Artisan du malheur (14)
La femme est encore jeune. Il faut croire qu’il les aime jeunes. Son teint délicat et ses grands yeux clairs sont mis en valeur par des soieries et pierreries sans prix. Elle pourrait être si jolie, sans ce regard de glace et cette moue hautaine. Et elle ne daigne pas lui consentir une once d’attention.
— Débarrassez-vous-en, crache-t-elle d’un ton haineux.
— Pourquoi le ferais-je ?
— Pour me faire plaisir ?
— Regardez vos bras, regardez votre robe, votre résille de perles et vos fards aux poudres d’or. Humez donc votre parfum, admirez-vous dans un miroir et osez me dire que je ne vous fais pas plaisir.
— Elle me fait honte. Elle nous fait honte à tous les deux.
— Elle est à moi. Pour mon bon plaisir à moi.
— Toute la cour en parle…
Il se redresse de toute sa hauteur et la toise.
— Comme si je me souciais des ragots, dit-il d’un ton mordant.
Des yeux, il la défie de poursuivre ses protestations. Elle se mord la lèvre. Sa terreur est évidente. Et néanmoins elle trouve le courage de poursuivre cette discussion, sans se préoccuper le moins du monde de sa présence.
— Si vous ne la tuez pas, je le ferai.
— Et si vous la tuez, je vous tuerai.
Elle se raidit.
— Vous n’oseriez pas. Mon père…
— Retournez donc chez votre père, si vous y tenez tant. Mais laissez-moi robes, perles et bijoux.
— Et vous vous trouverez quelqu’un d’autre pour vous donner un fils.
Il frappe dans le montant de bois et c’est toute la literie qui tremble. Mais déjà, il redevient maître de lui-même.
— Comment pouvez-vous jalouser cette pauvre créature ? Elle ne possède rien. Pas même sa liberté.
— Mais sa présence est une insulte permanente.
Il se tourne vers elle. Elle se recroqueville.
— Très bien, je vais m’en débarrasser. Elle partira dès ce soir. Vous ne pourrez plus prétendre que je ne vous bichonne pas.
— Partir ? Vous n’allez pas la laisser vivre…
— Je vous conseille de vous taire, chère épouse. Vous avez plus que malmené ma patience, jusqu’ici. Je l’ai brisée. Elle n’a plus rien. Sa mort est parfaitement superflue. Quant à vous, je vais être très clair : c’est la dernière fois que vous essayez de m’imposer votre volonté.
Une pensée étrange lui traverse l’esprit : c’est peut-être l’insistance de l’épouse du margrave à la voir périr qui lui a sauvé la vie.
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