Derrière la porte rouge
La salle d’interrogatoire
« Écoutez, monsieur le policier, j’ai déjà tout raconté à votre collègue, fit Léo Bartolotti.
A ces mots, il pointa l’officier Miller, qui était adossé au mur, dans la pénombre du fond de la salle d’interrogatoire.
Anderson se pinça le nez entre le pouce et l’index, fermant les yeux, puis prit une grande inspiration. Bartolotti était un gros morceau. Un homme à tout faire pour la famille Armano. Qu’il se rende de lui-même au NYPD, qui plus est dans l’idée de dénoncer les agissements des Armano, relevait de… l’inattendu. Mais ce qu’il avait relaté à l’agent Miller n’avait aucun foutu sens.
« Oui, je suis au courant, M. Bartolotti. On m’a briefé. Mais vous comprendrez qu’il nous est difficile d’accorder du crédit à vos déclarations. Et pour votre gouverne, vous vous adressez à présent à l’inspecteur Anderson.
— Ça y est, on me présente les têtes pensantes ! A quoi bon, si vous ne voulez pas me croire ?
Les deux hommes se dévisagèrent. Un bras de fer visuel s’amorça entre-eux.
L’homme de la pègre était agité. Sa main droite effectuait des va-et-vient frénétiques entre le cendrier et sa bouche, à laquelle il portait une cigarette presque terminée. La fumée créait un écran ténu entre le membre de la pègre et l’inspecteur de police, matérialisant leur incompréhension commune. Il va falloir dégager cette imperméabilité de nos consciences, se dit Anderson.
La salle d’interrogatoire chauffait à cause des rayons de l’été qui perçaient au travers des stores métalliques. L’homme en face d’Anderson puait la sueur, enfermé depuis le début de l’après-midi dans ce four à taille humaine. Sous la table, Anderson percevait le mouvement délirant des jambes de l’homme sous tension. Il croyait à ce qu’il avait raconté à Miller. Il y croyait fermement, comme ces joyeux jurons à la messe du dimanche croient à la résurrection. Un élan de compassion envahit soudainement le cœur d’Anderson, et il laissa tomber cette bataille de l’esprit.
— Très bien, M. Bartolotti. Recommençons, une dernière fois. Racontez-moi ce que vous avez vécu, et décrivez-moi avec précision ce que vous avez vu.
Témoignage de Léo Bartolotti
J’essaierai d’être clair et précis, en rapportant chronologiquement les différentes étapes de ma découverte. Je dis que j’essaierai, parce qu’à dire vrai il m’est quasiment impossible de me remémorer ce que j’ai réellement vu ce soir-là. Je ne cherche pas à dissimuler la vérité mais, plus j’avancerai dans mon récit, plus mes souvenirs se composeront davantage de sensations que de visions concrètes. Toutefois, que cela n’enlève en rien à la crédibilité de mon histoire ! Car, tout ce que je relaterai, sur mon honneur, sera incontestablement sincère.
Mon… expérience débute le matin du vendredi 12 février.
Suite à un « malencontreux incident » ce jour-là, l’un des gardes de la salle VIP du Red Lion Pub ne put pas travailler. Anthony Armano ordonna que l’on engage quelqu’un d’autre pour la surveillance du bar. C’est à moi que cette mission fut confiée, parce que j’étais de repos ce vendredi.
Avec Vico, nous nous postâmes donc devant la porte de la salle VIP, située au sous-sol de l’établissement. La journée s’écoula sans qu’aucun client ne demande à entrer dans la pièce. Je ne m’en étonnai pas, jusqu’à ce que me viennent une réflexion : à quel type d’activité s’occupaient les personnes qui pénétraient dans ce domaine gardé ?
J’interrogeai Vico et il me répondit qu’il s’agissait d’un vide-ordure. Evidemment, je compris ce que mon compagnon insinuait. En réalité, il ne s’agissait pas d’un sous-sol où les gens venaient prendre du bon temps. Non. C’était un caveau dans lequel des corps disparaissaient, avant de resurgir, blanchâtres et boursoufflés, dérivant à la surface de la baie de New York et nourrissant les poissons voraces. Je connaissais d’autres « vide-ordures » du même genre, mais celui-là m’était inconnu.
Nous étions donc, Vico et moi, comme un cerbère à deux têtes ; nous gardions une porte menant droit en enfer.
La salle d’interrogatoire
— Ok, M. Bartolotti, évitons les métaphores. Je veux du concret. Avez-vous vu des personnes mortes dans cette salle ? Avez-vous été témoin d’un meurtre orchestré par Antony Armano, ou qui que ce soit d’autre ?
Le membre de la pègre amena la cigarette à sa bouche et en fit rougir l’extrémité. Éreinté, il s’avachit sur sa chaise, les yeux rivés sur le ventilateur grinçant fixé au plafond. Anderson lui accorda un instant de répit.
Finalement, l’homme recracha la fumée blanche avant de se redresser.
— Vous ne comprenez pas, M. l’inspecteur. Ce n’est pas M. Armano qui tue ces gens. Ni personne d’autre d’ailleurs.
— Effectivement, je ne comprends pas. Soyez plus clair, M. Bartolotti.
L’homme eut un rire sournois, puis un rictus mauvais se figea sur ses traits.
Témoignage de Léo Bartolotti
Lorsqu’on s’ennuie, on se met à observer notre environnement. Le vendredi soir, l’ennui m’assaillit et je commençai à étudier la porte dont j’étais le gardien.
Peinte d’un rouge très sombre, sa surface avait été sculptée. Le bas-relief qui la parcourait dans sa longueur représentait un symbole - une rune, peut-être - issu d’une langue ou d’une civilisation que je ne connaissais pas. Cette lettre, chiffre ou signe s’apparentait à un J dont la barre horizontale aurait été doublée, surplombée par deux caractères similaires mais de moindre envergure.
Curieux, je questionnai Vico, qui m’avoua ne connaître ni l’origine du signe, si sa signification. Sur l’instant, je ne trouvai pas de réponse à cette énigme mais, à présent, je peux affirmer qu’il s’agissait là d’une rune d’interdiction, placée ici dans l’optique de garder captif ce qui se terre derrière la porte rouge.
Ma curiosité ne fit que croitre durant la soirée. Je trépignais, à l’idée d’appuyer sur la poignée et de découvrir ce que cette porte dissimulait.
Je savais que je ne serai pas surpris : ce serait une salle vide et sobre, certainement reliée à un canal de la ville. Pourtant, une force insidieuse me démangeait, m’attirait et me séduisait. Si bien que, lorsque Vico m’avertit qu’il allait au cabinet, je saisis l’opportunité de satisfaire mon irrépressible envie de réponse.
Nous étions en poste au sous-sol, au bout d’un long couloir à la lumière tamisée, et les toilettes se trouvaient au-dessus de la salle principale du pub. Je disposais donc de quelques minutes.
Sitôt que Vico eut disparu, je tirai sur la poignée et entrouvris la porte avec un facilité déconcertante. Plus déconcertant encore fut ce que je décelai dans le bâillement : un escalier descendant.
J’ouvris en plein et analysai le chemin. Je ne distinguai qu’une dizaine de marches, les suivantes s’enfonçant toujours plus profondément dans la noirceur du passage en béton.
Je ne pouvais définitivement pas m’arrêter là, alors j’allumai mon briquet et m’engouffrai dans le trou froid et obscur. Au cours de l’interminable descente qui s’ensuivit, la température baissa de façon constante, si bien que je me vis presque vaincu par cet air glacial. Heureusement, j’atteignis le fond de l’abysse avant de désespérer.
Là, je débouchai sur une vaste salle, dont se dégageait une atmosphère pesante et poisseuse. Cette geôle, car c’était bien ce à quoi s’apparentait cette pièce, semblait vide, à l’exception d’un système de poulie dont la lourde chaine de métal était fixée à une trappe.
Je m’approchai de la dalle placée au centre de cette angoissante cage de béton. Je ne fus guère étonné d’y distinguer des éclats écarlates à la lumière de mon briquet. Il s’agissait là d’un miroir de la porte au symbole mystérieux, puisque le même J à double barre avait été gravée dessus.
Par curiosité, je palpai la surface de la trappe. Des picotements de froid jaillirent jusque dans mon épaule, brûlant mon bras et m’arrachant un frisson d’effroi. Je décollai instantanément mes doigts de cette porte et la regardai un long moment, terrifié. Cette trappe ne provenait pas de notre monde. J’en étais alors persuadé. L’homme ne l’avait pas taillée, ne l’avait pas sculptée et ne l’avait pas placée en ce terrible lieu abyssal. C’était là l’œuvre d’autre chose, d’une autre civilisation ou de quelque entité inconnue.
Je fus alors guidé par une envie impérieuse de soulever cette dalle et de visiter l’enfer dissimulée dessous. A l’aide du système de poulie, je parvins à mes fins et, lorsque la lourde plaque fut levée, je verrouillai la manivelle et m’orientai vers la brèche que je venais d’ouvrir.
J’éclairai un instant l’abîme de noirceur sous mes pieds. Le vide… accompagné d’un souffle glacial et pétrifiant ainsi que d’une odeur nauséabonde. Mais plus rien n’aurait su me retenir. Alors j’empruntai l’échelle, celle-ci fabriquée par une main humaine, et me perdis dans ces ténèbres insondables.
Peu de barreaux me séparaient du niveau inférieur et mes pieds touchèrent bientôt le sol. Je sentis mes chaussures s’enfonçaient légèrement dans une couche humide et spongieuse. Les effluves fétides se firent plus agressifs et je m’imaginais pataugeant dans des viscères putrides et des excréments. Et toujours, je sentais cette respiration gelée me griffer le visage.
J’allumai de nouveau mon briquet et balayait les alentours de sa fluette flamme. Un sentiment d’oppression, d’enfermement m’assaillit. Et alors… je la vis : la chose qui se tapissait dans cette fosse malsaine. Elle se mouvait de mur en mur, se plaquant contre les parois. Non, en fait, cette forme était les parois. Elle remuait comme une touffe de cheveux dans l’eau et me dévisageait par quelque organe non identifiable, m’étudiait comme pour savoir comment m’ingérer.
Pris de panique, je sortis mon révolver, tirai à trois reprises dans la noirceur sans visage, et fuyait en direction de l’échelle.
A peine eussé-je grimpé une demi-dizaine de barreaux, qu’un bras sans forme s’enroulait autour de ma cuisse. La douleur m’apparut atroce. J’avais l’impression que de l’acide me rongeait la chair. Déterminé à ne pas mourir en ce lieu impie, je tirai à l’aveuglette pour me libérer, puis accélérai. Par chance, je parvins à quitter l’abîme et à remonter dans la salle à la poulie.
Je fermai la trappe, par réflexe, puis courus à en perdre d’haleine dans le couloir aux innombrables marches, me fiant dans ce noir profond à mon instinct plutôt qu’à mes yeux. Lorsque j’atteignis enfin la surface, Vico n’était toujours pas revenu et je décidai de déserter mon poste pour me réfugier chez moi.
La salle d’interrogatoire
« Écoutez, M. Bartolotti, je n’ai qu’un conseil à vous donner : cesser de prendre du LSD.
Miller, dans le fond, ricana à la blague d’Anderson.
— Plus sérieusement, reprit l’inspecteur, rien de tout ce que vous affirmez n’a de sens.
— Ah oui ? s’emporta Léo Bartolotti. Alors dites-moi ce que vous pensez de ça !
Le membre de la pègre se leva, déboucla sa ceinture et descendit son pantalon noir. Là, juste sous son caleçon, au niveau de sa cuisse gauche, une marque immonde et puante ondulait de façon repoussante. Cette blessure semblait vivante.
— J’irai me faire sectionner la jambe, déclara Léo Bartolotti avec aplomb. Vous, coffrez Armano et faites brûler ce qui se cache sous la trappe du Red Lion Pub. Je vous en conjure.
Anderson demeura sans voix. Ce qu’il regardait était la preuve qu’une chose sans nom, sans forme, vivait sous New York. Une chose qui attendait certainement son futur repas. Ou sa prochaine offrande…
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