Le suprémaciste (11)

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Il faisait nuit noire et la Bauge dormait. Une brume glaçante se coulait sur les pavés. Un courant d’air soufflait dans la venelle et fit frissonner sir Melvin. Il resserra autour de lui son manteau étoilé.

Le pas du sergent ralentit, devant eux.

— Voilà messires, c’est par ici, murmura-t-il.

En effet, des lueurs s’agitaient un peu plus loin et jetaient de longues ombres biscornues sur les façades. L’écho de chuchotements tendus se répercuta bientôt dans l’espace étriqué. Ces images diffuses et ces sons étouffés donnèrent au chevalier l’impression de rêver encore. Un rêve inquiétant. Il s’attendait presque à voir surgir un croque-mitaine ou un spectre.

Une dizaine de personnes étaient rassemblées dans cette allée qui faisait un coude entre des murs aveugles. Des miliciens, équipés de bardiches et de lanternes. Mais il y avait aussi un homme dépenaillé, crasseux et pratiquement édenté et un homme robuste, velu comme un ours, avec un limier placide en laisse. Les murmures surexcités, chargés d’appréhension, s’interrompirent à leur arrivée. Ils firent place et Melvin découvrit la scène.

Le corps du malheureux, désarticulé, gisait sur le pavé dans une position absurde, comme un jouet délaissé. En deux endroits, un humérus et un tibia, l’éclat aigu d’un os saillait de sous la peau. La cage thoracique était également défoncée. La chemise déchirée laissait deviner un creux peu naturel dans les côtes. L’homme était brisé, au sens propre. Et un tel résultat nécessitait une force colossale. Du sang maculait le sol et les murs. Il formait un étrange dessin entre les pierres inégales.

Quant au visage, il était réduit à une bouillie cramoisie. Melvin n’eut cependant pas à s’approcher davantage pour reconnaître la victime. Un lambeau de joue orné de spirales bleutées et les quelques colifichets épars ne laissaient planer aucun doute. Un peu plus loin, la lumière des lampes accrochait le fil aiguisé de son stylet.

Le chevalier réprima une nausée soudaine. Pas question de faire preuve de faiblesse devant ces gens. Surtout pas Grise Mine. Ce dernier, du reste, avait pâli. Et l’arrogance autant que la contrariété avaient déserté son visage.

— C’est Bleuart, annonça le sergent d’une voix rauque.

— Je sais, répondit Melvin.

— C’est mauvais. Bon sang, ça oui, c’est mauvais.

Plusieurs gardes hochèrent la tête.

— Paraît que vous avez causé, hier soir, reprit Umfridsen. Et qu’y a eu une altercation au Coquelet.

— Avec un certain Olgrim. Vous le connaissez ?

— Pour sûr. C’est l’chef d’un gang. On peut pas dire qu’il s’entendait avec les alfars, si vous voyez ce que j’veux dire. » Le sergent tirailla nerveusement une extrémité de sa moustache. « Maintenant bon, c’est sûr qu’Olgrim est pas un tendre et il est plutôt costaud. Mais ça…

— À l’aide d’une masse, peut-être.

— Vous ne pensez quand même pas que…

— Vous aussi, vous y pensez, sergent.

— Non, je… Oh là là, c’est mauvais tout ça. Très mauvais.

— Vous voulez dire mauvais pour les affaires ? intervint Yvar à mi-voix.

— Comment ?

Sir Melvin échangea un regard avec son novice.

— Le sergent veut dire que ça ne va pas améliorer les relations, déjà compliquées, avec la communauté alfar. La Bauge va ressembler à une poudrière, à partir de maintenant.

— Tout à fait, m’sire. Pas certain que les renforts de la Meunerie et de Sart-le-Haut suffiront. C’est p’t-être bien de toute la garde royale qu’on va avoir besoin…

— L’urgence est plus que jamais de mise : il faut résoudre cette affaire.

À nouveau, les gardes hochèrent la tête et murmurèrent leur assentiment. Une lueur d’espoir couvait dans leurs yeux.

— C’est ce mendiant qu’est tombé sur le cadavre, dit Umfridsen en désignant l’homme dépenaillé.

— Sûr, m’sire. J’ai été chassé du porche où que j’m’étais pioncé. Face d’chez l’Troquet Müntz. Et en v’nant par là, j’pas vu tout d’suite bien sûr, ‘vec la nuit et tout. V’la que j’marche dans que’que chose d’humide et tout. Puis c’te odeur…

— D’accord, je vois. Je suppose que vous n’avez rien vu ni entendu.

L’homme secoua la tête et haussa les épaules. Sir Melvin avisa ses yeux exorbités et humides, sa bouche pendante, ses chicots esseulés, ses jambes maigres et torses sous ses guenilles. Et puis cette peau translucide et ces narines rougies. Tous les témoins étaient-ils donc camés ?

— J’ai aussi fait appeler Gustaf, expliqua Umfridsen, la main sur l’épaule de l’homme trapu avec son molosse. Son chien a du flair et Gustaf a été éclaireur dans l’armée de sa Majesté. Je m’suis dit qu’il pourrait peut-être trouver une piste ou quelque chose.

— Excellente initiative, sergent. Je vous laisse superviser la chasse.

Umfridsen bomba le torse sous l’effet du compliment et ne perdit pas de temps. Il organisa son petit monde et, investi par sa tâche, s’éloigna bientôt, le nez au ras du sol, avec ses hommes et le fameux Gustaf.

Melvin congédia le mendiant et laissa les deux miliciens restés en faction près du corps en attendant qu’il soit emmené à l’ordinat. Il s’éloigna pour discuter avec son novice.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il.

— Ça concorde méchamment avec la théorie de feu Bleuart, répondit Yvar, sa petite moue hautaine retrouvée. Il l’aura finalement démontrée au prix de sa vie.

— Et Umfridsen ? Il semble tout de même accuser le coup.

— Comme vous l’avez dit, sir, la tranquillité de la Bauge est compromise. Il doit souiller ses braies à l’idée de se retrouver avec une révolte alfar sur les bras. Et puis si on fait le lien avec son petit protégé et qu’on l’élimine de la partie, qui viendra le remplacer ? Il risque de perdre ses petits à-côtés.

— Tu es convaincu. Rien ne te chiffonne ?

Grise Mine haussa les sourcils.

— Vous voulez dire en dehors de l’état dans lequel on a laissé ce type et en dehors du fait que ce n’est que le dernier d’une longue série ?

— Je ne sais pas. C’est de l’ordre du détail mais…

— Vous voulez parler des témoins ? Des ombres silencieuses ? De la fameuse créature qui s’est envolée au-dessus des toits ? Les uns sont cramés à la brumeuse, les autres sont des hommes du sergent. Aucun n’est fiable.

— C’est un fait. Mais tu n’as rien remarqué ?

— Quoi donc ?

— Le bracelet en argent. Il a disparu.

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