La rupture. [Corr Anne.]

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Année 2757 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste.

D'un côté, Salamandragor, avec ses riantes et blanches terrasses où, en son palais, trône la Papesse Salamandra, clef de voûte d’un édifice couronné de dômes vernissés à la poudre de jade. Salamandra, souverain trésor d’une citadelle aux hautes courtines, flanquées de pilastres d’albâtre.
Et de l'autre côté, la plaine immense aux hautes herbes bleues, inondée des rayons d'un soleil éblouissant, réfléchi par des milliers de toits aux tuiles blanches, des murs tout aussi laiteux et des tours de pierres blondes : Salamandragor, aux remparts polis par les siècles et les vents mouillés.
Aucun bruit ne montait de son enceinte muette, c’était semaine de prières et de carême.
Les larges portes de bronze scintillant étaient ouvertes et l'on apercevait de temps en temps le fer de la lance et le manteau rouge du soldat, gardien inutile de ces portes délaissées.
À l’horizon rien ne venait.
Rien ne sortait non plus de cette sainte cité.
Dans le lointain, le vent du matin soulevait la poussière ondoyante des chemins et créait, pour un instant, la chimère d'une armée en marche. Mais quand l’haleine s’était essoufflée, quand elle venait mourir en acres bouffées sur les créneaux des tours, ou dans la chevelure des chênes de la maison de Maïphéson, la poussière retombait, la plaine herbeuse apparaissait de nouveau, et le pas d'aucun kurt, d'aucun buffle ni cheval ne retentissait sur la route dallée. Seulement, de quart d'heure en quart d'heure, les battants de bronze des douze cloches de la cathédrale marquaient l’immuable rythmique d’un temps qui, lentement, passait sur Salamandragor.
Quelquefois, sortait du gopura* un long cortège de prêtresses et de prêtres accompagnant un reliquaire, et défilait en chantant entre les troncs des chênes, puis il rentrait à pas lents et silencieusement dans la cité.
Les gardes sur les courtines allumaient leurs longues pipes en terre. Ils fumaient en silence et regardaient les volutes monter en de légères colonnes bleues qui se perdaient dans l'air limpide, vif et transparent de ces journées d'automne. Plus loin, le Salamandre coulait paisible, sillonnant d'une déchirure grisâtre, une plaine peignée par le vent.
Dans cette immobilité tangible, le soir, puis la nuit arriveraient pourtant.


***

Un soir, une nuit comme celle-ci...
Elle l'avait fait mander, dans la salle du Grand conseil, dans le mégaron aux murs cyclopéens.
Là, seul à seule, elle allait lui signifier son congé. Tout était fini, consommé, comme les braises qui, dans le monumental foyer, finissaient d’expirer sous leur manteau gris de cendre.
Debout devant le trône, son esprit vagabondait loin dans l’espace et le temps.
Il méditait sur Salamandra, papesse et reine, sur cette femme assise devant lui.
Elle était son amante.
Il pensait à cet enfant qu'il ne reverrait peut-être jamais plus.
Il était général, sénateur, et bien plus encore.
Mais il était surtout un homme seul, qui n'espérait plus rien de la vie.
Il baissa la tête et reprit, avec une amertume mêlée de regret :

  • Alors nous en sommes là, pauvre amour ! soupira-t-il.
  • Quel amour ? demanda Salamandra, surprise.
  • Le nôtre.
  • Tu le sens donc finir ?
  • En moi, certes non.
  • Alors, tu veux dire : en moi ? Une irritation mal contenue donnait de l'aigreur à ses paroles. Elle répéta, les yeux fixés sur lui :
  • Tu veux dire que je ne t’aime plus ? Réponds ! Elle se tut, baissant la tête, comme si elle avait dit une énormité.
  • Je connais mes sentiments. Mais c’est toi qui ne veux pas répondre, ou peut-être ne peux-tu pas répondre ? Oh, je sais bien que tu ne diras qu’une vérité qui t’arrange !

Il y eut une pause où tous deux éprouvèrent un indicible besoin de lire dans le cœur l'un de l'autre.
Puis il continua :
C'est ainsi que commence l'agonie de notre amour. Ô tu n'en avais peut être pas encore conscience, mais moi, depuis que tu as accouché, je t'observais sans cesse, et chaque jour, je découvrais en toi un indice nouveau ...
Un indice ?
— Un indice !? tu veux dire une somme d’indices fâcheux, Salamandra ! Quelle horrible chose d'aimer et de se voir peu à peu désaimer, d'avoir cette clairvoyance d’un triste futur.
Elle secoua la tête avec un geste las et se rembrunit. Pour la première fois peut-être, une hostilité s'installait entre les deux amants. Chacun était tourmenté, blessé par le soupçon, et se rebellait intérieurement, avec cette colère sourde qui pousse aux excès, aux paroles cruelles et irréparables.
Une indicible envie de se torturer le cœur, se déchirer, se martyriser naissait.
Serre s’assombrit, se ferma : mon amour date de plus loin que le tien, dit-il. Dès avant le jour de notre première rencontre, il était né.
Elle protesta. Et lui, d'un air tendre, fasciné par le charme profond des jours irrémédiablement enfuis :
Je te vois encore passer à cheval… la première fois, continua-t-il. Quelle impression ineffaçable ! C'était vers le soir, lorsque dans le camp, les torches et les feux commencent à s'allumer et que tombe sur les tentes cette froide humidité... J'étais sous le pavillon de l’état-major. Avec mon frère, nous discutions du placement des unités de combats. C’était trois jours avant la première bataille du Plateau de la Lune. Nos lampes à huile venaient juste d’être allumées et fumaient beaucoup. Le braséro renvoyait des lueurs d’incendie sur les tentures. Je regardais les figurines sur la carte, mais je les distinguais à peine ; j’étais dans un état indéfinissable, un mélange de lassitude, de beaucoup de tristesse, avec je ne sais quel vague besoin d'idéalité... Ce soir-là, j'avais soif de beauté. Était-ce un pressentiment ? Il fit une longue pause ; mais Salamandra ne l’interrompit pas, attendant qu'il poursuivit, toute au plaisir de l'écouter parler d’elle, parmi la légère fumée des brûle-parfums, qui semblait poser un voile sur ce souvenir dévoilé. Et tu es passée !... Ton cheval allait au pas, et tu le montais, toute de soie vêtue. J’ai levé la tête, depuis ma place, je t'ai vue, si pâle, de cette singulière pâleur qu’ont les statues d’albâtre. Tu ne peux te figurer, Salamandra, comme tu étais pâle. Je pensai : « Comment cette femme peut-elle tenir en selle ? C’est du lait qui coule dans ses veines. » tu étais d’une pâleur surnaturelle qui te donnait l'apparence d'une créature féerique. Je ne fis pas attention aux hommes qui t'escortaient ; je restai là, avec un soldat de plomb dans une main. Je ne voulus pas te suivre, de crainte de profaner l’instant ; je n'obtins pas même de toi un simple regard... Voici un autre détail dont je me souviens : ton cheval s’arrêta quelques pas plus loin, parce que des soldats tendaient les haubans d’une quelconque tente. Eh bien ! je vois encore la vapeur sortir des naseaux de vos montures, et dans l'air, le scintillement des petites flammes des falots que des gardes portaient. Je vois l'embrasement subit d’une cantine de campagne qui inonda d’une clarté inattendue ta si belle chevelure.
Salamandra sourit, mais avec ce sentiment de tristesse, avec cette nostalgie qui serre le cœur des femmes lorsqu'elles regardent leur portrait d'autrefois.
Oui, j'étais pâle, dit-elle ; j’avais jeûné, car c’était carême. Mon frère ne voulait pas de ce combat, il voulait négocier. Il avait profité de ma faiblesse pour m’évincer du conseil de guerre, ajouta-t-elle brièvement, mettant ainsi un terme brutal à l’évocation nostalgique de son amant.
Puis ce furent les dernières banalités, les derniers échanges, avant un adieu qui se voulait définitif.
Il la contempla une dernière fois dans sa majesté glacée.
Elle lui arrachait le cœur, et pourtant il ne l'en aimait que plus.
Son regard embrassa les murs : les flambeaux de bronze scellés dans la muraille éclairaient de leurs flammes vacillantes des tapisseries de batailles, batailles dont il avait été souvent le héros.
Il devait quitter son ambassade et rejoindre sa patrie, le nouvel empire de Domina.
Il salua, comme le généralissime qu'il était et serait toujours.
Genou à terre, il s’inclina, baisa le bas de la robe de celle qui aurait pu être sa reine.
Puis, s'enveloppant dans les plis cramoisis de son paludamentum*, il recula de quelques pas, opéra un demi-tour et quitta le mégaron*.
Une dernière fois, il fut salué par les gardes aux lourdes armures noires.
Pressant le pas, il traversa le palais presque désert, ankylosé de sommeil.
Le gopura*, porte monumentale du Dieu Sauveur de la sainte ville de Salamandragor, était restée ouvert pour lui.
Un détachement de chevaliers de la Sainte Ligue le saluerait une dernière fois.
Ils lui feraient une haie d’honneur et leurs kontos, longues lances aux fanions rouge et noir, se lèveraient pour son passage.
Serre se sentit le besoin de leur dire adieu, avant de les quitter pour toujours.
Mais comment leur dire adieu ? Comment, en peu de mots, se faire comprendre ?
Il eut une inspiration qui lui parut belle.
Il dépassa cette haie d’honneur au galop, et sur le pont-levis, cabrant son cheval, il s'écria à haute voix :

  • Salamandragor ! Salamandra ! Salamandra ! C'était tout dire, c'était dire à ces chevaliers :

une foi vous a créé tout un royaume.
Des chevaliers comme vous ont fait trembler un empire.
L’adieu de Serre fut compris pour ce qu’il était ; en silence, ils se redressèrent de leurs selles, et debout dans leurs étriers, levant leur kontos, ils s'écrièrent :
Domina ! Serre Vainqueur !
C'était, en effet, la seule manière de répondre dignement aux adieux de celui qui aurait pu être leur roi.
La herse descendit en grinçant derrière lui. Un chapitre de sa vie se refermait, un chapitre d’amour et de gloire.
Son cheval l'emmenait maintenant au grand galop.
La cape rouge de son uniforme claquait au vent, étendard de son chagrin, de sa dignité bafouée.
Il coupait au plus court, vers le port, vers les siens.
L’aquilon des pleines venteuses lui arrachait les larmes qu'il n'avait pas versées devant Salamandra.
Il hurla dans la nuit de toutes ses forces pour chasser cette peine qui l'étreignait comme un étau.
Il sentit un grand vide naître au plus profond de son être.
Ce vide glacé l’habiterait toujours, comme une mauvaise pierre, une blessure cruelle, trop fine, et trop profonde pour cicatriser.
Telle la proue d’un navire, son souvenir, sillage sans fin, se creuserait dans l’écume des jours.
Pas un jour ne passerait sans qu'il ne pense à elle.
Un souvenir lui revint : des années auparavant, pendant une de ces nuits sauvages et froides, où les dieux descendent sur terre, où les étoiles en nuées glaciales vacillent, alors qu’il était perdu dans le vert ondoyant des vastes steppes désolées d’un ouest sauvage, au milieu de ce nulle part que l’on ne trouve sur aucune carte, il avait rencontré un vieux chaman. Ce dernier l’avait attiré sous sa yourte emplie d’incantations mystérieuses et de fumigations âcres. Il lui avait susurré de nombreuses prédictions à l’oreille, pour ne pas que les esprits entendent, car il n’est pas bon que les plans des puissances soient ainsi percés à jour.
Il se souvenait de certaines :
« Quelquefois, on se condamne soi-même à mort quand on réussit à survivre. Devenir un héros sera ta pénitence, même si pour toi, cela deviendra un calvaire ». Il avait ri, et le rire de cette bouche édentée le poursuivait au plus profond de ses nuits.
Qui pouvait croire que cet homme, ce héros dont le seul nom emplissait d'effroi ses ennemis les plus farouches, ne pensait qu'à un amour défunt et à une glorieuse fin ?
***
(Grande salle rectangulaire à foyer fixe central, précédée d’un vestibule, qui caractérise le premier type d’habitation chez les Proto-Hellènes)
(Manteau cape des centurions en général rouge)
(Dans l’architecture hindoue du sud de l’Inde, édifice faisant fonction de porte d’entrée pour l’enceinte d’un temple)

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