Chapitre 10

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TW : crise d'angoisse

22 janvier

J – 6

Ma grand-mère était très pieuse. Moi, pas du tout. Une fois, quand je devais avoir huit ou neuf ans, alors que je passais mes vacances chez elle, elle me demanda pourquoi je ne croyais pas en Dieu. Drôle de question pour une enfant. Je n’en savais rien. On m’élevait sans la foi, voilà tout. Alors je lui ai retourné la question. Pourquoi croyait-elle en Dieu ?

— Tu vois, Sœur Emmanuelle, elle a voué sa vie à Dieu. Mais elle ne voulait pas atteindre les cent ans. Elle priait pour mourir avant. Eh bien elle est morte un mois avant son centième anniversaire. Dieu a entendu sa prière. Voilà pourquoi j’y crois.

À vrai dire, j’ai trouvé cet argument plutôt convaincant. Aujourd’hui, je me demande quelle prière nous sauvera-t-elle. Je me demande s’il nous écoute encore, s’il existe bel et bien.

Ce que je vois, c’est une église en feu, et Arthur qui crie devant : « Il nous a abandonné ! Alors moi aussi je peux foutre le feu à Son monde ! » Il est en boucle. Je n’ose rien dire, ni même m’avancer vers lui de peur qu’on m’associe à lui. C’est déjà trop tard. Il s’exclame en anglais et nous sommes le seul groupe de voyageurs dans le village.

Maja, Vassili, Laura et moi restons plantés là tandis que la foule s’écarte autour de nous comme si nous portions subitement la peste. La chaleur devient peu à peu inconfortable. J’aimerais ouvrir mon manteau pour laisser l’air entrer mais je n’ose esquisser le moindre geste. Je reste figée face au spectacle. Vassili se fait soudainement bousculer et quelqu’un crache un juron finnois dans sa direction. Pourquoi donc s’en prendre au doux Vassili quand le coupable s’époumone juste en face ? Ils ont peur d’Arthur, alors ils épanchent leur colère sur nous autres, inoffensifs.

— Il faut aller le chercher ! grommelle Maja à l’adresse de Vassili.

Il la regarde d’un air confus alors elle le pousse dans la direction du pyromane canadien.

— Non ! s’exclame-t-il en résistant. Je ne veux pas m’associer à lui !

— On n’a pas le choix ! Il faut vite repartir ! Laura, va chercher la voiture.

Cette dernière s’exécute, trop heureuse de pouvoir fuir la scène. Vassili, Maja et moi avançons prudemment dans la direction d’Arthur. Les villageois commencent à s’en prendre à lui, fous de rage. Nous devons le tirer de là mais je peine à croire que nous pourrons si simplement quitter Inari sans représailles.

Vassili et Maja l’agrippent chacun par un bras et s’accrochent à moi pour que je les guide à travers la foule qui refuse de nous laisser partir. Je joue des coudes avec peine, essayant de forcer le passage entre les corps et les jurons que je ne peux que supposer.

Je m’excuse à mi-voix en finnois au nom d’Arthur, mais des excuses, aussi sincères soient-elles, ne valent rien lorsqu’on n’a pas l’occasion de véritablement se racheter, notamment à l’aube de la fin du monde.

Je parviens à nous extirper de la foule qui se concentre désormais sur le feu et s’organise pour l’éteindre. Arthur se laisse manipuler comme un pantin, hagard.

Quand nous rejoignons la voiture et Laura, Vassili jette Arthur au sol et se met à lui crier après.

— Espèce d’imbécile ! Tu crois que les gens ont besoin de ça maintenant ? Tu viens de gâcher une de leurs dernières journées et une des nôtres !

— Vassili, nous devons partir ! intervient Maja en s’interposant.

— Pas avant qu’il ait bien compris qu’il n’est pas le putain de centre du monde !

Il saisit Arthur par le col et le secoue. La poupée de chiffon qu’est devenue le Canadien se laisse faire.

— Réveille-toi ! Dis quelque chose !

Un grincement s’éveille en moi et bouillonne dans mes entrailles. Je suis outrée qu’il ait pu souiller ce territoire si paisible qui nous a accueillis ces derniers jours. Et malgré tout, je constate que l’étincelle qui brillait jadis dans les yeux d’Arthur a disparu. Je comprends que, bien qu’il nous reste encore six jours à vivre, la partie de l’âme d’Arthur qui l’animait s’est déjà éteinte. Et je réalise alors que son sort pourrait être le nôtre n’importe quand, si nous manquons de vigilance.

Arthur ne bouge pas, ne dit rien. Ses yeux éructent d’une colère adressée à personne en particulier.

— Vassili, on ferait mieux de reprendre la route, souligne Laura. On n’est plus les bienvenus ici.

— Hors de question de le laisser conduire.

— Je vais m’en charger.

Elle s’assoit sur le siège conducteur mais personne ne bouge. La clameur finlandaise en arrière-plan nimbe l’instant et je me sens envahie d’une culpabilité qui ne devrait pas m’appartenir. Je m’installe finalement sur le siège passager, à la gauche de Laura, et le regard qu’elle m’adresse correspond à mon état.

Hombres, marmonne-t-elle. Siempre hombres.

Le voyage reprend dans un silence accablant. Vassili et Maja encadrent Arthur sans lui accorder la moindre attention. La radio entonne une chanson finlandaise qu’on a déjà entendu plusieurs fois aujourd’hui. La station tourne en boucle les mêmes morceaux depuis quelques jours.

— On devrait s’arrêter, finis-je par suggérer alors que Laura conduit depuis plusieurs heures.

Elle s’exécute sans rien dire. Je l’entends soupirer de soulagement alors que le moteur s’éteint. Nous sommes garés sur le bas-côté de l’autoroute déserte. On s’enfonce tous les cinq dans la pinède, l’épaisse couche de neige est assez compacte pour soutenir nos poids. Puis chacun s’éloigne dans la direction qui lui plaît. Vassili reste proche d’Arthur pour le surveiller tandis que Maja s’écarte du groupe pour aller se soulager à l’abri des regards. Je rejoins Laura qui marche en contemplant les environs.

— On dirait Narnia.

Je ne peux pas la contredire. Pendant un court instant, je m’imagine à la place des enfants héros de l’histoire et l’excitation m’envahit. Je n’en suis qu’au début de l’épopée, je ne connais encore rien de cet environnement et je n’ai pas encore rencontré le faune qui deviendra mon ami et confident. Je sais juste qu’un tas de choses merveilleuses m’arriveront bientôt. J’oublie presque les méchants qui habitent cette histoire et que les enfants finissent toujours par revenir dans la réalité. La mienne ne semble déjà plus exister. Mon village français, mes parents, mes frères, et cette maison qui nous a vus grandir. Tout ça n’existe que quand je fais l’effort de m’en souvenir, à l’instar des Pevensie qui oublient que leur famille qui les attend dans l’Angleterre en guerre du XXème siècle.

— Il adorait cet univers.

Encore cet « il », cet ex-petit ami, mais cette fois-ci au passé comme si, lui aussi, avait déjà disparu.

— Il dirait que ce n’est pas tout à fait ça. Il manque la magie derrière tout ça.

— Qu’est-ce qui te fait croire qu’il n’y a pas de magie ? protesté-je.

Elle regarde autour de nous, cherchant quelque chose sans le trouver.

— Tu la sens, toi ?

J’acquiesce en esquissant un sourire taquin.

— Ce n’est peut-être pas la même magie qu’à Narnia, mais c’est celle d’ici. Celle de la Laponie.

— Décris-la moi.

— C’est le scintillement de la neige quand le soleil se lève et se couche, les lièvres polaires qui gambadent, et les rennes qui traversent la route comme s’ils traversaient un ruisseau. Ce sont les paysages époustouflants qui ne sont dans aucun guide, sur aucun compte Instagram, sur lesquels on tombe par hasard en se promenant. C’est la vie qui semble s’éteindre quand la nuit tombe et règne si longtemps, et qui s’habille d’aurores boréales quand on les attend le moins. C’est la chaleur suffocante du sauna qui tranche avec le froid mordant du lac dans lequel on plonge pour retrouver l’étincelle de la vie qu’on a perdue. Ce sont les anecdotes qu’on se raconte dans un anglais maladroit, et les incompréhensions qui en résultent. C’est le ciel qui paraît si vaste, les lacs qui se succèdent, et les collines boisées. Et ce sont les pauses pipi au bord de l’autoroute qui se transforment en instants de contemplation.

Je lui prends la main et elle admire notre environnement.

— Le reste, il faut l’imaginer.

— Mais ce n’est pas réel.

— Tout ce qu’on imagine est réel, même si ça ne l’est que dans nos têtes. Une idée n’est-elle pas réelle à partir du moment où elle est formulée ?

— Mais comment faire la différence avec ce qui n’existe pas, dans ce cas ?

— À quoi bon ? Si tout existe, alors on n’a plus de questions à se poser, et c’est parfois mieux comme ça. J’en ai assez de me poser des questions, ce n’est plus qu’une perte de temps. Il faut profiter, désormais.

Laura me regard et glousse. Si le soleil dépassait de l’horizon, il inonderait nos visages. Nous devons nous contenter de l’imaginer. La réalité me frappe alors : je ne reverrais jamais le soleil de ma vie. À mesure que nous voyageons vers le nord, la nuit se fait plus intense, et les journées sont maigrement éclairées par les rayons obliques d’un soleil timide qui ne se lève jamais vraiment. Je ne ressentirai plus sa chaleur sur mes pommettes, je ne me chargerai plus de son énergie salvatrice, et je ne fuirai plus en quête d’un peu d’ombre. Il n’existe déjà plus que dans mes souvenirs. J’en verse une larme même si je me dis que ça devrait être le cadet de mes soucis. De toutes les choses que je ne reverrai plus, mes parents, mes frères, mes amis français, c’est le soleil qui me fait pleurer ?

Laura s’éloigne, guidée par ses propres pensées. Je parcours le bois des yeux et j’y décèle de la vie. Des empreintes de lièvre, là, un tronc à l’écorce arrachée, ici. Je perçois mon souffle qui s’accélère, et mon cœur qui tambourine dans ma poitrine. Mon esprit va trop vite, à nouveau. Il s’emballe et me projette dans six jours, le 28 janvier. Tout s’écroule autour de moi. Les arbres s’embrasent, la neige s’évapore avant même de fondre, et la quiétude qui valait mon admiration quelques instants plus tôt se désintègre.

Six jours.

Il ne me reste que six jours.

Avant que tout ce que j’ai connu, et plus, disparaisse à jamais.

Six jours.

C’est inévitable. C’est inévitable. C’est absolument inévitable.

Mes inspirations saccadées me font hoqueter. L’air n’atteint plus mes poumons. Rien ne bouge autour de moi, pourtant je suffoque. Je voudrais fuir cette situation, l’esquiver, mais ce n’est pas une course contre quelque chose, c’est une course contre le temps. Il est toujours gagnant. Alors les larmes coulent car lorsqu’on n’a plus aucune solution, ce sont les seules à pouvoir apporter un peu de réconfort. Mes yeux s’embuent et me désorientent. Je ne peux plus bouger, la neige s’est comme changée en ciment autour de mes chevilles, mon corps entier ne m’appartient plus. J’ai envie de hurler, me débattre, échapper au sentiment qui grandit en moi, à ce puits qui m’enveloppe et dans lequel je m’enfonce.

Enfin, un gémissement étranglé s’échappe de ma gorge. Je tombe à genoux, la neige amortit ma chute. Je prends de grandes goulées d’air mais l’oxygène n’atteint pas mon sang, j’en suis persuadée. Le monde ne sait pas. Les arbres ne savent pas. Le renne ou l’ours qui a arraché l’écorce ne sait pas. Le lièvre qui a laissé ses empreintes ne sait pas. Ces enfants finlandais avec lesquels je me suis amusée ne savent pas. Le ciel ne sait pas, la neige ne sait pas. La Terre ignore tout de son destin. Toutes ces choses existent avec une innocence qui me fait paniquer. J’aimerais leur dire, hurler, qu’il faut absolument profiter. Tout ce qui nous entoure est désormais éphémère. Nous sommes éphémères.

Mes sanglots ne les atteignent pas. J’ai beau m’époumoner, rien ne frémit.

— Mathilde !

Le visage de Maja s’impose face au mien. Elle m’attrape par les épaules et me serre contre elle.

— Ce n’est rien, respire.

J’essaie de caler ma respiration sur la sienne mais je continuer d’étouffer. Je la repousse et par je ne sais quel miracle, je parviens à m’éloigner d’elle en titubant. Je me raccroche à un arbre et y appose mon front. Son écorce est étonnamment tiède malgré les températures négatives qui l’entourent. Je laisse son aura m’envahir et quand les mains de Maja se posent à nouveau sur mes épaules, dans mon dos, j’accepte son étreinte. Les sanglots ne faiblissent pas mais je parviens à calmer ma respiration. Mes jambes se raffermissent et je me laisse guider vers la voiture où Vassili et Arthur nous attendent, un air soucieux sur leurs visages. Laura me prend la main et m’aide à m’installer au milieu de la banquette arrière. Elle et Maja m’encadrent et je laisse ma tête dodeliner contre l’appui-tête.

Vassili prend le volant et démarre sans un mot. Le seul son qui s’échappe est celui de mes reniflements. Je parvins à extirper un petit paquet de mouchoirs de ma poche.

— Je suis vraiment désolée, dis-je d’une voix timide.

— Non, ne t’excuse pas, rétorque Maja. Il n’y a rien de plus raisonnable que faire une crise d’angoisse à six jours de la fin du monde.

— Maja ! s'exclame Laura.

— Quoi ?

— Pas la peine d’en rajouter. Nous devons penser à autre chose, si on veut garder nos esprits.

— Pas forcément, objecte Vassili sans quitter la route des yeux, comme s’il ne s’adressait pas directement à nous, mais plutôt à lui-même. Chasser les choses qui nous causent du souci ne libère pas toujours l’esprit. Parfois, il faut y faire de la place, le comprendre, l’apprivoiser. L’accepter.

— Facile à dire, marmonne Laura.

— Fermez les yeux.

Chacun s’exécute.

— Concentrez-vous sur votre respiration. Repérer là où vous la sentez le mieux : à l’entrée de vos narines, dans votre gorge, dans votre poitrine, dans votre abdomen. Concentrez-vous sur le mouvement que provoque votre respiration dans votre corps. Inspirez, expirez. Observez ce mouvement.

Je m’efforce de me concentrer sur sa voix et ses recommandations. Mes poumons se gonflent et ma poitrine tressaille, comme si elle ne pouvait pas contenir autant d’air. Je sens mes côtes s’étendre avant de se resserrer, j’ai presque l’impression de les entendre grincer. L’air est frais en rentrant, mais chaud en ressortant. Je n’y avais jamais fait attention. Alors que je commence à me sentir bercée par le mouvement prévisible de ma respiration, je vois des visages se dessiner sur mes paupières : ma mère qui meurt d’inquiétude, mon père qui regrette mon absence, mes frères qui ne me considèrent déjà peut-être plus comme leur sœur. Je vois cette vie qui n’est plus la mienne et je perds le fil de ma respiration.

— Ce n’est pas grave si des pensées viennent dans votre esprit. Ne les chasser pas. Laisser les couler. Imaginez une feuille morte qui flotte le long d’un cours d’eau, au-delà de votre champ de vision.

Mes proches s’éloignent peu à peu mais reviennent en force dès que je me détends. Alors je continue de jeter mentalement des feuilles dans la rivière.

— Dès que votre esprit vagabonde, recentrez-le sur votre respiration. Il n’y a que ça qui a de l’importance, ici et maintenant. Écoutez ce qui vous entoure, ce qui fait partie de votre vie dans l’instant présent.

J’entends le vrombissement de la voiture assourdi par la neige sous ses roues, les respirations asynchrones de mes amis, mais aussi le froissement presque imperceptible de nos manteaux les uns contre les autres.

— Puis ressentez chaque partie de votre corps. Votre peau contre vos vêtements, le poids de vos pieds sur le plancher, à l’intérieur de vos bottes, la chaleur qui émane de vous et vous enveloppe. Ressentez le poids de votre corps sur le siège, contre le dossier. Relâchez chacun de vos muscles. Vos épaules, vos doigts, votre mâchoire. Laissez retomber votre langue dans votre bouche.

Tout en continuant d’égrener des feuilles imaginaires dans la rivière imaginaire, je suis chacune de ses directives à la lettre. Et doucement, je me fonds avec le siège. Mon corps, mes vêtements, le tissu poussiéreux de l’assise, tout ne devient plus qu’un. Ma tête dodeline et j’ai l’impression que mon corps s’effondre sur le côté. Pourtant, aucun de mes muscles ne m’alerte. J’ouvre les yeux un court instant : je n’ai pas bougé d’un poil. Alors, je comprends ce que Vassili est en train de faire.

— Hier n’existe plus, et demain n’existe pas encore. Nous n’existons qu’au présent. Rien ne compte plus que ce que nous traversons ici et maintenant. Notre respiration ne disparaîtra jamais. À chaque instant, elle est là pour nous rappeler que nous vivons. Ce n’est pas juste un moyen d’inhaler de l’oxygène, c’est aussi un rappel permanent que nous allons bien.

J’ouvre les yeux avant qu’il nous indique de le faire. À ma droite, Laura a la tête penchée en avant. De l’autre côté, Maja respire de longues goulées par la bouche. Arthur a la tête appuyée contre sa main, presque comme s’il dormait. Vassili, au volant, affiche un air décontracté. Il m’accorde un regard dans le rétroviseur. Il lit en moi de l’apaisement.

Plus tard, après que chacun a retrouvé ses esprits, quand il est à nouveau temps de parler, Vassili nous explique :

— Quand je suis entré à l’université, j’étais tellement angoissé à l’idée d’échouer et de faire honte à mes parents que j’ai commencé à faire de grosses crises comme celle que tu viens d’avoir, Mathilde. Je n’en parlais à personne, je pensais que cela me rendait faible. C’est sur Google que j’ai découvert la méditation de pleine conscience. Un type américain faisait des vidéos en parlant d’une voix très posée, en anglais, comme je viens de le faire. Il disait qu’en méditant un peu tous les jours, on pouvait grandement réduire l’anxiété. Alors j’ai essayé. Pour être honnête, au début, je n’assumais tellement pas que je puisse en avoir besoin que je prétendais à moi-même que je faisais ça pour progresser en anglais. Parfois, il est bon de se mentir à soi-même, vous ne croyez pas ? Tous mes problèmes ne se sont pas envolés par magie, mais j’ai découvert que cette pratique avait de réels bienfaits. Mes crises d’angoisse se sont espacées. J’ai pris goût à la méditation et j’ai continué à en faire même pendant les vacances.

— C’est pour ça que tu as toujours l’air super calme, suggère Laura.

— Je n’ai pas toujours l’air super calme. Je m’énerve, comme tout le monde. Vous l’avez vu tout à l’heure avec Arthur. La colère n’est pas forcément une émotion à bannir. Elle est utile à l’humain, sinon, elle n’existerait pas. Mais j’ai appris à ce qu’elle ne me submerge pas. Ceci étant dit, je n’ai jamais été de nature très colérique...

— Tu ne m’as jamais dit que tu étais si anxieux, dit Maja.

— C’est vrai, répond-il en haussant les épaules. Je ne pensais pas que ça t’intéressait. Enfin...on n’était pas en couple.

Cette remarque jette un froid dans la voiture.

— Merci, Vassili, dis-je. C’est exactement ce dont j’avais besoin.

— Je ne prétends pas que cela peut résoudre tous les problèmes. Simplement...nous allons mourir dans six jours. Rien ne pourra l’empêcher. Nous ne souffrirons pas, d’après les scientifiques, mais il y a matière à angoisser. Vouloir chasser l’angoisse, c’est lui donner du fuel pour mieux brûler. Méditer, c’est aussi explorer ces émotions qui nous blessent, sentir où dans le corps elles s’expriment, ce qu’elles transforment en nous. Souvent, cela suffit à les apaiser.

— Où sentais-tu ton angoisse, Mathilde ?

Ce sont les premiers mots qu’Arthur prononce depuis son méfait.

— Dans ma poitrine, dans mon ventre, dans chacun de mes membres, et dans mes yeux. C’est comme si elle avait pris possession de tout mon corps.

— Et avant ? demande Vassili.

— Avant ?

— Avant qu’elle envahisse ton corps, où était-elle ?

Je réfléchis mais aucune réponse précise ne me vient. Je l’ignore. Je n’avais même pas fait attention que j’étais si angoissée. C’est arrivée comme une enclume au-dessus de ma tête.

— Je ne me sentais pas tellement angoissée, avant. Enfin, rien de remarquable. J’étais triste, nostalgique. J’avais l’impression que ma vie s’arrête trop tôt. Que je n’ai pas assez profité de mon insouciance.

— Tu vois, tu masquais cette angoisse derrière d’autres sentiments, derrière des réflexions, peut-être. Tu l’analysais pour la démanteler, tu lui donnais une explication, tu la noyais. Tu ne t’es pas permis de la ressentir.

— Je ne me suis pas posé la question.

— Moi si, parce que je connais sa fourberie. Elle s’insinue en toi sans que tu t’en rendes compte, la plupart du temps. Elle se fait passer pour autre chose : du stress, des regrets, de l’appréhension. Des petites choses qu’on croit pouvoir maîtriser sans mal. Quand on n’a pas appris à observer nos émotions, à les ressentir dans un environnement neutre, en liberté, alors on ne peut pas les sentir arriver avant qu’il ne soit trop tard. L’angoisse finit par exploser. Et même avec de l’entraînement, elle parvient quand même parfois à se faufiler malgré notre vigilance.

— Je n’avais jamais vu les choses comme ça, admets-je. Ça fait sens.

— C’est logique de ressentir de l’angoisse ces jours-ci, reconnais Maja. Je crois que je la sens brûler en moi, désormais.

— Qu’est-ce qui l’alimente ? demande Vassili.

— Une peur panique de mourir avec des regrets, de ne pas en avoir assez fait dans ma vie. Que, dans mes derniers instants, je sois déçue de mes accomplissements. Ce n’est même plus une peur, c’est une certitude. Je n’ai que vingt-quatre ans. Évidemment que je n’ai pas eu le temps de tout accomplir. Qu’est-ce que je dois faire pour l’éteindre ?

— Rien du tout, rétorque Vassili. C’est ce que j’essaie de vous expliquer. Et tu l’as si bien dit. C’est une certitude. À partir de là, il n’y a rien que tu puisses faire pour y remédier. Mais si tu vois cette angoisse, si tu sais ce qui la nourris, alors elle ne pourra pas te prendre à revers si facilement.

— Et, franchement, poursuis Arthur, ça sert à rien de s’inquiéter de ça maintenant. T’auras qu’à y penser quand on sera sur le point de mourir.

— C’est pas faux, ricane Maja.

J’exhale longuement et mes paupières se font soudainement lourdes. L’angoisse m’a épuisée. Mais je ne veux pas dormir, pas tout de suite, pas tant que les autres sont réveillés. Je ne veux rien rater de nos derniers instants. Et j’ai peur de mon sommeil, des chimères qu’il éveillera.

Alors je me redresse et fixe l’horizon. Les forêts se font plus éparses à mesure que nous voyageons vers le nord. La route est complètement blanche, le ciel est gris. Notre voiture rouge file dans ce paysage comme seule trace colorée.

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