Un dernier chant (14)

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Lysbeth en eut le souffle coupé.

Graad était une ville comme elle n’en avait jamais vu. Certes, elle s’était rendue à Lichthel, une fois, alors qu’elle était encore gamine, mais ses souvenirs de la capitale étaient flous. Et puis quand on est petit tout paraît grand.

Ils étaient arrivés de l’ouest, d’une crête qui dominait la vallée du Rubbel et offrait une vue saisissante de Graad et de ses faubourgs animés. La cité s’étendait sur les rives du cours d’eau et le chapelet d’îles qui pointaient au milieu. Contrairement à Tierne, la ville débordait des remparts et s’étendait dans toutes les directions, le long du Rubbel et des routes, à perte de vue. Des clochers et des flèches vertigineux saillaient de la mer de toitures et offraient des points de repères évidents, comme des épingles sur une carte.

Le jour déclinait, mais une fois entré dans le dédale des rues, entre les maisons en encorbellement, c’était presque comme si la nuit était déjà tombée. Une animation toute citadine y régnait, des attroupements encombraient les abords de tavernes bruyantes et les petites places, des commerces louches se faisaient sous cape, des individus pâles et décharnés se réunissaient pour priser ensemble à l’écart des patrouilles du guet. Lysbeth avait l’impression de traverser un autre monde, auquel elle était tout à fait étrangère.

— Vous savez où vous nous emmenez ? demanda-t-elle.

— Pas vraiment, non, avoua Saule. La ville a beaucoup changé depuis ma dernière visite. Les faubourgs se sont étendus. Nous allons devoir nous renseigner, je le crains.

— Je suis inquiète. Tya n’a pratiquement pas ouvert les yeux de la journée. Et depuis une heure, elle tremble comme une feuille et marmonne des choses incompréhensibles.

— Ce clocher couronné d’un faisceau ysehite, ce doit être un ordinat ou un monastère. Nous pourrons y demander de l’aide.

L’ermite leur fit traverser quelques rues ombreuses jusqu’à un petit espace autour d’un puits. Cette trouée parmi les habitations permettait aux lueurs embrasées du couchant d’illuminer le pavé et le seuil du lieu de culte. Ils attachèrent Coquine au montant du puits et entrèrent.

Il s’agissait d’un ordinat à l’ancienne, de proportions modestes, qui datait d’une époque antérieure à la maîtrise de l’essence et donc plus vieux que le reste du quartier. Les étroits vitraux laissaient à peine entrer le crépuscule et la nef était plongée dans la pénombre. Un jeune moine s’affairait à allumer des cierges sur de grands candélabres.

Une longue silhouette, drapée d’une tunique grise et d’une étole blanche, quitta le chœur pour venir à eux.

— Bonsoir, dit le prêtre avec un sourire, mais d’une voix sans chaleur. Que puis-je pour vous ?

— Bonsoir, répondit saule. Nous venons de l’ouest et nous cherchons de l’aide.

— Je vois. Encore des victimes des païens. Les réfugiés ne manquent pas ces derniers temps. Nous manquons de place, mais je dois pouvoir…

— Nous avons surtout besoin de soins. La petite est souffrante.

Le sourire de l’aumônier frémit lorsqu’il fut interrompu. Il accorda un bref regard à Lysbeth et à la petite fille dans ses bras.

— Les frères jeduziens ont un hôpital, près de la porte du centenier. Ils accueilleront sans aucun doute cette pauvre enfant.

— C’est aimable, mais j’ai peur que les soins traditionnels ne suffisent pas. À Tierne déjà, ils n’ont pas pu l’aider. Elle aurait besoin d’un arcaniste.

— Un arcaniste ? De quoi souffre-t-elle ?

— Du poison duadän.

— Oh, je vois. Et vous venez de Tierne ?

— Nous venons des Hauts. Mais un médecin de Tierne nous a envoyés ici pour trouver quelqu’un de plus compétent.

Le prêtre, tout à coup, s’intéressa davantage à Tya. Il écarta des mèches humides de son front et écouta sa respiration.

— Vous venez des Hauts, dites-vous. C’est là qu’elle a été empoisonnée ?

— En effet.

— Son état est préoccupant, c’est un fait. Les frères de la Clé comptent un théurge capable de prodiges de guérison, mais il est parti avec le margrave en direction de Tierne. Des gens ont besoin de lui là-bas. C’est fort dommage, vous arrivez un peu tard.

Il n’avait toutefois pas l’air plus navré qu’auparavant.

— Que pouvons-nous faire ? demanda Lysbeth, au bord des larmes. Nous sommes épuisés. Et je crois que ma fille ne tiendra plus comme ça longtemps. Nous avons fait tout ce chemin…

— Je crains de ne pouvoir vous proposer mieux que l’hôpital des jeduziens. Ils sont néanmoins très habiles dans leur art. Et je suggère de prier Yseh, il prêtera peut-être l’oreille à votre détresse.

Lysbeth tremblait presque autant que sa fille. Un abîme s’était ouvert en elle. Un abîme de terreur et de désespoir qui l’empêchait de faire le moindre mouvement, de prononcer la moindre parole. Elle était à bout.

Elle sentit le bras de Saule autour de ses épaules. Il voulut la décharger de Tya, mais elle résista. Impossible de lâcher sa petite fille. Alors il la conduisit vers la sortie. Elle le suivit sans rechigner.

Juste avant d’atteindre la porte, une ombre s’approcha. Il s’agissait du jeune moine. Il avait délaissé ses cierges pour les rejoindre.

— Mes excuses, dit-il, mais j’ai entendu votre conversation.

Lysbeth le regarda sans vraiment le voir.

— Que voulez-vous ? demanda Saule, un peu brusque.

— Vous cherchez un soigneur, n’est-ce pas ? Eh bien, il y a cet étranger, réputé entre autres choses pour ses remèdes. Il habite à l’extérieur des murs, pas si loin. Beaucoup de gens vont le trouver et vantent ses mérites.

— Un médecin ?

— Je ne sais pas. Pas exactement. Il se dit alchimiste. Il vient du sud, c’est un Keelyan.

— Le prêtre ne nous en a rien dit.

— Le père Anfrad ne l’aime pas. Il s’en méfie, à cause de cette réputation de sorcellerie et de nécromancie que l’on prête aux gens du désert. Mais les patients qu’il soigne avec ses baumes et ses philtres ne s’en plaignent pas. Et lui-même leur prête des vertus magiques. Il ne vend d’ailleurs pas que des remèdes, mais de nombreuses potions aux usages variés.

— Un rebouteux…

Lysbeth sortit de sa léthargie. Un espoir, c’était tout ce qu’elle demandait. Sinon à quoi bon avoir fait tout ça.

— Saule, allons-y.

Il soupira.

— Un marchand de potions qui vend du rêve aux populations crédules des faubourgs ne sauvera pas Tya si un médecin ne le peut pas.

— Essayons. Qu’avons-nous à perdre ?

— Je comprends votre scepticisme, dit le novice, mais je ne me serais pas permis de venir vous trouver si je ne croyais pas aux compétences de cet alchimiste. Il ne s’est installé à Graad qu’il y a quelques années, mais sa réputation ne cesse de croître.

— Il dit qu’il y a de la magie dans ses préparations, renchérit Lysbeth. Et le chirurgien a dit qu’il y avait sans doute de la magie dans le poison. Parfois, la magie prend des formes étranges. Comme une chanson, par exemple…

Saule hocha la tête.

— Vous avez raison. Allons-y.

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