Le Coucou (23)
L’eau était brûlante. Tyber cuisait littéralement dans son baquet. Mais la chaleur, loin de l’incommoder, couvrait les meurtrissures plus profondes, occultait les douleurs enfouies.
Il tendit un bras hors de l’eau pour le détailler à la lueur de la flambée. Pâle, maigre, noueux, il avait l’aspect d’une branche morte. Une marbrure malsaine, tantôt jaunâtre, tantôt violacée le parcourait. Mais le pire, c’étaient les doigts. Tordus comme par une vilaine arthrite. La base des ongles, noirâtre, se remettait à saigner avec l’eau du bain. Il grimaça de dépit devant ce spectacle chaque jour plus repoussant. Son autre bras n’en était qu’aux prémices, mais finirait par connaître le même sort, sans aucun doute.
Ça ne l’empêcha pas d’attraper la petite coupelle, posée près de son baquet, et de la porter à son nez. Il observa la poudre argentée, lisérée de reflets bleutés, se boucha une narine et prisa. Doucement, il la reposa et s’alanguit dans sa bassine.
Les mélanges de Klaes avaient la puissance d’un miracle ; la brumeuse produisait déjà son effet. Les volutes de vapeur troublaient sa vue avec des images fantasmagoriques, des paysages jamais encore observés. Là, une flèche vertigineuse, ici une canopée ondulante, habitées par des formes mouvantes, des visages hallucinés.
Parfois, en exerçant sa volonté, le questeur pouvait les modeler. Mais sa volonté souvent flanchait. S’il s’adonnait à la brumeuse, c’était pour soulager son esprit et ses souffrances.
Les bons jours, il se détendait au spectacle de douces voluptés, puisées aux sources d’une enfance somme toute heureuse, dans les premières années, ou purement fantasmées, façonnées de chairs interdites ou d’ambitions secrètes.
Les mauvais jours, son esprit lui jouait des tours sournois, corrompait la pureté de ses rêveries en y mêlant un fiel inspiré de ses plus cuisants échecs, des horreurs côtoyées au service du divin et d’angoisses aiguisées par la drogue. Ces jours-là, le songe vaporeux tournait au cauchemar. Un cauchemar peuplé de silhouettes hostiles, de cris de suppliciés, de pleurs d’enfants.
Ce soir, les visions fuligineuses repeintes des reflets ardents du foyer tournèrent rapidement au vile et à l’obscur. D’abord, les paysages enchanteurs et les nymphes célestes prirent l’aspect de deux cadavres. Un vieillard édenté, les yeux gelés et la queue à l’air. Un homme du guet, le visage déchiqueté au-dessus d’une brigandine maculée de sang. Les deux dernières victimes. À son arrivée, plus trace de ses vénates. Il en concevait une vague inquiétude.
Puis les visions se troublèrent davantage, mystérieuses et néanmoins familières. Parfois fugaces, parfois floues, rarement nettes et précises. Une collection d’organes génitaux mâles montés en focus censés apporter la puissance. Une famille arrachée au trépas, attablée autour d’un festin répugnant, pour mimer la routine d’une vie perdue. La dernière transgression d’une éminence réduite à un paquet de chairs vivantes, au son des craquements de ses derniers os. Le chant, lancinant et toutefois mélodieux, d’une chorale mutilée. Les grincements de dents et les larmes silencieuses d’un petit garçon, honteux sous le regard inquisiteur de son père. Une honte si pleine, si profonde, irrépressible.
Impossible de mesurer l’écoulement du temps, au pays nébuleux de la brumeuse.
C’est un appel qui tira Tyber de sa torpeur. Le bain avait tiédi. Le feu avait baissé. Des larmes ruisselaient sur ses joues creuses.
— Mon père !
C’était la voix de frère Ubbe, à travers la porte.
Le questeur écarquilla les yeux, ouvrit et ferma la mâchoire. Il mit les mains en coupe, ces mains monstrueuses, il réprima un frisson de dégoût et s’aspergea le visage.
— Père Tyber, vous m’entendez ?
Tyber secoua la tête. Où se trouvait-il ? Quand ? Ah oui, le presbytère, Tristheim. La nuit, bientôt l’aube sans doute. Et ses vénates qui n’étaient toujours pas revenus lui faire leur rapport.
— Mon père, vous allez bien ? Je vais devoir entrer.
— J’arrive !
Il jaillit du bain, éclaboussa copieusement le plancher, rafla une tunique et s’en enveloppa. Il chancela un instant, se ressaisit, rétablit son équilibre et chassa l’ivresse. Puis il entrebâilla la porte pour voir apparaître une portion du visage inquiet de frère Ubbe.
— Que se passe-t-il ? demanda le questeur. Ils sont de retour ?
— Klaes, mon père. Klaes est de retour.
— Klaes ? C’est tout ?
— Oui. Et il est blessé.
— Blessé ? Où se trouve-t-il, à présent ?
— Dans le hall.
Tyber ne prit même pas la peine de s’habiller. Il se précipita vers le hall, frère Ubbe sur les talons.
Lorsqu’il arriva, il découvrit Klaes, allongé sur le sol, immobile. Le père Armund était déjà penché sur lui et lui masquait l’essentiel de son vénate. Il ne voyait que le sommet de son crâne rasé et ses jambes.
Le questeur s’approcha. La lueur d’une chandelle posée par terre faisait danser des silhouettes improbables sur les murs du hall. Le père Armund lui-même prenait des proportions de géant, ainsi projeté sur les vieilles pierres. Par-dessus son épaule, Tyber découvrit son homme de main.
Son visage était pâle et une pellicule de sueur lui empoissait le front. Les yeux fermés, il paraissait la proie d’un sommeil agité. Car si son corps restait immobile, ses paupières se crispaient régulièrement. Mais il n’avait pas l’air trop abîmé. Jusqu’à ce que son regard descendît le long du corps et se posât sur sa main gauche. Ou sur ce qu’il en restait.
Hors de la manche ne pendaient plus que des lambeaux de chair. De la charpie constellée d’esquilles osseuses. Et le sang, goutte à goutte, se répandait au sol pour former une flaque, de plus en plus grande.
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