Un dernier chant (10)

8 minutes de lecture

Il faisait particulièrement chaud, aujourd’hui. Saule marchait devant, la bride lâche. La jument, que Tya avait décidé d’appeler Coquine, était une bonne bête docile. Et tout en cheminant, l’ermite fredonnait.

Lysbeth appréciait. La voix du chanteur avait quelque chose de réconfortant, en dépit des horribles spectacles qu’ils découvraient au gré de leur voyage. Et chaque nuit, elle et Tya s’endormaient au son de sa mandoline.

L’état de sa fille ne s’améliorait pas et parfois, le soir, elle était si épuisée que Lysbeth craignait de la trouver morte à son réveil. Mais chaque matin, Tya reprenait du poil de la bête. Elle puisait dans des ressources insoupçonnées et tenait bon. En principe, ils atteindraient Tierne avant la tombée de la nuit. Lysbeth n’osait y croire.

Ils avaient quitté les contreforts des Hauts Arasés et traversaient à présent une région moins escarpée, doucement vallonnée. Plus habitée aussi et donc plus riche en charniers.

Arrivés au sommet d’un mamelon boisé, une trouée dans les feuillages permit à Lysbeth d’apercevoir un grand nombre d’ailes noires. Elles tournoyaient dans le ciel en un étrange ballet. Et le bruissement des frondaisons lui donnait l’impression d’entendre le vent glisser sur leurs plumages.

— Saule, vous avez vu ces oiseaux ?

— Oui.

— Il y en a tellement. C’est étrange, non ? Et cette nuit, le ciel était animé de lueurs. Mais il n’y avait pas d’orage.

— De nombreux feux. Et peut-être aussi de la magie.

— Il y a eu une bataille ?

— C’est probable. D’ailleurs j’en sens aussi les relents.

— Vous croyez… Vous croyez que les Duadäns sont morts ?

— Impossible à dire. Mais qu’ils aient été vaincus ou non, le danger demeure. Les restes d’une armée brisée sont aux abois, souvent prêts à tout. Sans parler des vainqueurs, grisés par le succès.

— Nous allons contourner, alors ?

— Pas sûr. Faut que je voie. Je ne sais pas exactement où se trouve le champ de bataille. Mais nous devons rester prudents.

Le nez de Saule ne mentait pas. À mesure qu’ils s’avançaient dans la vallée, l’odeur se révéla, une puanteur comme ils n’en avaient encore rencontrée sur aucun des précédents charniers. Nauséabonde, étouffante, épaissie par cette chaleur accablante, un mélange écœurant de feuillée et de viande avariée. Tya enfouit son nez contre la poitrine de sa mère. Lysbeth se couvrit le nez et la bouche avec un carré de tissu.

Bientôt, ils entendirent les criaillements et croassements des charognards. La puanteur était plus forte que jamais. Saule leur fit quitter la route et attacha Coquine à une branche.

— Vous nous laissez ? demanda Lysbeth.

— Pas sûr que vous appréciiez le spectacle.

Elle fronça les sourcils.

— Nous en avons vu d’autres et nous ne sommes pas de petites choses fragiles.

— Vous n’avez jamais vu un champ de bataille. Et je ne m’inquiète pas tant pour vos haut-le-cœur que pour ma discrétion. Je reconnais le terrain, je ne serai pas long. Ne bougez pas d’ici et restez hors de vue de la route.

— Aidez-moi au moins à mettre pied à terre avec Tya, soupira-t-elle.

— Je vous ai dit de rester ici.

— Oui, vous donnez beaucoup d’ordres. Nous n’irons pas loin, nous avons juste besoin de nous dégourdir les jambes. Autant le faire tant que vous êtes parti.

Il ne répondit pas et l’aida à descendre Tya de la selle. Lysbeth démonta seule et se massa les hanches. Sans un mot de plus, Saule tourna les talons et s’éloigna, légèrement voûté, avec son arbalète et son air grognon.

Tya ne marcha guère et se trouva une souche pour s’asseoir. Elle était à nouveau brûlante. Lysbeth avait quant à elle besoin de faire quelques pas. La main plaquée sur son foulard, elle essayait d’ignorer les odeurs. Si elle y songeait trop, elle craignait de rendre son repas de midi.

Elle ne pouvait plus voir l’inquiétant ballet des oiseaux à travers la sylve, mais elle percevait leurs cris rauques avec clarté. Elle pouvait y deviner l’excitation d’une joie cruelle. Le banquet était ouvert. Mais tout à coup, parmi le tapage avien, Lysbeth distingua le craquement de brindilles, le frémissement de fougères agitées. Elle s’immobilisa et tendit l’oreille. Peut-être Saule était-il déjà de retour.

— Encore un par ici, tiens ! lança une voix.

Pas celle de Saule.

— Oh, r’garde la belle ouvrage.

— Peut en tirer combien à ton avis ?

— ‘Cune idée, un bon p’tit paquet j’pense, quand tu vois ce qu’y d’mandent pour un couteau. Faut au moins être chevalier pour s’payer une épée.

— Et ça là ?

— Quoi, la maille ? J’te la laisse. Y a plein d’sang et plein d’trous. Et tu vas t’esquinter pour tirer l’mort dehors, bonjour.

— Boh, t’es sûr ?

— Fais comme tu veux, mais compte pas sur moi pour t’aider et y en a plein d’autres. Et tu vas quand même pas t’trimbaler toutes les armures. Tu crèveras avant d’les ram’ner chez toi. Moi j’prends c’qui est facile. Tiens, en v’là un autre. Avec un bel anneau d’argent. Hop ! Et voilà, t’as qu’à couper l’doigt. Facile.

Lysbeth n’osait plus bouger. Les voix se rapprochaient. Tout doucement, elle vint auprès de sa fille et lui fit signe de se taire.

— Ouais, mais arrête, laisse m’en un peu. J’ramène quoi moi, sinon.

— C’est comme la cueillette aux champignons, vieux ! Premier arrivé, premier servi.

— Et tu crois pas qu’les hommes du commandant Arnulf vont pas rappliquer ?

— Après la déculottée qu’ils ont prise ?

— Et les sauvages ?

— Y préfèrent la nuit. Du moins j’crois. J’espère. Et puis quoi, vieux, tu t’dégonfles ? Faut pas attendre, faut en profiter tant que…

— Attends, mec !

— Quoi encore ?

— J’ai entendu que’que chose.

Le sang de Lysbeth se glaça. À l’approche des deux pilleurs, Coquine devenait nerveuse. Elle tirait sur la bride, agitait la branche, piaffait doucement.

— Oh, dis donc, regarde ! Un ch’val.

— Mince, en voilà une belle prise !

— C’est moi qui l’a vu.

— Oh fais pas ton radin.

— Moi, radin ? Et toi, ‘vec tes anneaux et tes breloques…

— Oh tais-toi donc, r’garde-moi c’qu’on a là. Une jolie bichette.

Les dépouilleurs s’immobilisèrent sous la ramure d’un grand chêne, les yeux brillants, ramassés comme des félins prêts à bondir.

— Et son p’tit faon…

— Celles-là, c’est moi qui les ai vues en premier.

— Oh, allez dis.

— Ou on partage tout. Les filles et le ch’val.

Lysbeth serra les dents tandis que les deux compères avançaient. Sales et dépenaillés, l’un d’eux portait un manteau d’un joli vert et de belles bottes, sans aucun doute volés sur des cadavres. L’autre avait un air stupide, accentué par un léger strabisme. Il avait coiffé un heaume à nasal qui, sans la cagoule matelassée, oscillait sur sa tête trop étroite. Il le remettait sans cesse en place, sans s’aviser de la futilité de son geste. Les deux étaient armés d’épées qu’ils utilisaient comme des cannes.

Sa peur grandissait. Lysbeth songeait avec regret à sa cognée, laissée là-bas au loin, ainsi qu’à son couteau de cuisine, coincé sous les couvertures au fond du sac. Elle se contenta de ramasser une pierre.

— Recule ma chérie, chuchota-t-elle.

— C’est qui ? demanda Tya.

— Ce ne sont pas de gentils monsieurs.

Celui au manteau vert ricana.

— Mais si ma p’tite dame, nous on veut juste être gentils avec vous.

— Nutt, elle a une pierre.

— Et nous on a des épées, imbécile.

— Tu crois qu’elle va s’défendre ?

— Bon sang, vieux ! Me dis pas qu’t’as la pétoche.

— Ben c’tait pas prévu. J’ai pas trop envie d’leur faire mal.

— Y aura pas b’soin. » Le type au manteau vert s’approcha encore un peu. Un vilain sourire troué s’étira sur son visage. « Hein, p’tite dame, y aura pas b’soin. Tu vas gentiment enlever ta ch’mise, parce que sinon, on coupe un de ses jolis p’tits doigts à ta fillette. J’sais comment m’y prendre, j’ai d’jà coupé quelques doigts d’puis c’midi.

Lysbeth déglutit, se redressa et se campa entre les deux dépouilleurs et Tya. Ses phalanges blanchissaient à force de serrer la pierre.

— Putain, Nutt. Elle va pas s’dégonfler, j’crois.

— Putain, vieux, nous non plus. On a essayé d’être gentils. On voulait juste un peu câliner. Mais tant pis, ça va faire plus mal que prévu.

Nutt-le-manteau-vert fit quelques pas, l’épée brandie. La respiration de Lysbeth s’accéléra. Elle leva sa pierre au-dessus de son épaule. Et soudain Nutt se figea, les yeux ronds.

Il fallut un instant à Lysbeth pour réaliser qu’il ne la regardait plus. Il observait autre chose, derrière elle. Sans baisser sa garde, elle se retourna et, à son grand soulagement, découvrit Saule, l’arbalète épaulée. Lentement, un pas après l’autre, il approchait. Il visait le plus vilain, le meneur.

— T’es qui, toi ? demanda Nutt d’un ton de défi.

— Partez, dit simplement Saule.

— Quoi ? Tu veux aussi avoir la femme ? Quand y en a pour deux, y en a pour trois, tu sais.

— J’ai dit : partez.

Nutt les gratifia d’une grimace menaçante.

— On est deux. Et on a des épées.

— Y en aura plus qu’un quand j’aurai tiré, dit calmement Saule. Et moi, j’ai mon couteau de chasse. Et je suis bien prêt à parier qu’aucun de vous deux n’a jamais appris à se servir d’une épée.

Le regard de Nutt tomba sur la ceinture de l’ermite et sur l’étui de cuir dans lequel reposait le fameux couteau. Son air menaçant s’effrita.

— Allez, Nutt, souffla l’autre, une main sur son heaume pour le tenir droit. On met les bouts.

— Putain, mec. C’est qu’un putain d’vieillard.

Saule avança encore d’un pas, l’arbalète toujours pointée sur la poitrine de Nutt.

— Vous allez partir, maintenant. Mais d’abord, Nutt, tu vas t’excuser pour tes sales manières et tu vas me laisser ces jolies bottes. » Il jeta un bref regard aux siennes, usées, prêtes à rendre l’âme. « J’en ai aussi besoin.

— Va te faire foutre ! C’est à moi.

— C’est toi qui vois. Si tu préfères avoir un vireton entre les côtes et que je te les ôte moi-même…

— Bon ! Bon !

Fou de rage, le dépouilleur retira les sangles de ses bottes et les lui jeta. Saule les évita d’un pas de côté. Puis il agita l’étrier de son arbalète.

— Bien. À présent, les excuses.

— Quoi ? Va te faire foutre !

— Tu es sûr ?

Saule se pencha un peu plus pour viser.

— Bon ! Bon ! Pardon !

— Voilà. Et maintenant, du vent !

Nutt cracha par terre. Ensuite il s’éloigna, des jurons plein la bouche. L’autre soupira de soulagement et l’accompagna.

Lorsqu’ils eurent disparu, Lysbeth lâcha sa pierre et serra Tya dans ses bras.

— Merci, souffla-t-elle. J’ai bien cru que vous arriveriez trop tard.

— Je n’aurais pas dû vous laisser comme ça. Pas si près d’un champ de bataille tout frais.

Tya sourit.

— Tu leur as donné une bonne leçon, oncle Saule.

— Moui. Mais ils pourraient revenir.

— Allez maman, on repart. Tu m’aides à remonter sur Coquine ?

Saule retira le carreau de son arme et détendit la corde, puis il s’accroupit près de la paire de bottes.

— Elles sont jolies. Voyons d’abord si elles me vont.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurent Vanderheyden ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0