Ombre-de-Nuit (5)

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Olgrim grogna.

Maintenant que son visage dégonflait, il avait l’impression de déguster plus encore que lorsqu’il avait une tête de citrouille. C’était comme si ses os et ses muscles se disputaient pour reprendre leurs places respectives. Une de ses dents avait tellement bougé qu’il avait fallu l’arracher. Il se serait bien saoulé pour calmer la douleur, mais il devait garder l’esprit clair. C’était le grand jour, ou plutôt la grande nuit. Et il ne la sentait pas du tout, cette nuit.

Personne n’aurait osé le traiter de couard, ça non. Et sa souffrance, il la gardait coincée au fond de la gorge. Il était bien trop fier pour se plaindre. Non, ce qui lui arrachait un grognement, c’était ce foutu monastère fantôme.

Un cauchemar, cet endroit. Les griffes tendues des arbres, la clairière envahie de ronces, les statues décapitées, les clochers voûtés comme des vieillards, les murs lépreux, les vitraux éborgnés, voilés de toute une chrysalide de lierre et de toiles d’araignées, comme si la forêt désirait ravaler ce fragment qui lui avait été arraché et le corps étranger qui trônait au centre. Le vent se plaisait en outre à jouer une complainte digne d’une veuve éplorée dans les fissures et les béances. Le tout était baigné d’une lune spectrale qui découpait des ombres menaçantes dans chaque anfractuosité.

Non, même si pour rien au monde il ne l’aurait avoué, Olgrim n’était pas tranquille. Trop de fripouilles réunies dans un endroit trop peuplé d’ombres.

Parmi les herbes hautes de la clairière, à quelques pas de l’orée, mais bien visibles, ils attendaient leurs invités. Depuis une éternité, semblait-il. Ils étaient quatre. Chaque chef pouvait se faire accompagner de trois hommes. Le reste devait rester dans les bois.

Metzger l’avait choisi, ainsi que Stefn et Ingvar. Ingvar… tu parles d’un réconfort. Était-il seulement capable de se servir d’une arme en cas de besoin ? Mais bon, il était l’instigateur de cette réunion au sommet. Et ses mots faisaient souvent mouche.

Olgrim lui jeta un coup d’œil. Le nabot était nerveux lui aussi. Il se dandinait et faisait tourner l’une de ses grosses bagues autour de son doigt. Il avait opté pour cet épais manteau de fourrure qui lui donnait l’aspect d’une boule de poils. Pas très élégant, encore moins impressionnant. Mais pour l’heure, Olgrim le lui enviait. Le printemps tardait à arriver et, en pleine nuit, avec ce vent venu du nord et leur immobilité, le lieutenant commençait à s’engourdir. Et ses blessures brûlaient sous la caresse du froid.

Il prit son mal en patience, fit quelques pas pour empêcher ses pieds de geler. Il observa les ténèbres immobiles sous les frondaisons. Aucun des quatre ne pipait mot. L’attente leur avait fait épuiser les banalités et la possibilité d’un danger leur imposait de rester aux aguets.

Des lambeaux de nuages défilèrent devant la lune. La clairière se voila d’ombres plus épaisses. Les gémissements des ruines montèrent dans les aigus, bientôt accompagnés d’un hululement lointain.

Lorsque le ciel se dégagea et que la lumière se déversa à nouveau, un mouvement à la périphérie de son regard attira l’attention d’Olgrim. D’instinct, il porta ses mains vers les pommeaux de ses armes.

— Ça bouge, dit-il.

Quatre silhouettes encapuchonnées quittèrent le couvert des bois. Lentement, sans brusquerie aucune, elles s’approchèrent. Elles s’arrêtèrent à dix pas. L’une d’elles retira son capuchon pour révéler son visage.

La Mante Noire était une femme d’une grande beauté. Elle avait le maintien de la noblesse, l’air de prendre son monde de haut. Olgrim ne se laissa pas abuser et lui rendit sa condescendance. Il prit un malin plaisir à détailler ses formes, moulées dans un justaucorps de cuir. Elle n’était jamais que la catin de Malach, elle l’avait séduit et conspiré pour prendre sa place. Une femme de caractère…

— Metzger, dit-elle en manière de salut. Tu n’as pas trouvé plus romantique, pour une soirée au clair de lune ?

— Mon romantisme s’est fait la malle quand tu as attaqué ma planque.

Un mince sourire étira les lèvres délicates de la Mante Noire.

— On appelle ça l’amour vache, mon cher. Ne va pas prétendre que tu n’aurais pas fait pareil, à notre place.

— On a peut-être un peu exagéré en gonflant la rumeur, reconnut le Cannibale. La tentation était trop forte, sans doute. Les gros butins, ça fait saliver les voleurs et mouiller les putains.

L’expression de la Mante se figea, mais elle ravala sa réplique. Sa seconde, une rouquine avec du pigment noir aux paupières et aux lèvres, voulut intervenir, mais elle la retint. L’insulte ne devait pas être un prix trop élevé pour sa rapacité.

— Mais nous sommes ici pour mettre tout ça derrière nous, pas vrai ? dit le Boiteux d’un ton léger. Cette entente devrait nous permettre de faire du butin comme jamais auparavant.

Voilà pourquoi Ingvar ferait un meilleur diplomate que Metzger, songea Olgrim.

La rencontre, étant donnés les récents événements, restait sereine. Ceci dut rassurer les autres invités, car d’autres silhouettes se détachèrent de la lisière des bois.

Le premier à s’approcher fut Ulrech, chef des Sous-le-Pont et des pires taudis de Lichthel. Il avait davantage l’air d’un mendiant, dans ses frusques usées, rapiécées, avec sa chevelure grasse et sa barbe en bataille. Il créait un saisissant contraste avec la grâce de la Mante Noire. Olgrim était heureux de se trouver au grand air et appréhendait quelque peu d’entrer dans les ruines avec lui. Les souvenirs qu’il avait de son fumet lui donnaient encore la nausée.

Ulrech leur adressa un sourire où ne subsistaient que quelques dents orphelines.

— Salut les gars ! lança-t-il. J’espère que vous avez prévu un gueuleton.

— Merde, on a oublié, répondit Metzger.

— Qui d’autre que toi, Ulrech, pourrait vouloir passer plus de temps que nécessaire dans cet endroit ? lâcha la Mante Noire, le nez plissé.

Mais déjà, d’autres invités s’approchaient, tous par groupes de quatre.

Il y avait Manfred, le fameux Roi des Canaux, qui prétendait être de sang bleu, mais dont les manières affables cachaient des goûts pervers. Dans tous les domaines, si l’on en croyait la rumeur. Puis vint l’Enchanteur, l’œil scrutateur, le visage crispé par des spasmes, l’air perpétuellement inquiet. Ses séides n’inspiraient pas plus confiance. L’un d’eux avait la moitié du visage couvert de runes tatouées, un autre avait la peau noire comme du charbon, sauf sur une joue, où ses chairs brûlées se mêlaient de rose.

Metzger accueillit tout le monde avec des mots pas toujours délicats. Mais ceux qui le connaissaient savaient que le Cannibale avait remisé son mordant. Les représentants de chaque faction restaient à bonne distance les uns des autres et se jetaient des œillades méfiantes. Mais visiblement, les missives du Boiteux avaient fait leur œuvre.

— Qu’est-ce qu’on attend encore ? demanda le Roi des Canaux.

— Les Fidèles, répondit Metzger.

En effet, les représentants des familles malloranes manquaient encore à l’appel.

— Hors de question d’entrer là-dedans ou de négocier quoi que ce soit si les Fidèles n’en sont pas, bredouilla l’Enchanteur. Je ne veux pas me retrouver coincé au milieu d’une guerre totale.

— Les Fidèles en seront, dit Metzger, ou ils le regretteront.

— Les Fidèles en seront, et quand bien même ils n’en seraient pas, ne préférez-vous pas être des nôtres ? intervint Ingvar avec tact, désignant d’un geste ample les chefs déjà rassemblés.

Le regard exorbité de l’arcaniste s’arrêta sur le Boiteux et le fixa intensément, longuement, comme si ses mots n’avaient pas le moindre sens. Stefn avait peut-être raison, ce type avait l’air fou.

L’instant s’étira. Ingvar finit par sourire.

— Quelque chose remue là-bas, dit-il finalement. C’est peut-être eux.

En effet, à l’autre bout de la clairière, une troupe de silhouettes quittait les ténèbres de la forêt. Olgrim grogna.

Cette fois, son mécontentement se manifestait parce que les représentants des Fidèles arrivaient en force. Il en compta douze. Et Olgrim en devina aussitôt la raison. Les Fidèles étaient composés de trois familles majeures, le chef de chaque famille s’était donc adjoint sa propre escorte de trois hommes. Il n’aimait pas ça. Pas du tout. Les Fidèles bénéficieraient d’une présence trop écrasante.

Metzger n’apprécia pas davantage. À leur arrivée, il se campa fermement devant eux, une main sur le manche de son hachoir, l’autre sur le manche de son long couteau de boucher. Il toisa Emilio, Carmella et Matheo, les trois chefs. Les deux premiers en étaient à l’automne de leur vie, mais le dernier était un jeunot, tout fraîchement élu à la tête de sa famille. Un sanguin.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? tonna Metzger.

— Nous sommes un peu en retard, répondit Carmella, comme si elle se méprenait sur la cause de sa méchante humeur.

— Vous êtes en retard et vous êtes douze.

— Chaque chef peut disposer de trois…

— Conneries ! Vous êtes censés représenter les Fidèles. Vous êtes trop nombreux. Ingvar, ici présent, aurait pu lui aussi venir accompagné de ses Marquis du Pavé, mais il est sous mon autorité et est donc venu en tant que Débardeur.

— Baisse d’un ton, Cannibale, s’énerva Matheo, ou ça pourrait mal finir.

— Dis-moi grand-mère, voudrais-tu tenir ton cabot en laisse ? demanda Metzger, s’adressant à Carmella sans daigner regarder le jeune homme.

La dame leva la main pour interrompre les protestations enfiévrées de Matheo. Lorsque le calme fut revenu, elle se tourna vers Metzger.

— Le fait est que nous sommes d’autorité égale au sein des Fidèles, dit-elle.

— Fort bien, mais pour nous, vous êtes tous des Fidèles. Et vous êtes trop nombreux.

Ingvar fit un pas en avant, paumes ouvertes en signe d’apaisement.

— Puis-je suggérer une solution à mi-chemin des exigences de chacun ? Si les chefs des Fidèles consentaient à réduire leurs escortes à deux personnes, leur surnombre serait certainement moins significatif et les autres factions se sentiraient moins menacées.

Metzger grommela un assentiment. Carmella et Emilio hochèrent la tête. Mais le jeune Matheo protesta. Une fois de plus, la Mallorane n’eut qu’à lever la main pour le contraindre au calme.

— Si tu n’acceptes pas, Matheo, tu n’entres pas, dit-elle. C’est aussi simple que ça. Tu peux toujours nous attendre dehors avec les autres.

Le jeune homme cracha par terre, mais céda.

Sitôt les effectifs ajustés, Metzger montra l’exemple et se dirigea vers l’entrée du monastère. Il claudiquait encore un peu à cause du souvenir cuisant laissé par le stylet d’Ombre-de-Nuit. Avec son escorte sur les talons. Un frisson désagréable vint titiller l’échine d’Olgrim tandis qu’il marchait. Tous ces ennemis, dans son dos, le rendaient nerveux.

Ils suivirent sans plus faire d’histoire. Ils formaient une étrange file, silencieuse, mystérieuse, dans les jardins redevenus sauvages du monastère. Le portail n’opposa pas de résistance. Ils entrèrent.

Si des lieux devaient jamais être hantés, celui-ci en faisait indéniablement partie. Olgrim avait l’impression d’entendre des pas, des frôlements, des chuchotements étouffés partout autour de lui. Les colonnes et les épais murs de pierre renvoyaient les échos les plus troublants.

Ils longèrent un cloître et il se surprit à y trouver de la beauté. Une beauté froide et inquiétante, certes, mais néanmoins de la beauté. Les murailles massives et les bâtiments trapus de l’extérieur, dignes d’une forteresse, ne laissaient pas deviner la finesse de cet écrin. Les arcs brisés du déambulatoire, les statues dans leurs niches, les façades ouvragées, percées de fenêtres géminées, la fontaine asséchée, sculptée d’angelots, le tout rehaussé d’une givrure d’argent peinte par la lune.

Toutefois l’instant de grâce fut bref. Ils pénétrèrent presqu’aussitôt dans une aile importante, puis traversèrent une antichambre obscure. La salle dans laquelle ils aboutirent était vaste, bâtie en amphithéâtre. La salle capitulaire, où les moines discutaient, débattaient, prenaient leurs décisions. Un endroit parfait, Olgrim devait en convenir.

Ils allumèrent des torchères et chaque faction se choisit un endroit où s’installer dans les gradins de pierre. Jusqu’ici, pas de problème. Mais rien ne garantissait encore que les négociations porteraient leurs fruits.

Olgrim s’assit. Son mauvais pressentiment n’avait pas disparu, mais il se sentait moins nerveux. Et moins transi de froid. Sa mâchoire l’élançait. Il la fit jouer et craquer. Et il observa Metzger descendre les marches jusqu’au chœur. Le Cannibale se retourna pour faire face à son auditoire, pour moitié constitué des représentants de la pègre, pour moitié constitué de statues de saints hommes abrités dans des niches enténébrées, en périphérie de la salle. Il s’éclaircit la gorge.

— Merci d’être venus, dit-il d’une voix profonde, portée par l’acoustique des lieux. C’est… inespéré. J’avoue que j’étais dubitatif au départ, lorsqu’Ingvar m’a fait part de son idée. Mais cette assemblée prouve qu’il n’était pas tout à fait sot.

— Ces grands airs, ce protocole, ça ne te ressemble pas trop, Metzger, fit observer la Mante Noire. On peut se passer des chipoteries. Je pense qu’on rêve tous d’un bon lit.

— Avec toi, certainement, lâcha Ulrech avec un rire gras.

Olgrim grimaça, il pouvait à présent sentir son fumet.

— Elle a raison, intervint Carmella, allons droit au but et passons directement au pourquoi de cette rencontre.

— Pourquoi ? Pour moi, sans doute, répondit une voix.

Mais Olgrim ne parvenait pas à savoir qui avait parlé. La voix s’était exprimée avec un léger accent étranger. Elle ne provenait pas des gradins, elle semblait venir d’au-dessus. L’assistance se figea. Tout le monde comprenait que quelque chose ne tournait pas rond.

Soudain, une ombre jaillit des ténèbres de la voûte dans un froissement d’étoffe. Elle atterrit, féline, dans le dos de Metzger. Les traits dissimulés sous un capuchon, des plumes noires frémissant aux épaules, elle se redressa et agrippa le Cannibale par le cou. Sa rapidité était telle que personne n’eut le temps de réagir. Et tout à coup, un bon pied d’acier émergea du ventre du chef des Débardeurs.

— Tu vois mon vieux, railla Ombre-de-Nuit, c’est là qu’il fallait frapper, quand tu en as eu l’occasion.

Metzger émit un cri étranglé qui se mua bientôt en râle. L’Ombre le lâcha et il tomba à genoux. Le colosse saisit son couteau de boucher, mais avant d’avoir pu faire le moindre geste, le mystérieux tueur lui trancha la main. Le membre coupé roula, les doigts serrés sur son arme, en traçant une piste sanglante. Et Metzger s’affala sur le côté, haletant, impuissant, incrédule. Il clignait des yeux frénétiquement, comme pour dissiper un mauvais rêve.

Olgrim non plus ne parvenait pas à y croire. Il était incapable de bouger, ses tripes se liquéfiaient. Le souvenir de sa récente déculottée était par trop vif dans sa mémoire. Les chefs des factions se levèrent, l’arme au poing.

Matheo fut le premier à réagir. Et le premier à périr, deux carreaux fichés dans le dos. Son corps désarticulé bascula dans les gradins. C’est alors seulement que l’assemblée s’avisa de la présence d’arbalétriers tout en haut de l’hémicycle, jusque-là dissimulés dans les niches, derrière les statues.

Deux autres chefs furent fauchés par des traits : Ulrech reçut un vireton en plaine gorge et mourut sans émettre un son, l’Enchanteur fut touché au ventre et ne mourut pas immédiatement. Ses plaintes envahirent la salle capitulaire.

Puis la Mante Noire dégaina deux dagues et rugit. Elle bondit au bas des gradins. Ombre-de-Nuit se glissa sous sa première botte, détourna la seconde puis frappa. D’abord au genou. Elle chut. Puis en pleine poitrine, un coup qui la traversa de part en part. Sa seconde, la rouquine aux yeux fardés, hurla et se précipita à son tour sur l’Ombre. Mais le mystérieux assassin la désarma et la maîtrisa en lui glissant une lame sous la gorge. La bougresse vociférait, mais Ombre-de-Nuit ne portait pas l’estocade finale. Il paraissait attendre. Il semblait même focaliser son attention sur un point précis de l’hémicycle.

Il fixait Olgrim. Le cœur de ce dernier manqua un battement.

Puis Ingvar se leva et s’exprima d’une voix forte et assurée, à même de couvrir les gémissements douloureux de l’Enchanteur.

— Allons, allons, mes amis, pas besoin de verser plus de sang.

Olgrim comprit alors qu’Ombre-de-Nuit ne le regardait pas. Il regardait le Boiteux. Lorsque le petit homme emmitouflé de fourrure descendit les degrés, mal assuré sur sa jambe torve, l’assassin aux plumes noires le suivit du regard.

— Du calme, du calme, reprit Ingvar. Nous avons besoin de sérénité pour pouvoir entamer les négociations.

La rouquine ravala ses menaces et ses insultes.

— C’est bon ? demanda Ingvar. Vous voulez vivre ? Vous allez vous calmer, cesser de lutter ?

Elle hocha la tête.

— Très bien, allez vous rasseoir.

L’Ombre rengaina et vint se placer à côté d’Ingvar. Et le nabot, lui, souriait, appuyé sur sa canne. Olgrim et Stefn échangèrent un regard. Ils partageaient la même incompréhension.

— Qu’est-ce que ça signifie ? s’énerva le Roi des Canaux en se levant. De quel droit donnez-vous des ordres, Boiteux ?

— Duc ! S’il vous plaît, appelez-moi Duc. Je vous donne bien du Roi, moi. » Il se tourna vers Metzger, qui remuait encore, et le fit rouler sur le dos d’un coup de pied. « Je ne boite qu’à cause de cette brute. Mais cette jambe brisée ne suffit pas à me définir. Après tout, c’est grâce à moi que nous sommes tous réunis aujourd’hui.

— Je vous appellerai comme bon me semble, Boiteux.

— Non, je vous le déconseille. Et je vous demande de vous rasseoir, que nous puissions discuter. Ça et un peu de respect.

— Bon sang ! Vous allez vous laisser faire par ce minable ?

Une grimace passa sur le visage d’Ingvar. Il fit un petit signe de tête.

Un nouveau carreau fusa, mais le Roi des Canaux se retourna et reçut le tir dans le bras. Il recula de quelques pas et laissa échapper un cri. Ombre-de-Nuit se mit en mouvement, s’approcha, une lame apparut dans sa main et il lui trancha la gorge. Une gerbe de sang éclaboussa les lieutenants du Roi déchu. Il en profita pour achever l’Enchanteur également et mettre ainsi un terme aux lamentations.

La démonstration eut le don de ramener le silence et d’ôter toute envie de protester à quiconque. Les événements s’étaient déroulés si rapidement que personne n’arrivait à les assimiler pleinement. En tout cas personne ne réagissait.

— Nous allons enfin pouvoir discuter courtoisement, reprit le Duc. Je tiens à vous rassurer, cette réunion n’est pas une mascarade. J’en ai certes profité pour vider de vieilles querelles et assainir un peu l’assemblée, mais le fait est que la proposition est sérieuse.

— Vous voulez parler de cette histoire de coalition ? demanda Carmella d’un ton prudent.

— Absolument.

— Vous venez pourtant de nous soumettre à votre volonté par la force.

— Vous soumettre ? Non. Disons plutôt vous convaincre. J’ai pris la tête des Débardeurs, c’est un fait, mais je ne compte pas régner seul sur les rues de Lichthel. Quand bien même le voudrais-je, je n’en aurais pas les moyens.

— Et lui, là ? dit-elle en désignant Ombre-de-Nuit. C’est votre associé ?

— En quelque sorte. C’est un peu ma béquille. Il m’a aidé à prendre la succession de Metzger et à vous convaincre du bienfondé d’une coalition. Car c’est bien pour ça que nous sommes tous là, pour poser les bases d’une association, une confrérie des masques, une entité qui nous apportera stabilité et prospérité. Il y aura si peu de violence dans les rues que même le guet nous remerciera.

— Et moi ? s’exclama Olgrim. Tu vas me tuer, moi aussi ?

— Je n’en ai pas l’intention, non. Je te propose de prendre la tête des Débardeurs, à vrai dire. Tu me sembles idéal pour la tâche. Simplement, comme avant les Marquis du Pavé devaient rendre compte à Metzger, dorénavant les Débardeurs me rendront compte à moi.

— Et nous vous rendrons compte également ? demanda Carmella.

— Non, comme je l’ai dit, je n’ai aucune intention de diriger seul. Vous administrerez votre famille comme vous le voudrez, comme vous le faites déjà, sans interférences de ma part. Mais nous établirons cette nuit le mode de fonctionnement d’une association qui nous évitera les rivalités et querelles habituelles, qui donnera un poids à nos décisions et nous rendra plus forts. Une fois unis, plus personne ne pourra nous défier, ni les Alfars, ni la garde…

— C’est de la folie, souffla Emilio.

— Ça me paraît plutôt raisonnable, contra Carmella.

— Quoi ? Nous mettre à la merci de ce fou ? Craindre à tout moment l’arrivée de son tueur à plumes noires ?

— S’il voulait nous tuer, il le ferait ici et maintenant. Metzger a laissé derrière lui d’effroyables charniers pour renverser l’Écorcheur. Je trouve pour ma part que ce Duc a du style.

— Mettez-vous d’accord, les amis, intervint Ingvar. Mais sachez que nous n’avons pas nécessairement besoin de plus d’une personne pour représenter les Fidèles.

Un instant passa. Un petit instant. Il suffit à Carmella pour prendre une décision. Un stylet émergea de sous son manteau et s’enfonça dans la poitrine d’Emilio, juste sous le sternum. Le vieil homme exhala un long râle et tomba, les yeux écarquillés.

Puis la Mallorane essuya sa lame sur un mouchoir et se tourna vers le Duc.

— Voilà, nous sommes tous d’accord à présent, dit-elle. Si nous discutions des termes de notre association.

Ignvar jeta un œil à Metzger. Le Cannibale ne bougeait plus, il avait rendu son dernier soupir.

— En effet, dit-il.

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