Le suprémaciste (13)
— C’est là, dit le sergent en désignant une grande bâtisse qui avait connu des jours meilleurs.
Le quartier ne comptait pas beaucoup de si belles maisons, mais l’entretien laissait à désirer. Le rez-de-chaussée était en pierre. Le linteau sculpté de la porte et les moulures autour des fenêtres attestaient que la Bauge avait connu un passé moins sordide.
Sir Melvin tendit la main et frappa deux coups au heurtoir. Un chien aboya derrière la porte. Il reconnut aussitôt l’homme qui vint ouvrir en retenant le molosse par le collier. Il s’agissait de l’un des gros bras de la veille au soir, celui que Bleuart avait tailladé.
— Sir Melvin Bancroff, s’annonça le chevalier. Je viens discuter avec votre patron des événements d’hier soir.
— C’est que l’patron, l’est sans doute occupé…
— Il ne s’agit pas d’une requête. Soit il nous reçoit, soit nous l’emmenons à la tour. À lui de voir s’il préfère être interrogé chez lui ou en cellule.
L’homme les observa, lui, Yvar et la demi-douzaine de miliciens. Puis il s’effaça pour les laisser entrer.
Ils furent introduits dans une salle à manger. Le mobilier était riche mais usé. Des tapis disparates couvraient le sol, sans harmonie dans les motifs ou les couleurs. Olgrim papotait parmi quelques-uns de ses hommes, qu’il dominait d’une demi-tête, une cuisse de dinde entamée dans une main, une coupe de vin dans l’autre. Une légère ligne bleue cernait ses yeux et enjambait l’arête de son nez.
Les voyant arriver, il agita son pilon.
— Ce s’raient pas les chevaliers que voilà ! lança-t-il. Avec ce bon sergent et ses hommes. Perdez pas d’temps, dis donc. D’accord, mon principal rival a mordu la poussière et les affaires se portent bien, mais j’ai pas des poches sans fond, vous savez.
Umfridsen prit soudain une teinte cramoisie sous son chapel et n’osa plus regarder les chevaliers en face.
— Essayez de ne pas m’insulter, Olgrim, cracha Melvin. Je n’ai pas besoin de votre « amitié ».
— Ben pourquoi z’êtes là, alors ?
— Vous avez pourtant plutôt bien résumé l’affaire : votre principal rival est mort. Et la dernière fois que je vous ai vu, vous et vos hommes vous lanciez à sa poursuite, armés de lames dignes de mercenaires partant en guerre.
— J’y suis pour rien. » Olgrim arracha une bouchée à sa cuisse et l’observa, à l’affût d’une réaction. « Voilà, ajouta-t-il, pouvez rentrer chez vous et faire une partie de cartes.
Ses hommes s’esclaffèrent. Il sourit et but une gorgée de vin.
— Sergent, dit le chevalier en se tournant vers son escorte, je veux que vos hommes fouillent cette demeure de fond en comble et me rapportent tout ce qui pourrait leur sembler suspect. Et Yvar, je veux que tu surveilles les opérations, qu’on n’omette rien, qu’on ne bâcle pas les détails.
Umfridsen hésita, mais un regard échangé avec les chevaliers le convainquit qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. La petite troupe se dispersa dans la maison.
Sir Melvin en revint au maître des lieux, dont le sourire avait disparu.
— Qu’avez-vous fait hier soir, après votre départ du Coquelet ?
— Vous trouverez rien. J’vous ai dit, j’y suis pour rien.
— Vous ne m’êtes pas sympathique, Olgrim. Aussi, je le confesse, c’est avec un certain plaisir que je viens vous emmerder. Même si finalement nous ne trouvons rien.
— Feriez mieux de tenir vot’ langue, sir. Les chevaliers de vot’ putain d’ordre ont rien à foutre ici et z’avez rien à v’nir me dire. Vous êtes chez moi. Moi en tout cas, j’irais pas emmerder un type que j’crois capable d’en broyer un autre et d’lui ruiner l’visage.
Il referma les dents sur son morceau de dinde d’un coup sec et en arracha un large lambeau, sans détourner les yeux.
— Vous êtes libre de ne pas répondre, mais ça ne vous fera paraître que plus suspect. Et si vous ne parlez pas, l’un de vos hommes ou un témoin le fera. Alors dites-moi, Olgrim, que s’est-il passé hier soir ?
Un homme, petit et mince, s’avança.
— Le patron a dit qu’il ne savait rien, dit-il. Et les hommes ne parleront pas non plus. Ils savent ce qu’il en coûte. Vous gaspillez votre temps, et le nôtre.
— À qui ai-je l’honneur ? demanda Melvin.
— Laisse, Stefn, intervint Olgrim. Savez quoi, je vais vous répondre, sir. Pas pour vous faire plaisir, mais pour avoir la paix. Comme ça après, j’pourrai peut-être bouffer tranquille.
— Je vous écoute.
— On pensait s’amuser, se saouler gentiment, passer une bonne soirée au Coquelet. L’a fallu que cette vermine d’alfar se pointe, me pète le nez et esquinte Joff.
— J’étais là. Il s’est défendu.
— Défendu ? Mon cul. Si quelqu’un vient vous pisser sur les bottes, vous lui mettez sa tête au carré, non ? Ben lui c’est pareil. L’avait rien à foutre là. Sa présence, sur mon domaine, devant mes gens, c’était une putain de provocation. L’a piétiné mon autorité, ma fierté, comme s’y m’pissait sur les bottes devant tout l’monde. Il méritait qu’on lui fasse sa fête, c’te saleté d’gribouillé. Juste dommage que c’était pas moi.
— Vous l’avez poursuivi dans la rue.
— Pas moi, mes gars. Joff pouvait plus marcher tout seul, c’te mauviette. Et les deux autres sont vite rev’nus bredouilles. J’les ai copieusement engueulés, ça oui. Mais ces vermines d’alfars, c’est des foutues anguilles. Pas si faciles à attraper.
— Vous n’êtes pas revenus à l’auberge. Vous avez renoncé à vos projets festifs, je présume ?
— Putain, y va m’cuisiner encore longtemps ? Sont raides, les chevaliers du Sanctuaire. Chavais pas quel point.
— Maintenant vous savez.
— Qu’est-ce que vous voulez encore savoir ? Combien d’pots on a bus ?
— Et où vous les avez bus. Et avec qui. Et si c’était avant ou après le meurtre de Bleuart… Par exemple.
Du bout de la langue, Olgrim délogea un bout de cartilage d’entre ses dents et le cracha par terre.
— C’est qu’il y tient, grogna-t-il. L’est sourd, si ça s’trouve. On n’a pas tué ce salopard de blafard peinturluré. J’ai dit qu’mes gars étaient rev’nus bredouilles. Et Joff était plus amoché qu’prévu. Et j’avais du sang plein la trogne. On est rev’nus ici et on a appelé l’prieur pour qu’y nous rafistole. L’a des herbes et c’t’un sacré foutu soigneur. Et puis quand il est parti, on a appelé quelques filles pour se consoler et partager quelques godets, parce que l’prêtre, lui, ça lui disait rien. Et si vous voulez tout savoir, Joff avait la bite molle après tout ça, mais moi j’ai bien profité comme il faut. Et v’là que j’me lève et que j’déjeune et qu’un raide de chevalier vient m’emmerder sous mon propre toit…
— Je vois. Je veillerai à interroger le père Amiel et les filles.
— Pouvez, mais elles ont bien bu elles aussi. Et un peu sniffé. Et pas sûr qu’elles vous réservent un accueil aussi chaleureux qu’le mien.
— Voilà qui est réjouissant.
— Et maintenant, j’aimerais finir de déjeuner sans être interrompu, sir. Alors foutez-moi la paix.
Olgrim se retourna vers ses hommes et poursuivit son repas. Melvin approcha d’une fenêtre et s’abîma dans la contemplation de ce pauvre quartier qu’un petit crachin arrosait. Il se sentit soudain envahi d’une profonde lassitude.
Tout à coup, le bruit d’une course dans l’escalier attira son attention. La porte de la salle à manger s’ouvrit pour révéler Yvar Grise Mine. Le novice avait une expression nouvelle sur le visage, quelque chose entre satisfaction et désarroi. Un peu comme s’il remportait une victoire, mais doutait tout de même de la validité du résultat.
— Sir, dit-il simplement.
Il tenait un objet entre les doigts et le tendait dans sa direction. Un objet fin et brillant. Un bracelet d’argent torsadé.
Annotations
Versions