Le suprémaciste (3)

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Le quartier donnait à sir Melvin l’impression d’avoir changé de pays. Deux petites heures les séparaient du cœur de la capitale, mais ils auraient aussi bien pu voyager durant deux semaines.

Ils arrivèrent par la route qui longeait les eaux calmes du Selb. Le large fleuve séparait la Bauge de Sart-le-Haut, un quartier très actif, marchand, doté de quais et de jetées de pierre. Une forêt de gréements dissimulait partiellement des façades aux toits pointus d’ardoises très similaires à ceux de la cité. Mais le cours d’eau délimitait deux mondes, car de ce côté-ci s’alignaient des masures de bois usé par les intempéries et les fientes de mouettes, penchées sur des venelles étroites, boueuses, semées de flaques aux relents douteux. Ici, les jetées de bois, couvertes de mousse et de limon, accueillaient quelques canots. On en venait à oublier les merveilles de la capitale, les prodiges façonnés par l’essence. Et aucun pont ne reliait ces deux mondes. Ils avaient laissé le dernier une demi-heure en amont.

À côté de lui, Yvar regardait l’encolure de sa monture sans la voir, perdu dans ses pensées. Pas des pensées agréables, assurément. C’était un jeune homme aux traits délicats, aux cheveux sombres et aux yeux clairs, plutôt séduisant à vrai dire. Mais ses deux expressions favorites, petite moue fâchée et rictus arrogant, dissipaient l’essentiel de son charme. Pour l’heure, il avait opté pour la première.

— Nous arrivons, dit sir Melvin. Cette tour marque l’entrée de la Bauge.

— Cette tour ?

— L’édifice en pierre, au bord de la route.

— Ces pans de murs éboulés dépourvus de toit ? J’appelle ça une ruine.

— Si on reste au rez-de-chaussée, on a un toit.

Ils dépassèrent l’édifice de pierre et le novice afficha une grimace de dégoût. Ses yeux s’attardèrent sur les moellons dont le mortier s’effritait, hérissé de mauvaises herbes. Et sur le seuil d’où s’échappaient des éclats de voix avinés et des remugles de soldatesque.

— Pff, souffla le novice, sérieusement, qu’est-ce qu’on fait là ?

— Notre mission. Notre aide a été requise auprès du chapitre et nous voici. Et j’attends que tu y mettes un peu de bonne volonté et que tu t’appliques, Yvar.

— Pas besoin de sermon, merci. Je suis quelqu’un de naturellement très perfectionniste. Si tous vos novices s’appliquaient seulement moitié autant que moi…

— Je n’ai pas besoin de ça non plus, l’interrompit le chevalier. N’oublie pas qui tu es, novice.

Le jeune homme lui adressa un regard las.

— Oh, je n’oublie pas, malheureusement. Et j’en suis encore à me demander à quoi peut bien servir ce noviciat. Je n’ai encore rien appris d’utile.

— Si tu commençais par l’humilité.

Yvar s’apprêtait à répondre, mais sir Melvin le prit de vitesse.

— Et le respect ! le coupa-t-il d’un ton sec appuyé d’un regard noir.

Ils cheminèrent ainsi entre les jonchaies et les embarcadères, d’un côté, et les entrepôts et les masures, de l’autre. Les passants déguenillés reconnurent leur manteau à semis étoilé, les pointèrent du doigt ou se hâtèrent de disparaître dans les ruelles.

Le chevalier s’éclaircit la gorge, avant de reprendre :

— Tu… Tu ne fais pas beaucoup d’efforts. C’est à croire que tu ne veux pas vraiment devenir chevalier.

— Pas beaucoup d’efforts ? Je surclasse les autres dans tous les domaines. Chevaliers compris. Si ce n’est à l’épée, certes. Mais je ne ménage pas mes efforts.

— Donc tu veux vraiment devenir chevalier du Sanctuaire ?

Grise Mine détourna le visage et s’abîma dans la contemplation des vaguelettes sur la berge.

— Bien sûr, finit-il par répondre.

Sir Melvin hésita un instant, se ravisa, puis en fin de compte se lança :

— Ça va faire trois mois que tu es arrivé au chapitre et personne ne te connaît. On ne peut pas dire que tu aies cherché à te faire des amis.

— Je ne suis pas là pour ça.

— Tu es peut-être futé et compétent, et c’est très bien. Mais ça ne suffit pas. Si tu deviens chevalier, nous serons bientôt tes frères.

L’autre haussa les épaules.

— D’après ce que j’ai entendu, dit Melvin, tu serais bientôt fait chevalier. Du moins si ton évaluation à l’issue de l’initiation est favorable.

— Votre évaluation, c’est ça ? Je pourrais croire qu’il s’agit d’une menace, ou du moins d’intimidation.

— Il n’en est rien. Mais je me pose une question. Pourquoi tant de hâte ? Pourquoi écourter ton noviciat ? Qu’est-ce qui peut te valoir un tel traitement de faveur ?

— Un traitement de faveur ? demanda le jeune homme, surpris. Incroyable. Vous ne savez donc rien ? Moi qui pensais que le chapitre était un nid à commérages.

Mais leur conversation tourna court lorsqu’ils arrivèrent en vue d’une place pavée où un attroupement était rassemblé. En les apercevant, les gens accoururent. Des éclats de voix fébriles, des vivats enthousiastes les accueillirent. Les parents retenaient leurs gamins qui se seraient rués sous les sabots de leurs montures. Ils croisèrent des regards pleins d’espoir. Une jeune fille envoya même un baiser au chevalier. Ils étaient accueillis en sauveurs. C’était presque comme s’ils avaient déjà vaincu la bête.

Quelques miliciens armés de vouges se frayèrent un chemin jusqu’à eux, avec à leur tête un sergent d’arme. Le visage de l’homme était dissimulé sous un chapel de fer et une épaisse moustache ; sa panse, étroitement serrée dans un gambison élimé et un baudrier. Rubicond, il semblait prêt à exploser.

— Bonjour messires ! rugit-il, pour couvrir le brouhaha. Soyez les bienvenus à la Bauge ! Nous sommes bien heureux de vous voir. Ça oui, bien heureux.

— Bonjour. Je suis sir Melvin Bancroff. Nous avons été mandés par le burgrave Hevlich.

— Absolument, sire chevalier. Je suis le sergent Umfridsen, responsable de notre modeste garnison. Nous vous attendions. Avec une certaine impatience. Y a encore eu un mort, pas plus tard qu’avant-hier. Et j’ai ordre de vous escorter jusqu’à votre logis. Nous vous avons réservé une chambre au Coquelet Cocotte, notre meilleur établissement. Si vous voulez bien nous suivre.

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