Un dernier chant (16)

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Il avait plu toute la nuit. Le temps était incertain.

Par la fenêtre filtrait la rumeur des rues de Graad. Le soleil allait et venait, au gré de la course des nuages. Tantôt, il dessinait l’ombre portée des petits losanges de la croisée avec netteté, tantôt, il l’estompait, tamisé par la grisaille. Lysbeth en observait le tracé géométrique sur le visage de sa fille assoupie. Elle ne chauffait plus et avait déjà retrouvé de belles couleurs.

La pièce était exiguë, mais confortable. Lysbeth avait tout juste la place pour y installer une chaise, mais Tya dormait dans un vrai lit avec des draps frais. Le brave alchimiste avait mis cette chambre à leur disposition, lassé des visites importunes à son entrepôt juste pour voir la petite miraculée. La rumeur avait eu tôt fait de circuler et la cour ne désemplissait pas de curieux. Alzyr avait vite perdu patience.

Saule n’avait pas eu la même chance. Son chant l’avait laissé dans un état d’épuisement préoccupant. Il était toutefois au bon endroit et l’alchimiste lui avait attribué une couche parmi les autres dans son hôpital de fortune. Autant Tya, la petite survivante, était reconnaissable, autant l’ermite, le véritable héros, passait inaperçu parmi réfugiés et troufions.

Lysbeth passait donc son temps à aller et venir entre la chambre de Tya et le chevet de Saule. Et en dépit de toutes les récentes épreuves, elle était heureuse. Sa fille dormait beaucoup, mais à son réveil, elle redevenait la petite canaille qu’elle avait toujours été. Quant à son nouvel ami chanteur, Alzyr affirmait qu’il se remettrait. Il lui fallait surtout du repos. Beaucoup de repos. L’alchimiste lui avait avoué n’avoir jamais assisté à une telle démonstration de puissance. Dire que le Cercle n’avait vu en lui qu’un effleuré.

Tout à coup, un remue-ménage inhabituel secoua la cour. Lysbeth se leva et s’approcha de la fenêtre pour regarder en contrebas. Un groupe d’hommes d’armes ouvrait une voie dans la rue, puis dans la cour, sans ménagement. Au milieu d’eux avançait un homme au visage impassible. Bien que sans émotion apparente, Lysbeth devinait de la dureté dans ces traits figés. Une épée lui battait le flanc et il portait un surcot rouge frappé du faisceau doré ysehite. Il avait toutefois davantage l’allure d’un soudard que d’un prêtre. Il marchait sans se soucier de la populace, comme un homme qui traverserait un cours d’eau sans craindre de se mouiller, persuadé que les flots s’ouvriront devant ses pas. Et les flots s’ouvraient effectivement.

Le petit alchimiste traversa la cour et vint à sa rencontre. La troupe s’immobilisa devant lui et s’aligna de part et d’autre de l’homme au tabard rouge. Alzyr parlait fort et avec beaucoup de gestes. Mais le brouhaha et la distance ne permettaient pas à Lysbeth de comprendre la teneur de leur conversation.

Une peur irraisonnée s’empara d’elle. Et aussitôt après, la porte s’ouvrit à la volée et la fit sursauter. Elle se retourna pour voir apparaître un Saule pantelant. Se ruer dans les escaliers l’avait laissé à bout de souffle. Il ne tenait plus sur ses pieds et était contraint de s’appuyer au chambranle. Tya remua sur le lit, ouvrit les yeux et s’assit.

— Que se passe-t-il ? demanda Lysbeth. C’est au sujet de cet homme qui vient d’arriver ?

Saule hocha la tête, toujours à la recherche d’air. Après quelques bouffées, il retrouva la voix :

— Il vient pour nous. Vous devez partir.

— Pourquoi ? Qui est-ce ?

— Un questeur.

— C’est donc bien un prêtre.

— Un bourreau.

— Que nous veut-il ?

— Il traque l’hérésie. » Il secoua la tête, à nouveau à court d’air. « Partez. Il faut partir. Derrière. La ruelle.

Lysbeth hocha la tête. Elle tentait de refouler l’angoisse tandis qu’elle rassemblait leurs affaires. Tya avait déjà bondi du lit.

— On va encore voyager ? demanda-t-elle.

— Oui ma chérie. Dépêche-toi.

— On va où ?

— Je ne sais pas encore. Mais on doit partir.

Appuyé contre l’encadrement de la porte, Saule leur sourit. Il grimaça en se mettant à genoux pour serrer la petite fille dans ses bras et déposer un baiser dans ses cheveux en bataille. Lysbeth eut un mauvais pressentiment.

— Bonne chance, dit l’ermite. Soyez prudentes.

— Tu ne viens pas avec nous, oncle Saule ? demanda Tya.

— Pas cette fois, non.

— Pourquoi ?

— Je n’ai pas encore la force de voyager.

— Mais tu nous rejoindras, dis ?

Il sourit. Un sourire triste.

— J’essayerai.

— Non, souffla Lysbeth. Je ne peux pas. J’en ai assez. Pas d’adieu.

— Vous devez. Ne perdez pas de temps.

— Non.

— Si. Nous n’avons pas fait tout ça pour rien. Tya est vivante. S’il vous plaît, ne gaspillez pas cette chance. Partez.

— Mais vous…

— Je ne suis pas en état. Et j’espère qu’ils se contenteront de moi.

Tremblant comme une flamme prête à s’éteindre, il tenta péniblement de se remettre debout. Elle l’aida et il la prit dans ses bras. Comme à Tya, il déposa un baiser dans sa chevelure.

— Partez, maintenant. Vite.

Les éclats de voix s’intensifiaient dans la cour. Il y eut du tapage. Un cri. Le tumulte se rapprochait. Au désespoir, aiguillonnée par l’urgence, Lysbeth endossa le sac, la besace et prit Tya par la main. Tremblante, elle adressa un dernier regard à Saule. Un regard chargé d’émotion, de peur, de tendresse, de gratitude. Et elle lut la réciproque dans le sien.

Tandis que le questeur entrait avec fracas dans l’échoppe d’Alzyr Mezerin, alchimiste, apothicaire et mire, Lysbeth se faufilait avec sa fille dans une ruelle sombre, sous un ciel de plus en plus menaçant, dans une ville immense qu’elle ne connaissait pas.

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