Le Coucou (19)
Le questeur et ses vénates venaient d’arriver dans la petite cour du presbytère. La bâtisse était sombre et silencieuse. Plus même un filet de fumée tardif à la cheminée. Le père Armund devait dormir depuis longtemps.
— Sacrée journée, marmonna Klaes. Bien remplie. Je vais roupiller comme un bébé qu’a eu sa dose de mamelle.
— Reposez-vous bien, dit le père Tyber, car demain, on reprend dès l’aube.
— Vous êtes increvable, chef.
— Vous avez déjà des idées en tête pour demain ? demanda Ulrich.
— Quelques-unes, deux ou trois choses probablement sans importance, mais qui méritent d’être vérifiées. Et puis Hagan nous rapportera peut-être du neuf.
À l’entrée de la cour, quelqu’un s’éclaircit la gorge.
— Tiens, quand on parle du démon ! s’exclama Klaes.
En effet, Hagan était arrivé sans que personne ne l’entendît.
— Déjà de retour ? demanda Tyber.
— La fille est entrée dans une bicoque avec d’autres filles. Elle va sans doute y passer la nuit. Vous voulez que je plante à l’entrée ?
— Tu n’as rien remarqué d’intéressant, au passage ?
— Après vous avoir parlé, elle est allée frapper à une porte. Une dame est venue lui ouvrir et elles ont discuté. Ça n’a pas duré. Je crois qu’elle l’a réveillée et que l’autre était pas ravie. La fille est repartie. Peut-être un peu déçue, peut-être juste inquiète.
— Qui donc va frapper aux portes des gens à une heure aussi incongrue ? C’est loin ?
— Pas vraiment, non.
— Alors allons-y.
— Sérieux, chef ? souffla Klaes, abasourdi.
— Puisque Malda l’a tirée du lit, profitons que la dame est réveillée. Et puis sa conversation sera d’autant plus fraîche dans sa mémoire.
Les trois coups qu’il frappa retentirent de l’autre côté de la porte. On grommela quelque part à l’étage et une lueur s’alluma derrière une croisée que la crasse avait opacifiée. Un concert de marches grinçantes et de jurons plus tard, la porte s’ouvrit pour révéler une petite dame fripée, maigrelette, mais épaissie par tout un emballage de châles et de couvertures. D’une main, elle tenait une chandelle, de l’autre un tisonnier.
— Bon dieu de satanés visiteurs nocturnes ! grognait-elle. J’m’en vais leur…
Elle ravala la fin de sa phrase en apercevant le questeur et sa clique de soudards.
— Bonsoir, madame, dit le père Tyber.
— Bon… bonsoir. Vous êtes le héraut d’Yseh ? demanda-t-elle, avec un œil rond vers l’emblème de son surcot. Vous êtes venu brûler des gens ?
— Peut-être.
La petite dame déglutit et frissonna, en dépit de ses couches de laine. Puis elle fit un bond de surprise lorsqu’un cri retentit dans la nuit, à quelques rues de là. Un hurlement horrible, suivi d’un signal d’alarme.
Le questeur se tourna aussitôt vers Hagan.
— Que se passe-t-il ?
— Du grabuge. Une patrouille. À la poursuite de quelqu’un.
— Allez-y ! ordonna le questeur. Toi, Klaes, Ulrich et Melvellio. Voyez de quoi il retourne. Je reste avec frère Ubbe pour interroger madame, puis je vous rejoins.
Ses vénates s’exécutèrent et se fondirent dans les ruelles assoupies. Klaes émit un long soupir, traîna un peu les pieds, puis se glissa dans le sillage des autres. Le questeur en revint à la vieille dame, qui clignait des yeux comme si elle voulait percer les ténèbres.
— Vous connaissez une certaine Malda ? demanda-t-il.
— Quoi ? Pourquoi, voulez la brûler ?
— Non, je veux juste savoir si vous la connaissez.
Ses rides se détendirent quelque peu.
— Bien sûr je connais la petite Malda. J’ai toujours vécu au Pendu et j’en ai vu défiler, de la marmaille devenue grande. Elle aussi, elle a toujours vécu là, pauvre petite. Je me souviens quand elle jouait avec les garçons. Ah, y a pas si longtemps. Mais voilà, elle joue à d’autres jeux, à présent.
— Pourquoi « pauvre petite » ?
— Trouvez qu’elle a une vie enviable, vous ? Les gens par ici sont pas très riches et pas toujours très fréquentables non plus. La maman est morte jeune. Le papa était pas très fréquentable. Elle a dû se débrouiller très jeune. Et les filles comme ça, ici, n’ont pas beaucoup de choix. Voyez ?
Le père Tyber hocha la tête.
— Je vois. Et qu’est-elle venue faire ici ce soir ?
Elle ouvrit la bouche, fronça les sourcils.
— Comment savez ça ?
— Les gens comme moi sont très informés. Contentez-vous de répondre.
— Elle est venue voir le flandrin.
— Le flandrin ?
— Oui, il me loue une mansarde. Un grand gaillard, du nord je crois. Gentil, mais qui cause pas beaucoup.
— Et que lui voulait-elle ?
— Oh, je m’en mêle pas ! » Elle lui adressa un clin d’œil entendu. « Elle a déjà passé quelques nuits ici, avec lui. Mais il est plus là. Ça fait quelques jours que je l’ai pas vu. C’est un étranger. Les étrangers, ça va ça vient.
— Et vous, qu’en pensez-vous ? Vous aviez à vous plaindre ?
— Non. Comme je l’ai dit, il causait pas beaucoup. Mais il payait toujours. Parfois en grosse monnaie et même en pièces étrangères.
— En devises étrangères ?
— Oui, parfois. Il a pas l’allure d’un riche ou d’un marchand, mais il a toujours payé ce qu’il devait.
Le questeur échangea un regard avec frère Ubbe.
— Et de quoi a-t-il l’air ?
— Boh, grand, costaud. Pas très beau. Je l’ai pas souvent vu sourire. Et plutôt discret. Il avait pas d’ami, je pense. C’est un étranger, faut dire. Et les gens n’aiment pas trop ça par ici.
— Et vous connaissez le doyen Théo Grimald ?
— Non, comment que je l’connaitrais ? Enfin, je connais comme tout l’monde, d’réputation quoi.
Tyber soupira, de fatigue autant que de lassitude.
— Plus on creuse et plus les suspects se multiplient, marmonna-t-il.
— Plaît-il ?
— Rien. Je réfléchis tout haut.
— Et voudriez pas réfléchir chez vous, par hasard ? Il est tard et j’aimerais bien dormir, moi.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Mais je crois que mon lit devra encore attendre un peu.
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