Le duel (5)
Un murmure surexcité avait envahi la cour. Ils avaient pris place dans cet espace pavé niché entre la taverne, une écurie qu’elle partageait avec un marchand voisin et les maisons de la rue parallèle ; le baron Stragov, son onéreux champion, Reynard, deux gardes du baron : Davon et Emett, ainsi que toute une assemblée de curieux.
Le duel était un événement attendu. L’altercation entre les deux nobles avait eu un retentissement dans tout le quartier. Il avait fallu restreindre l’accès à la cour. Les spectateurs s’agglutinaient aux fenêtres, aux lucarnes et jusque sur les toits. Des hommes, des femmes, de tous âges et de diverses conditions. Un rusé diable faisait des allers-retours entre les badauds pour prendre des paris. Trapu, pas très grand, il boitillait sur une jambe raide et ne ménageait pas son énergie.
Des lanternes et des lampions avaient été disposés pour éloigner les ombres du soir. Malerm Mains d’Or paradait sous la caresse des regards. Il ne portait qu’un justaucorps de cuir léger, rien qui pût gêner ses mouvements. Il avait laissé baudrier d’armes et fourreau dans la taverne et tenait son épée à la main. Il avait respecté la demande du baron et une barbe clairsemée lui fleurissait les joues. Un léger sourire aux lèvres, il observait toute cette fébrilité comme si elle était entièrement dévolue à sa personne.
— N’hésitez pas, Reynard, dit-il en se penchant à son oreille. Le petit boiteux là, il prend les paris. Misez sur moi. » Et avec un clin d’œil, il ajouta : « Conseil d’ami.
— Parce que nous sommes amis ?
— Vous me vexez, dit-il d’un air offensé.
— Vous avez dit vous-même que vous excelliez dans l’art de vous faire des ennemis. Et je dois dire que je n’ai eu aucun mal à vous croire.
— Ce n’est pas tout à fait faux. J’ai fait quelques mauvais choix dans ma vie. Mais je dirais que la plupart de mes ennemis sont simplement jaloux. » Puis le Lancelien lui donna une bourrade cordiale. « Mais dans le fond, je ne mens pas vous savez. Vous m’êtes sympathique.
C’est qu’il avait l’air sincère. Le capitaine fut tenté de réviser son jugement. Peut-être finalement l’avait-il condamné un peu vite. Après tout, cet homme lui évitait de devoir risquer sa vie. Il ne manquait pas de personnalité, voilà tout. Et le capitaine se rendait compte qu’il ne savait presque rien de lui, en fin de compte.
— Vous venez d’où, Malerm ? demanda-t-il. Je veux dire, appartenez-vous à quelque maison noble, ou êtes-vous le petit dernier d’une famille de fermiers ? Vous avez bien dû apprendre le métier des armes.
— Attention, Reynard, ça commence méchamment à prendre la tournure d’une conversation amicale.
— Vous n’êtes pas obligé de répondre, se renfrogna le capitaine.
Malerm se moqua gentiment.
— Du Hallier, de la Bruyère… ce sont des noms qu’on donne aux enfants trouvés, au Lancerey.
— Aux enfants trouvés ?
— Oui, comme si on les avait dénichés dans un buisson ou un bouquet de fleurs des champs. Les orphelins, les enfants abandonnés, non voulus… J’ai grandi parmi des moines.
— Des moines ? s’étonna Reynard.
— Oui, enfin les premières années. Le prieur aimait un peu trop les petits garçons et pendant ce temps les frères regardaient ailleurs. Ils n’osaient pas défier son autorité. Ils avaient sans doute eux-mêmes été ses petits chéris à un moment donné. Mais j’ai eu de la chance.
Il disait cela comme le reste, d’un ton badin, telle une bonne plaisanterie.
— De la chance ?
— Oui, je me suis rebellé. C’est ainsi que mes dons se sont manifestés et ils n’ont pas eu d’autre choix que de m’envoyer dans une académie. Une aubaine. Car là, c’est la grande vie ! On peut dire qu’ils soignent leurs poulains. On mange bien, on a une chambre à soi, on reçoit une éducation, tout ça… C’est là que j’ai appris à aimer le faste.
— Je vois.
— Vous en faites une tête, Reynard ! Tout ça c’est du passé. Regardez le bel homme que je suis devenu. Et vous, mon vieux, vous avez grandi où ? Toujours dans les jupes du baron ?
— Euh… on peut dire ça, je suppose, répondit-il avec une sorte de honte qu’il ne s’expliquait pas, comme s’il s’excusait d’avoir eu une enfance heureuse. Mon père était déjà capitaine de la garde…
Il s’interrompit, car l’effervescence prenait une nouvelle ampleur avec l’arrivée de Kallen Branngard et de ses gens.
Le lionceau avait revêtu un riche pourpoint noir et violet arborant des têtes de lions dorées et un manteau court de la soie la plus fine. Il était escorté d’une clique un peu moins nombreuse que l’autre soir, mais toute en armes. L’un d’eux en particulier attirait l’attention, caparaçonné d’acier de pieds en cap, avec épée et dague à la ceinture et un énorme écu sur l’épaule. Ce dernier figurait une tête monstrueuse, peut-être une chauve-souris, noire et menaçante.
Les hommes du petit duc firent de la place sans trop de ménagement. Le boiteux fut confiné dans un coin. Et Kallen s’avança devant le baron. Il détailla Davon, Emett, Reynard et enfin Malerm, qui se tenait là, l’épée déjà à la main, comme pressé d’en finir avec une corvée.
— Nous attendons votre champion ? demanda-t-il d’un air innocent.
— Le voici, dit simplement le baron en désignant Mains d’Or.
Le sourire du lionceau s’étira tandis que son œil s’attardait sur la veste de cuir usée.
— Rassurez-moi, vos fils étaient mieux équipés à Kaltfel, j’espère ?
Reynard s’attendait à voir exploser le baron. Il n’en fut rien. Au contraire, il ricana. Même sir Kallen en fut surpris.
— Épargnez-moi vos provocations, fiston, et passons aux choses sérieuses. J’ai un honneur à laver et vous une leçon d’humilité à prendre de toute urgence.
— Et vous, épargnez-moi votre culot », rétorqua Kallen. Il ne riait plus et du fiel s’était glissé dans sa voix. « Et passons aux choses sérieuses, puisque vous êtes si pressé de vous faire humilier.
Il tourna les talons et regagna son côté de la cour d’un pas qui transpirait son courroux intérieur. Son champion releva la visière pour écouter ce que son maître avait à dire. Le visage d’Ébert apparut, serré comme un cul de pucelle tant il était emmitouflé d’acier. Mais son regard n’avait rien perdu de sa soif de meurtre. Reynard ne pouvait que deviner ce qui se disait, les propos haineux échangés, les promesses de sang.
Ébert s’autorisa un bref sourire chargé de menaces, puis rabaissa sa visière et vint se placer au centre de l’arène, armé de son épée et de son monstrueux écu.
— Je suppose que c’est à mon tour, murmura Malerm.
La démarche légère, un sourire un peu crispé aux lèvres, le Lancelien s’avança jusqu’à faire face à son opposant. Il se tint là, un poing nonchalamment planté sur la hanche, l’autre refermé sur son épée, pointe vers le sol.
Et il attendit.
— Alors, on a peur de venir se frotter à moi ? demanda Ébert.
Seul le silence lui répondit. Même la foule retenait son souffle.
— T’as bien raison, conclut-il.
Et la gueule d’assassin se décida à faire un pas. L’écu juste sous le nez, l’épée prête à frapper, il avança. Mains d’Or ne semblait pas le voir. Il ne bougeait pas. Pas le moindre frémissement. Lorsque le chevalier caparaçonné arriva à portée, il amorça une frappe. Mains d’Or ne bougeait toujours pas.
Ce n’est que lorsque la pointe de la lame atteignit l’apogée de son arc de cercle que, avec une vitesse ahurissante, Malerm se glissa dessous, sans difficulté apparente. Emporté par son élan, l’autre en était encore à achever son coup de taille qu’il recevait une furieuse estocade. Sa spallière geignit et se déforma sous l’impact.
Apparemment indemne, Ébert fit volte-face et balança un bon coup d’écu immédiatement suivit d’un nouveau moulinet. Il ne découpa que de l’air, car le Lancelien se promenait déjà à deux bonnes enjambées. Il souriait à une jeune femme penchée à une fenêtre et lui envoya un baiser théâtral qui la fit glousser. L’assemblée s’enthousiasma. Elle avait élu son favori.
Lorsque la brute revint à la charge avec un estoc fulgurant, Malerm s’esquiva d’un pas chassé et abattit son arme sur la cubitière de l’attaquant. Le choc produisit une étincelle et la pièce d’armure vola avec un bruit de ferraille. Un cri, mi rugissement mi plainte, s’échappa du heaume. Puis Malerm s’éloigna en quelques bonds. On eût dit qu’il dansait.
Le sang n’avait pas encore coulé. Mais déjà, Ébert paraissait accuser le coup. Sans doute davantage moralement que physiquement. Il était surpris par l’anguille qu’il lui fallait affronter. Et une petite moue contrariée se faisait peu à peu jour sur les traits de Kallen Branngard. Reynard, quoique tendu, s’autorisa un soupçon de satisfaction anticipée.
Le ballet reprit de plus belle. Le champion Branngard tranchait du vent, le champion Stragov se baladait. Pas une fois, le Lancelien n’eut à parer. Une tassette en fit les frais, puis le premier sang coula, lorsque Malerm le prit au défaut laissé sans protection par la cubitière arrachée. Une rumeur parcourut la foule à la vue de l’éclat rouge laissé sur le pavé.
Mais sir Ébert était de ces bêtes que la vue du sang excite. Et, ainsi que le soupçonnait Reynard, pas un gentilhomme du genre à ferrailler proprement. Dès l’assaut suivant, le chevalier chancela. Une ruse. Car sitôt que Malerm voulut en tirer parti, il se jeta dans ses jambes et ils boulèrent au sol dans un grand bruit de casseroles. Le poids de son adversaire emporta Mains d’Or. Sa tête heurta le pavé. L’autre, incapable de profiter de l’allonge de l’épée, voulut lui décocher un coup de pommeau dans les dents, mais Malerm se contorsionna, glissa, roula et bondit sur ses pieds. Le tout en deux battements de cœur.
Papillotant, Malerm s’éloigna. Il secoua la tête, un peu sonné, mais ne titubait pas. Avec une grimace, il se frotta l’arrière du crâne. Contrarié, il observa ses doigts tachés de sang.
— Bon, on s’est assez amusés, grogna-t-il.
Ébert s’était remis debout. Il rageait. Mais il ne perdait pas son sang-froid. Il attendait cette fois, bien campé sur ses appuis, écu levé, que le fanfaron passe à l’action.
Et le fanfaron paraissait effectivement las de son petit jeu, car il ne se fit pas prier. En trois longues enjambées il fut sur lui. Il frappa si vite que l’écu ne fut d’aucune utilité. De la pointe de l’épée, il heurta la genouillère, d’un coup qui résonna jusqu’aux faîtes des toits. Puis Malerm, comme la jambe de son adversaire fléchissait, le contourna d’un entrechat tournoyant pour tailler derrière le genou. La lame trancha sans résistance aucune. Un arc sanglant. Un hurlement. Ébert n’avait pas touché le sol que Malerm se retrouvait dans son dos et portait l’estocade finale, dans la nuque. Le hurlement, qui n’avait duré qu’un instant, fut aussitôt interrompu.
Le duel s’était achevé si soudainement que nul ne réagit. Le corps d’Ébert, immobile, et la flaque sombre qui s’élargissait selon le dessin du pavé en témoignaient pourtant : le combat était terminé.
— Et alors, demanda Malerm, pas même un applaudissement ?
Les premiers cris fusèrent. La clique du petit duc médusée, échangeait des regards embarrassés et abasourdis. Le visage de Kallen restait fermé, comme en proie à une intense réflexion.
Le baron s’approcha de son champion pour lui serrer la main.
— Bon sang ! s’exclama-t-il. Quel spectacle vous nous avez offert !
— Baron, il doit y avoir méprise, répondit le Lancelien, secoué par la chaleureuse poignée de mains, le spectacle n’est pas offert. Nous avons convenu d’un prix.
— Certes ! Un prix élevé, mais mérité. Je n’oublie pas.
Et tandis que le camp du baron s’empoignait et se congratulait, sir Kallen Branngard observait, statufié, sans révéler la moindre émotion. Ses gens n’osaient pas même lui adresser la parole.
Le tavernier offrit à boire au vainqueur. Le boiteux courait tant bien que mal de-ci de-là, à la recherche des parieurs. Les gens se racontaient déjà le duel avec force gestes et bruitages. Deux gamins entrechoquaient des bâtons en guise d’épées. Il y avait tant d’animation à nouveau qu’on en oublia presque le petit duc. Et lorsqu’il s’exprima enfin, personne ne s’avisa, dès l’abord, qu’il s’agissait de lui.
Alors il éleva la voix, une voix où se glissait encore un brin des aigus de l’enfance, pour couvrir le brouhaha :
— J’ai dit : combien vous paie-t-il ?
Le silence se fit peu à peu. Tout le monde se tourna pour regarder le gamin.
Malerm haussa les sourcils lorsqu’il découvrit que c’était à lui qu’on s’adressait.
— Oh, c’est à moi que vous parlez.
— Combien ?
— Pas trop cher pour le bien de votre humilité, répondit le baron. C’est offert de bon cœur. Les détails ne vous regardent pas.
— Je m’adresse à votre mercenaire, pas à vous. Alors, combien ?
Malerm sirota sa timbale de vin, le front plissé. Peut-être le lisait-il dans son sourire contrit, mais Reynard devina que quelque chose le taraudait.
— Si vous voulez tout savoir, le baron me doit encore sept couronnes.
— Sept couronnes ? s’exclama Kallen. C’est une sacrée somme pour un bref combat comme celui-ci. Je vous en offre le triple. Sept par tête.
Un silence. Les paroles du lionceau cheminaient dans les caboches. Reynard se figea. Il ne pouvait pas y croire.
— Votre travail pour le baron Stragov est achevé. À mon tour de vous employer. Certes, le baron hésitera sans doute à vous verser ce qu’il vous doit, après ça. Mais réfléchissez. Je vous offre pas moins de vingt-et-une couronnes d’or. Une fortune. Jamais épée à louer n’aura été si bien payée pour si petit boulot.
Malerm soupira. Il hésitait encore, mais guère.
— Et que dois-je faire pour les mériter ?
— Oh, rien de bien compliqué. Une bagatelle, pour vous. Je dois laver un affront.
— Le baron est un pair du royaume, je ne peux pas…
— Bien entendu, ne touchez pas au baron. Mais débarrassez-moi de ses hommes. J’en compte trois. Ce qui nous fait vingt-et-une couronnes. Nous sommes d’accord ?
Le Lancelien fit virevolter son épée dans sa main. Il se tourna vers le baron et ses hommes, l’air sincèrement navré. Le sang de Reynard se glaça. Des quolibets fusèrent des fenêtres et des toits. On hua, on chahuta. Mais nul n’osa intervenir. Pas après la démonstration de Mains d’Or.
— Vous ne pouvez pas ! s’insurgea le baron.
Il se dressa sur sa route.
— Écartez-vous, baron. Je ne veux pas vous faire de mal.
— Hors de question !
Mais déjà, des hommes de Kallen s’empressaient de l’empoigner. Malerm le contourna. Davon et Emett mirent la main à l’épée, mais le bretteur, en deux pas et deux bottes, l’une à la gorge, l’autre à l’aisselle, les terrassa.
L’œil de Reynard ne pouvait se détacher des coqs de leurs livrées, qui lentement buvaient le sang. Il recula d’un pas, d’un autre. Il heurta le mur derrière lui. La gorge serrée, il était incapable d’émettre le moindre son.
Le capitaine mit la lame au clair. Le cœur battant, il leva la pointe de sa lame. Elle tremblait dans sa main. Son regard croisa celui de Malerm. Il était incapable de parler, mais aucun mot n’était nécessaire.
— Désolé, mon vieux, dit le bretteur. Ce n’est pas contre toi.
Reynard perçut à peine son mouvement, un bond sur sa gauche. Il tenta une parade. Un bond à droite. Un étincellement furtif. Une explosion de douleur. Sous l’aisselle, comme Emett. Des flots de sang chaud lui empoissaient déjà tout le flanc. Il glissa doucement sur le sol.
Ses yeux papillotèrent. Sa vue se troubla. Il entendit les cris du baron. Il entendit son nom. Et les huées de la foule. Et aussi, avant de s’éteindre, la voix presque douce, avec ses accents d’adolescent. Kallen Branngard :
— Une leçon pour vous, baron. Elle est offerte de bon cœur. Apprenez que c’est toujours la bourse la mieux garnie qui a le dernier mot.
Annotations
Versions