Arrivée à Castelkatar.
En 2755 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste, des conquérants prirent de vive force la cité Sainte de Valdhore, ils la pillèrent de fond en comble.
À l’époque Ashka était une jeune adolescente esseulée au milieu des ruines de l’École Supérieure de la Confrérie des Scribes. Pour son malheur, elle tomba entre les mains d’un des nombreux soudarts qui avait mis à sac son institut. Il s’était empressé de la battre comme plâtre, de la violer, puis de la perdre aux dés. L’heureux gagnant la viola derechef, avant de la vendre à un des nombreux trafiquants d’esclaves qui suivait les armées de Subarnipal.
Ce fut son introduction brutale à la souffrance des faibles.
Bien qu’Ashka fut volontaire et rusée, elle était encore trop jeune, trop effrayée par toute cette horreur pour échafauder un plan d’évasion. Son état de sidération l’avait conduite aux portes de la folie. Si bien que durant plusieurs semaines, elle ne fut qu’une enveloppe vidée de toute volonté. Elle qui n’avait connu que des trajets confortables, allongée parmi les doux coussins d’une litière ; était désormais pieds nus, enchainée, avec un collier de bronze.
La grande caravane avait pris le chemin de l’Est, une route que l’on appelait Route des Dominateurs. Elle passait par Yuchekha, une cité notoirement connue pour ses nombreux marchés aux esclaves.
Ce périple se poursuivrait durant deux, voire trois bons mois. Et chaque jour semblait être comme le précédent. Ashka toujours sous le choc de son enlèvement, espérait se réveiller de ce long cauchemar. Mais alors que les jours passaient, elle semblait peu à peu accepter que sa vie ne consistât qu’à suivre un charriot à iotas.
C’était la journalière monotonie de longues marches au fond de gorges étroites. L’enfer suffocant des traversées de plateaux poussiéreux à l’horizon sans fin ou le franchissement de cols toujours enneigés.
Le fouet des gardes sanctionnait immédiatement toutes désobéissances. Aussi rapidement, les prisonnières adoptèrent la plus servile des soumissions.
Un jour tout en marchant Ashka se mit à pleurer sans retenue. La fille devant-elle se retourna et lui souffla :
- Bordel !!! Arrête ! Tes vagissements vont rameuter les gardes !
Ashka fut abasourdie par le manque de compassion de cette compagne, alors qu’au même instant, malgré les chaines qu’elles avaient aux poignets, sa voisine qui la suivait, lui donna une brusque bourrade en grognant :
- Bouge ton cul salope ! Pt’ête que t’aimes être fouettée ? mais, moi pas !
De temps-en-temps, elle apercevait au loin des troupeaux, ce pouvait être des chèvres sauvages, des bisons ou même des vigognes. Une fois, une volée d’énormes oiseaux noirs à têtes rouges avaient tourné dans le ciel au-dessus d’elles. Plus tard, le convoi passa devant la carcasse d’un camélis*, avec juste ses os saillant d’une fourrure puante. Le grand nombre d’empreintes, de zébrures et d’entailles, indiquaient qu’il avait succombé à l’attaque d’une des nombreuses meutes de canis*. C’était d’une certaine façon un avertissement pour qui voudrait s’éloigner de la caravane.
Ashka qui espérait toujours s’évader, commençait à se rendre compte que toute entreprise aurait été vaine, voir dangereuse.
Les jours succédaient aux jours. Les centaines de femmes parcouraient ce paysage aride, toutes réunies par des circonstances sinistres. Pour Ashka la marche malgré ses entraves lui devenait plus facile à mesure qu’elle s’y habituait. Mais elle était toujours assoiffée, affamée et misérable. Si l'une d'entre elles rêvait de s'échapper, elle n'osait le dire aux autres. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle était très, très loin de chez elle. Le paysage lui semblait toujours plus étranger et hostile. Elle commençait à sentir que ses chaînes lui offraient une sorte de sécurité face au monde dangereux qui l’entourait. Pour elle, cette caravane devenait une sorte de foyer et même si elle craignait les gardiens, elle savait qu'ils la protégeaient.
Le lent convoi qui arpentait les chemins poudreux, soulevait un nuage de poussière grise qui se déposait sur cette troupe comme une couverture duveteuse. Il s’en allait vers des contrées plus vertes, plus humides aussi.
Les iotas attelées aux chariots étaient vaguement flagellées pour maintenir une allure aussi nonchalante que constante. Des mercenaires aux airs maussades, en selle sur des bahweins*, ainsi que d’autres, armés de fouets les escortaient.
Res Termon Ïbm Al Fazzar, marchand d’esclaves de son état, était le propriétaire de ladite caravane. Il en était l’unique cavalier, (car sur Exo les chevaux étaient rares) il la remontait au petit trop surveillant son cheptel humain du coin de l’œil. Peu de perte avec ce lot pensait-il. Il avait eu raison de faire confiance à Sabirr. Ce n’était pas la première fois qu’il se félicitait de n’avoir jamais pris celui-ci de haut. Et de jamais s’être moqué ni de ses difformités, ni de sa petite taille. Tous deux étaient intelligents, tous deux avaient le sens des affaires. D’un geste, le nain avait agité sa marotte, désignant le lot sur lequel il fallait enchérir. Et Res Termon Ïbm Al Fazzar avait acquiescé par une mimique discrète.
Plus on allait vers l’Est, plus la tramontane fouettait les visages et les membres dénudés. La chaleur de midi était maintenant oppressante, elle semblait s’installer dans leurs poumons et rendre chaque respiration difficile. La sueur ruisselait sur des corps fourbus, laissant des trainées sombres vites asséchées par la poussière tourbillonnante. La route, qui depuis la veille serpentait au fond d’une vallée grisâtre encombrée de blocs de pierre ponce, avait des flancs aussi abrupts que rugueux. Ses sommets, couverts de buissons épineux, hébergeaient des myriades d’insectes multicolores.
Finalement, le chemin déboucha sur une lande ouverte, plus encore exposée au soleil impitoyable. Chaque pas parcouru par la colonne d’esclave était ressenti comme une petite victoire, et la plus misérable des ombres était vue comme un répit à la chaleur suffocante.
Sachant cela, le chef de la caravane, Res Termon Ïbm Al Fazzar, s’arrêtait souvent pour faire boire iotas et esclaves. Des morceaux de pain imbibés de vin étaient distribués aux esclaves de plus grande valeur, Ashka n’en faisait pas partie.
Pourtant, il y avait quelque chose d’attrayant, de beau même dans la souffrance d’Ashka. De cette façon qu’elle avait de lutter pour marcher enchaînée ... au mouvement de sa fine cheville … à l’appui de ses jolis orteils tendus écrasant les grains de sable ... à ses cheveux d’un roux flamboyant qui dansaient comme la flamme du feu de camp ... à sa respiration laborieuse masquant subtilement les doux gémissements de sa souffrance christique.
Néanmoins la fin de son calvaire journalier approchait. Car Castelkatar, un gros bourg près du fleuve Loom, jouxtant un caravansérail, n’était qu’à deux parasanges*. Celui-ci appartenait à la Guilde des Rouliers, une Guilde bien moins gourmande que celle que l’on nommait Souveraine.
Depuis leur départ c’était la première fois qu’ils allaient faire halte dans un bourg. Car jusqu’à présent Res Termon Ïbm Al Fazzar avait pris soin d’éviter toute trace de civilisation.
La pistes jadis étroite était devenue un chemin puis une route bien entretenue. Le paysage était devenu différent, il y avait plus de verdure et au loin des troupeaux d'animaux semblaient être gardés par des bergères. Pour la première fois, ils rencontrèrent d'autres voyageurs, quelques hommes et femmes qui conduisaient des kurts très chargés et qui se dirigeaient vers eux. Res Termon Ïbm Al Fazzar échangea des salutations amicales avec un couple qu’il croisa.
Les esclaves regardaient fascinées, elles marquèrent toutes un temps d’arrêt car c’étaient les premiers étrangers qu’elles rencontraient depuis leur départ. Bien vite les fouets claquèrent, les gardes hurlèrent :
- Gardez la tête baissée ! Ne regardez jamais directement des gens libres !
Les femmes obéirent.
Bientôt, ils rencontrèrent plus de circulation et d’animation. Les champs commençaient à s'étendre des deux côtés de la route, ils étaient travaillés par des esclaves nus. Parfois, elles apercevaient de splendides latifundia et toutes avaient une sorte de haut donjon. De toute évidence ces magnifiques demeures fortifiées possédaient à la fois les champs et les esclaves qui y travaillaient.
Au fil de leur marche, les signes de civilisation apparaissaient de plus en plus souvent, elles comprenaient lentement que leur voyage touchait à sa fin. Elles se turent et la terreur d'un avenir inconnu commença à grandir dans leur esprit, surtout après être passées sur un petit pont de pierres. Là elles virent un groupe de huit femmes, chargées autant que des kurts, certaines portaient des sacs remplis de mortier, d’autres des pierres, toutes, nues, sales, semblant affamées. Les lourds anneaux de bronze autour de leur cou, ainsi que les chaines qu’elles avaient aux pieds, ne laissaient aucun doute sur le fait qu’elles étaient des captives attachées à la réfection de la route sur laquelle la caravane avançait.
La nudité des esclaves semblait quelque chose de si parfaitement commun, que rarement quelqu'un se retournait lorsque la caravane passait.
Le convoi franchit un long pont de bois avant d’entrer dans Castelkatar. Les citadins se précipitèrent hors de leur domicile, alors que d’autres se penchaient à leurs fenêtres pour saluer la caravane forte d'une vingtaine de grands charriots tirés par des kurts et d’une dizaine plus petits tirés par des iotas. Tous débordaient de riches tapis Valdhorien, de vaisselles précieuses, de coupons de tissus et de bijoux de toutes factures. Deux longues colonnes d’une centaine d'esclaves chacune suivaient le dernier chariot.
Même si Ashka avait l'habitude de marcher nue depuis plusieurs semaines, elle se sentait maintenant humiliée et plus méprisable que jamais. La perspective d'être exposée au regard de la populace commençait à la terrifier.
Pourtant comme toutes les autres, au fil des semaines passées, elle avait abandonné tout ce qu’on lui avait enseigné en matière de décence. Elle s’était libérée des règles de moralité de son ancienne vie. Elle faisait l'expérience de la seule liberté dont dispose une esclave : la liberté de jouir de tout ce qu’on lui fait subir. Ainsi elle avait commencé à apprendre qu’une esclave était au-delà de la honte, mais était-ce suffisant en ce milieu d’après-midi ?
Un homme, assurément un appariteur des Édiles du bourg, à la peau foncée s’approcha du maitre caravanier. À voix basse, mais gesticulant, agitant ses mains ridées et calleuses. Il s’adressa à Res Termon Ïbm Al Fazzar, il lui demanda ce qu’il transportait, sur quels marchés aux esclaves il pensait proposer sa marchandise. Il posait mainte et mainte questions détaillées sur le type d’esclaves qui seraient mis aux enchères. Ashka qui était tout proche écoutait le caravanier utiliser le nom de Maître Mardouk Mazéélbash, quand il faisait référence à cet homme à la peau foncée.
Après moult palabres elle entendit Mazéélbash dire au marchand :
- Pour vos esclaves de moindre qualité… Parquez-les ici ! Nous pouvons les garder pour vous, c’est bon marché, très bon marché. Nous pouvons même les nourrir ! Nous pouvons aussi les rendre plus présentables pour leur mise en vente.
Alors, sur les ordres de Res Termon Ïbm Al Fazzar, la caravane fut scindée en deux. Les esclaves de moindre valeur dont faisait partie Ashka furent conduites dans un des nombreux enclos hautement clôturés d’une haie de ronciers du Moggave*. Dans ces corrals, la puanteur était accablante. Car n’étant qu’une marchandise de second ordre leur parc côtoyait celui du bétail ou les cages des innombrables poulets, canards, oies. Seul les sacs de blé, d’orge, de seigle, de sésame, de pistaches, de cumin et les pyramides de cagettes d’une grande variété de fruits et de légumes étaient protégés sous une sorte de grande halle. En fait cette partie de la ville abritait toutes les marchandises devant être taxées avant d’être vendues sur les marchés de Castelkatar.
Les prisonnières étaient gardées par des hommes et des femmes brandissant de longs fouets et de lourdes matraques.
Elles étaient des centaines de malheureuses couchées ou assises dans la poussière et la saleté.
Ashka tremblait d'horreur en voyant à quel point les gardes portaient des coups féroces chaque fois qu'une des misérables prisonnières leur déplaisait.
Levant la tête, elle pouvait reconnaître un caravansérail avec ses fortifications supplémentaires. Il occupait le sommet d'une large colline, alors que la ville se cramponnait à ses flancs. Elle distinguait de vastes bâtiments aux toits de tuiles rouges, alors que la plupart des maisons, avec leurs toits plats s'étendaient comme des terrasses ou plutôt des gradins qui donnaient à cette cité un air de pyramide à degrés.
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