Le suprémaciste (5)
Il faisait sombre et les relents de cuisine se mêlaient à ceux d’urine et de sueur, mais l’endroit était jonché de frais. Sir Melvin ôta son manteau étoilé et s’installa à une table proche du foyer. Le feu qui y mourait donnait un peu de lumière. Yvar prit place à côté de lui. Le chevalier posa son ceinturon et son épée sur le plateau. L’arme attirait les regards et faisait briller les yeux.
La grande salle de l’auberge était comble, bien qu’il n’y eût à vrai dire que quelques clients. La foule s’était invitée à leur suite, parmi laquelle un groupe de femmes vêtues de jupons de guipure grossière et de chemises ouvertes d’aguichante manière. Elles avaient accouru du bordel attenant et son jeune novice se rassasiait sans complexe des morceaux de chair dénudée offerts à ses yeux.
Le sergent leur apporta de grosses chopes de bois remplies de brune dépourvue de mousse. Il y trempa son ample moustache, ôta son chapel et réclama du pain et du fromage sans excès de douceur. Puis il se pencha sur l’épée qui, glissée dans son fourreau, reposait sur la table.
— Mazette ! les chevaliers du Sanctuaire ont de bien belles armes. C’est vrai ce qu’on dit ? Qu’elles tranchent un haubert de bon acier comme du beurre en été ?
Il fit courir ses doigts sur la garde argentée et s’apprêtait à empoigner le pommeau pour en révéler le fer. Sir Melvin écarta sa main d’une chiquenaude.
— Nous avons une mission, dit-il. Les morts mystérieuses s’accumulent dans le quartier et nous devons essayer d’y mettre un terme. C’est bien pour cela que nous avons été appelés ?
— En effet, messire, répondit Umfridsen, le front plissé. La Bauge, comme vous savez certainement, n’a jamais eu excellente réputation. C’est un quartier pauvre, pas toujours très bien fréquenté. On y trouve toutes sortes de scélérats, de vermines, de mécréants. Des gens capables de tuer pour une poignée de quintes ou une dose de brumeuse. Y a aussi les gangs : les alfars et les débardeurs, les marquis du pavé, les capuches de Malach. Je peux vous dire qu’on ne chôme pas, moi et mes gars. Mais c’est qu’on n’est pas très nombreux et que…
— Nous ne sommes pas ici pour juger de la qualité de votre travail, sergent. Parlez-nous plutôt de votre problème.
— Notre problème ? C’est la bête, sire chevalier. Vous avez dû en entendre parler. Comme j’ai dit, on voit passer pas mal de choses, pas toujours très jolies. Mais ça… ça on n’a jamais vu. Des gens massacrés dans les rues, la nuit. Le monstre s’en prend même à des femmes et des enfants. Personne n’est à l’abri. » Il se tourna vers l’attroupement de curieux et les désigna d’une main ouverte. « Voyez, ils sont terrorisés. Et pour tout dire, même mes gars commencent à baliser. C’est pour ça que j’ai insisté auprès du burgrave pour avoir de l’aide.
— Et nous voici, acquiesça sir Melvin. Mais encore, avez-vous des détails à donner ? Depuis quand sévit la bête ? Y a-t-il des témoins ?
— Moi ! s’écria une voix rauque jaillie de la foule. J’ai vu cette chose…
Un homme hagard, maigre au point de flotter dans ses frusques comme un épouvantail, s’avança vers la table. Il prit place face aux frères chevaliers.
— Je… J’étais avec Faend le Blafard, bafouilla-t-il en jetant des œillades au sergent. Mais, d’abord, pourriez m’commander une chopine à moi aussi ? C’est que j’ai l’gosier sec.
Melvin l’observa et fronça les sourcils.
— Vous aurez la boisson, et la pitance si vous voulez, mais uniquement si ce que vous avez à dire est probant.
— Bon. Bien. C’est d’bonne guerre. Alors voilà. On était dans la p’tite rue du Manchot. Il faisait sombre. J’me souviens, c’était au début d’Oremiel, la nouvelle lune. Bon, on n’était pas tout à fait sobres, si vous voyez ce que j’veux dire, m’sire. Mais… Mais l’Blafard est bien mort, quand même.
— Vous dites que vous l’avez vue. De quoi s’agissait-il ?
— Il faisait sombre. J’attendais Faend, qu’était parti pisser dans l’canal. Je m’posais sous un porche, tranquille, en attendant. Et la bête a surgi de la nuit. Comme ça, silencieuse, mais rapide. Je l’ai vue filer sous mon nez et s’diriger vers le canal. Puis l’Blafard a hurlé… hurlé comme un bestiau qu’on égorge, mon bon m’sire. C’était horrible, vraiment. J’suis resté paralysé pendant un moment, sans oser quitter mon p’tit coin peinard et… et parce que je m’étais pissé d’ssus. J’avais pourtant pas b’soin, moi. J’vous jure. Et pis j’espérais encore que l’copain allait rev’nir. J’espérais sans trop y croire, voyez. Et quand j’ai enfin osé bouger, aller voir du côté du canal, il était là…
— Le monstre ?
— Nan, l’monstre avait disparu. Mais Faend… dans une mare de sang, l’visage arraché, la gorge ouverte, un trou dans la poitrine, les doigts d’une main écrasés.
— Et à quoi ressemblait la bête ? Avez-vous remarqué quoi que ce soit, le moindre détail ?
— Il faisait sombre. J’ai vu qu’une silhouette. Il est passé si vite. Mais y a eu un bruit, comme une voile qui se gonfle. Ça pouvait être des ailes…
— Ou un manteau.
Sir Melvin Bancroff observa l’individu. Ses yeux soulignés de cernes violacés. Son teint cadavérique. Ses narines rougies, toujours promptes à renifler une chandelle. Ses dents déchaussées. Ses mains tremblantes qu’il gardait cachées dans des manches trop amples. Le chevalier l’attrapa par le poignet et découvrit son avant-bras. Ses ongles étaient sales, sa peau translucide. Et surtout, les articulations de ses doigts étaient déformées telles de vieilles racines bulbeuses et tordues.
— Vous consommez de la brumeuse. Beaucoup. Et depuis longtemps.
Ce n’était pas une question. Les signes étaient évidents. Sans parler des stigmates. Les yeux du témoin glissèrent plusieurs fois des chevaliers au sergent.
— Non… je…
— Je me fiche bien de savoir si vous prenez de cette saloperie, dit Melvin. Je ne traque pas les contrebandiers, encore moins les victimes de ce fléau. Tout ce qui m’intéresse, c’est la fiabilité de vos déclarations.
— La brumeuse altère les perceptions, c’est évident, intervint Yvar, mais elle n’arrache pas les visages.
— Certes, dit Melvin. De toute manière, brumeuse ou pas, vous n’avez jamais vu qu’une silhouette silencieuse. On ne peut pas dire que ça nous avance à grand-chose. Mais quand bien même vous auriez vu une créature cornue crachant des flammes, vous comprenez qu’il serait difficile pour nous de vous prendre au sérieux.
L’autre resta, muet et tremblant, à le fixer d’un regard humide. Il attendait sans aucun doute sa récompense. Le chevalier soupira.
— Du balai ! grogna-t-il. N’y a-t-il personne pour nous donner plus de détails ?
Et ce fut la ruée. On se bouscula pour venir prendre la place libérée par le drogué.
Il y eut d’abord l’une des filles de joie. Jeune, les cheveux clairs, les joues trop fardées, ses deux petits seins pointaient sous sa chemise. Yvar se rinçait l’œil.
— On a perdu une des nôtres, dit-elle en se mâchouillant la lèvre. Isabella. Très jolie et elle chantait si bien. Elle était la préférée du Borgne Lazuli.
— Qui est le Borgne Lazuli ?
— Vous connaissez pas Bleuart ? Le chef des alfars ?
— Le chef des alfars ? C’est l’ancien de la communauté duadane du quartier ?
— Le Borgne Lazuli, ou Ceseïr Bleuart, un Duadän, c’est le chef du gang alfar, expliqua le sergent. Une sacrée raclure. Il trempe dans un tas de trucs pas nets. Et vous pouvez parier que c’est un de ses gars qu’a fourgué la brumeuse à l’autre ami qu’a vu la bête.
Melvin passa les mains dans ses cheveux et inspira un grand coup.
— Bon, votre amie Isabella est morte, fauchée par la bête, dit-il d’un ton aussi compatissant et patient que possible. Où, quand, comment ? Avez-vous vu quelque chose ?
— Non, m’sire. Elle revenait justement d’un rendez-vous avec le Borgne, peu avant l’aube. Y a deux mois environ. Une si belle fille…
— Elle était jolie, dites-vous. A-t-elle été… vous savez. On l’a tuée, mais a-t-on usé de son corps autrement ?
La jeune fille le regarda de ses grands yeux clairs. Le sergent fronça les sourcils.
— On l’a violée ? intervint Yvar.
— Les bêtes, ça viole pas les jeunes filles, grommela Umfridsen. Si ?
— Nous en sommes encore à essayer de savoir s’il s’agit bien d’une bête, expliqua sir Melvin. Et, de fait, si Isabella avait été violée, je serais enclin à écarter la théorie de la bête.
— Mais m’sire, la bête s’attaque aussi aux hommes.
— Et je suppose qu’ils n’ont pas été violés, eux non plus ?
Le sergent le regarda avec des yeux ronds.
— Bon, vous n’avez rien à ajouter, mademoiselle ?
— Si m’sire, Isabella avait un beau bracelet en argent. Elle avait dit qu’elle me l’offrirait…
— Je vois, dit le chevalier avec une moue tendue. On peut écarter la théorie de la bête, puisque les monstres nocturnes sanguinaires craignent l’argent, c’est bien connu.
— Euh… non, c’est pas ce que je voulais dire, m’sire.
— Je sais, c’était une boutade. Je me fiche pas mal du bracelet.
Yvar, à côté de lui, ricana. Cette mascarade lui donnait raison. Et sir Melvin commençait à se demander, lui aussi, ce qu’ils fichaient là. Il posa les mains à plat sur la table.
— Une chose, peut-être. Sergent, cette Isabella, avait-elle toujours son bracelet lorsque vous avez retrouvé son corps ?
— Euh… C’est-à-dire que… faudrait vérifier ça.
— Oui, intervint l’un de ses hommes. C’est Mickel qui l’a gardé. Mais la fille avait toujours ses bijoux. Faut l’rendre, m’sire ?
— Non, le bracelet en lui-même n’a pas d’importance. Mais un simple détrousseur s’en serait emparé.
— C’est donc bien une bête, alors ?
— Non, ça ne prouve rien. À part qu’il ne s’agit pas d’un simple détrousseur. Récapitulons : la bête attaque de nuit, aussi bien des hommes que des femmes et laisse des cadavres horriblement mutilés derrière elle. On ne peut pas dire qu’on ait beaucoup avancé. Personne n’a rien à ajouter ?
Mais si, bien sûr. Tout le monde avait son mot à dire. Un grand benêt qui avait bien de la peine à prononcer son propre nom, qui racontait qu’il n’osait plus sortir après la tombée du soir depuis qu’il avait entendu un horrible hurlement. Un Duadän aux oreilles aussi percées que l’ensemble des courtisanes en jupons, qui prétendait qu’il connaissait cinq des victimes, dont deux amis proches, et qui était certain d’être le suivant sur la liste. Une vieille dame qui affirmait que son pot de crème avait tourné la nuit d’une des attaques de la bête, à la pleine lune. Cette dernière lui remémora les propos de sir Ludvig Hagelstein.
Enfin, le fameux Mickel arriva, avec le bracelet d’Isabella et quelques breloques de cuivre et de bronze. Le chevalier leur consacra à peine un regard, las de ce défilé de vains racontars.
— Moui, grommela-t-il, comme je l’ai dit, je me fiche de ces breloques. Si le meurtrier n’en a pas voulu, moi non plus.
— Le meurtrier, msire ? demanda Mickel. Voulez dire la bête ?
— Si c’est bel et bien une bête…
— Pour sûr que c’t’une bête, m’sire ! Je l’ai vue, d’mes propres yeux !
— Et c’est seulement maintenant que vous vous manifestez ? Bon sang, sergent ! Vous n’auriez pas pu m’envoyer celui de vos hommes qui a vu la bête dès le départ ? Nous aurions gagné du temps. Et qu’avez-vous vu au juste ?
— Ben c’tait la nuit, y faisait sombre…
— Bien sûr, mais encore ? Vous dites l’avoir vue !
— Disons que j’l’ai vue s’envoler, m’sire. Je faisais ma ronde, le soir où Isabella a été tuée, voyez. C’est moi qu’ai trouvé l’corps. Encore tout frais, tout chaud. Et la bête était là, encore penchée sur la fille. À grogner, à chuchoter. Jamais entendu une chose pareille. Mais quand elle m’a vu, la bête s’est redressée, aussi haute que moi. J’ai donné l’alerte et elle s’est envolée. Elle a disparu au-dessus des toits en un clin d’œil. Comment vous voulez attraper une chose pareille, m’sire ? Faut d’bons chasseurs avec d’bons arcs et surprendre la bête, moi j’dis. Mais ça va pas être évident, ça non.
— Elle s’est envolée, dites-vous ? Elle avait des ailes ?
— Bah, j’suppose. Comment qu’elle aurait fait, sinon ?
Sir Melvin soupira et acheva d’un trait sa brune plate.
— Bon, sergent, j’ai écouté mon quota de témoignages, j’aimerais voir les corps.
— Les corps ?
— Oui, ceux des victimes, les plus récents du moins. Vous les conservez quelque part ?
— On confie les morts à notre prieur. On en ferait quoi, nous ? On ne va pas les laisser pourrir dans notre garnison, non ?
— Certes. Et pouvez-vous nous emmener voir votre prieur ?
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