Un dernier chant (18)
La grand place de Graad était immense. Au cœur de la cité, l’hôtel de ville, le palais du margrave et la cathédrale de la Très Sainte Compassion s’y tutoyaient. Sous des nuages bruineux prêts à fondre en larmes, une foule s’était rassemblée. On y discutait des derniers potins, des raids duadäns comme du prix du pain, on y sirotait une bière ou on y dégustait une brioche laquée au miel, on s’y bousculait, on s’y disputait les meilleures places, tandis que la garde réservait un large cercle aux prélats autour des fagots entassés.
Le père Karel parla peu. La sentence fut prononcée sous les vivats. La populace détestait les apostats au moins autant que les violeurs. Saule ignorait les insultes. Il cherchait sans grand espoir deux visages connus. Des visages aimés. Des visages qui, selon toute prudence, devaient être déjà partis au loin.
Au gré de sa scrutation, il tomba néanmoins sur une paire d’yeux amicaux. L’alchimiste était venu le voir. Une pitié douloureuse et navrante se lisait sur son visage. Saule lui sourit. Alzyr lui sourit en retour.
On n’avait pas pris la peine de le bâillonner. Ni de l’entraver avec un de ces anneaux de plomb. S’il devait brûler, rien ne l’empêchait toutefois d’atténuer son supplice. Comme les premières flammes venaient lécher les fagots à ses pieds, comme la chaleur montait, comme la fumée s’élevait, un chant triste jaillit de sa gorge.
Ce soir ma mère ne dormira pas, Ce soir amer sera le repas, Car aujourd’hui son fils doit mourir, Qu’importe que je sois un paria, Qu’importe les gens et ce qu’on dira, Car aujourd’hui son fils doit mourir, Il doit mourir, Il doit mourir…
La voix grave et mélodieuse emplit toute la grand place et se faufila le long des rues. Les menaces et les insultes cessèrent. Certains même s’émurent. Pas le père Karel, dont le cœur était de glace.
Le chant porta loin. Jusqu’à la rue qui menait à la porte du Centenier. Jusqu’à deux petites silhouettes, enveloppées dans des manteaux pour se protéger de la bruine. Une mère et sa fille. La mère n’avait pas osé quitter Graad avant l’exécution. Elle avait nourri un vain espoir. Et elle l’aurait vécu comme une trahison. Maintenant, elles pouvaient partir.
L’écho lointain de la chanson lui serra le cœur.
— C’est joli cette chanson, dit la gamine. C’est triste. On dirait oncle Saule.
— C’est vrai, tu as raison.
— Je voudrais qu’il soit avec nous.
— Moi aussi, ma chérie.
— Tu crois qu’on le reverra ?
Les mots restèrent coincés dans sa gorge.
— Dis maman, tu crois ? insista la gamine.
— Je ne crois pas, non. » Elle se retourna et regarda cette mince colonne de fumée s’envoler, tisser un fil entortillé entre la terre et le ciel voilé. « Mais peut-être qu’on l’entendra.
Il doit mourir, Il doit mourir, Mais dans son cœur à jamais il vivra…
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