de disparaître avec eux.
— Je ne sais même pas ce que cela veut dire, dit-il doucement. Je ne sais pas à quoi riment toutes ces horribles choses que tu as faites, ou pourquoi tu détruis la vie des…
Il s’interrompit. Quelque chose n’allait pas. Il ressentit soudain comme un terrible malaise. Comme le fait d’être sur le point de mourir… et toujours Sybille qui souriait. Il commença par reculer. Le danger ne venait pourtant pas d’elle et les pleurs s’étaient arrêtés.
Il leva la tête en direction des barreaux et se figea devant ce qui le regardait. Un visage torturé aux yeux avides semblant détailler Litote avec une précision dérangeante. La bouche légèrement entrouverte, béant sur une rangée de dents aux pointes effilées, la créature semblait sous le choc de sa rencontre avec le sage. Elle exprimait avec force une obsession passagère effroyablement puissante.
Litote tomba à genoux devant ce visage le toisant de plusieurs mètres. Cette cellule était dans ces proportions pour une raison. Elle détenait l’un des monstres les plus abominables qu’ait jamais connu Soreth.
— Ils sont inconscients…, souffla-t-il. Ils sont complètement inconscients. Comment ont-ils seulement pu enfermer cette créature… ?
Sybille vint se placer à ses côtés pour lui poser une main sur l’épaule. Et malgré la situation, le sage ne put s’empêcher de se dire qu’ils devaient offrir un bien curieux tableau. Affaissé comme il était, cette petite fille semblant le réconforter face à cette abomination incarcérée qui les dominait.
— L’Archevêque dit à qui veut l’entendre que les jeux s’annoncent mémorables cette année, soupira Sybille. Et il se peut qu’il ait raison.
— Cela va tout détruire sur son passage, ça va massacrer toute chose qui vit…
— Oui, très certainement, acquiesça-t-elle.
Litote poussa un cri lorsque la créature tendit brusquement une main aux immenses griffes recourbées dans sa direction, et tomba à la renverse. C’est alors qu’un grondement secoua la caverne et résonna jusque dans les os du pauvre sage. Aussitôt, la créature hurla à son tour avant de se recroqueviller contre les barreaux.
Les pleurs reprirent.
Un instant passa avant que, toujours sur le coup de ce qu’il venait de se passer, il n’arrive à articuler.
— Mais pourquoi pleure-t-il ?
— Parce qu’elle ne veut pas qu’il nous tue, répondit Sybille qui semblait encore en pleine réflexion.
Litote manqua un battement.
— Elle… ?
Et dans la pénombre, au fond de cette cavité officiant de dantesque geôle, il la discerna enfin. Forme assise à même la paroi, si massive qu’elle aurait pu passer pour un énorme rocher.
Le sage perdit ses couleurs.
— Un couple ? Ils ont réussi à capturer un couple…
— Non, coupa tranquillement Sybille. Ils sont venus de son plein gré à elle. Elle aime briser les forts destins et il se trouve que le Croissant va être témoin de la confluence des plus incroyables d’entre eux ! Elle attend son heure et s’en ira après avoir instauré le chaos.
— Un couple des Scies fera plus que ça encore… Personne n’est en sécurité. Cette cage ne les retiendra pas…
Les épaules du mâle tressautaient, agités de ces lourds sanglots anormaux qui faisaient froid dans le dos. Pendant ce temps, la forme du fond restait immobile mais Litote sentait son regard d’une formidable intelligence rivé sur eux.
Les géants des Scies avaient été traqués et exterminés de nombreuses années auparavant. Une entreprise suicidaire où les royaumes de Soreth avaient jugé la menace suffisamment importante pour s’allier entre eux. Supprimer quelques individus, tout au plus, mais qui faisaient trembler et anéantissaient des armées entières. Des monstres connus pour leurs tendances sociopathes ainsi que pour leurs effrayantes capacités de réflexion.
— Non, … en effet, finit par répondre Sybille tout en lui adressant un sourire.
Litote frissonna devant ce dernier. Enjôleur, angélique, … trompeur. Ce cauchemar n’en finissait pas et les heures les plus sombres restaient encore à venir.
Des heures de chaos.
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