Le Coucou (31)
La liasse de documents atterrit sur la table avec un bruit sourd. Le chandelier, les bocks, le pain, le fromage et les œufs en tremblèrent. Le son prit d’autant plus ampleur que l’auberge était déserte.
— Voici, dit simplement sir Otto.
Puis il s’attabla, frappa un œuf et l’écailla.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le questeur, le nez froncé.
— Ce que j’ai à partager. Comme vous pouvez le constater, le Coucou a déjà une très longue piste de sang derrière lui.
— Le Coucou ?
— Oui, c’est le nom que je lui ai donné. Comme l’oiseau. Vous connaissez ?
Tyber se pencha sur les pages manuscrites pour les examiner.
— Je ne suis pas féru d’ornithologie. Mes domaines sont l’apostasie et la démonologie. Je consacre mon temps à traquer l’hérésie et les formes monstrueuses qu’elle peut prendre, pas les oiseaux.
— Le coucou, c’est une saloperie de piaf, expliqua le chevalier en prenant une bouchée de son œuf. Vous voyez, la femelle pond son œuf dans un nid qui ne lui appartient pas, parmi d’autres œufs. Là-dessus, la mère, celle qui a pondu les autres œufs, se pointe, couve et prend soin du coucou. Et, tandis que l’imposteur, plus grand, plus fort, évince toute sa fratrie, jetant ses frères et sœurs d’infortune par-dessus bord, massacrant tous ses rivaux, il s’accapare tous les soins de la mère désespérée. Cette saloperie va jusqu’à imiter l’apparence des œufs et le chant de l’espèce ainsi leurrée.
— Sympathique. Et quel rapport avec notre meurtrier ?
— Le démon que vous cherchez, c’était un enfant autrefois. Il y a plus de vingt ans déjà, j’ai été envoyé à Mauerbrück, plus au nord, à la limite de l’Ebenfels, pour accompagner l’un des vôtres : le père Urssö. Un brave gars, pour un questeur. » Son œil valide pétilla. « On devait enquêter sur une série de meurtres étranges. Des gens défigurés, les yeux arrachés… C’est là qu’on est tombés dessus. Il avait été recueilli par une famille et tous ses rivaux, tous ceux qui ne lui ont pas plu ne sont plus là pour le raconter.
— Je vois. Donc votre enfant, ce serait notre homme ?
Sir Otto se rinça le gosier et hocha son horrible tête.
— Vous les avez vus, non ? Ces cadavres aux regards vides. Je crois que je le comprends, en fin de compte, je vois comment il cogite. Je crois qu’il n’aime pas être observé. Et si votre expression ne lui plaît pas, c’est tout votre visage qui y passe.
Ce qui pouvait être interprété comme un sourire sinistre tordit l’écheveau de cicatrices luisantes. Vaguement incommodé, Tyber se détourna pour se replonger dans les pages. L’écriture était élégante et révélait un haut degré d’instruction.
— Vous n’avez pas réussi à l’attraper ? Ou il s’est enfui ?
— Nous l’avions. Mais le temps que nous nous rendions compte que c’était lui le responsable… Ce n’était alors qu’un enfant, vous comprenez.
— Et le père Urssö, il ne l’a pas traqué ?
— Il est mort. Ainsi que ses vénates. C’est son rapport que vous avez sous le nez. Complété par mes soins, au fil des années.
Sir Otto déchira sa miche de pain et croqua dans un morceau de fromage. À chaque bouchée, il collait deux doigts au coin de sa bouche et s’essuyait ensuite du revers de la main pour empêcher que ça ne dégouline. Un rituel dont il semblait coutumier.
— Au fil des années, dites-vous. N’a-t-on pas dépêché un autre questeur ?
— Au début, ils n’ont pas davantage cru à cette histoire d’enfant surpuissant que le père Urssö. Ils ont cru qu’il s’agissait de fabulations ou de mensonges pour cacher un manque de compétences. Et puis, après tout, les tueries de Mauerbrück ont cessé.
» Mais, comme je m’y attendais, le Coucou a frappé à nouveau. Parfois de manière isolée et, le temps que je m’en aperçoive, si jamais je m’en apercevais, il était trop tard. Parfois de façon plus évidente et, comme aujourd’hui, je lâchais tout pour reprendre la traque. Mes officiers du Sanctuaire n’apprécient guère, mais ils ont fini par s’y faire. J’ai une méchante revanche à prendre, voyez-vous. À une autre reprise, un questeur a été envoyé pour enquêter. Un incompétent. Il n’a rien voulu savoir. Il a brûlé une sorcière et, satisfait, s’en est retourné à son ordinat.
» Or le gamin d’il y a vingt ans a grandi et est devenu rusé. Si on s’intéresse à lui de trop près, il bouge. Il disparaît. La sorcière a brûlé, il est parti, les morts étranges ont cessé. Tout le monde était content.
— Sauf vous.
— Sauf moi, acquiesça sir Otto. D’autant que je suis à peu près sûr que cet idiot n’a fait que brûler son élue d’alors.
Tyber redressa la tête et fronça les sourcils.
— Son élue ?
— Oui, à chaque fois qu’il a semé trop de morts derrière lui, au point d’attirer l’attention, ces morts environnaient une personne, une élue, généralement une femme. Comme sa mère autrefois, il veut s’accaparer toute son attention. Il est très jaloux. Il la protège. Et lorsqu’on a brûlé cette femme, dans la cour de la prison locale, un terrible esclandre a eu lieu à l’entrée. Les gardes sont parvenus à repousser un fou furieux…
La porte d’entrée s’ouvrit tout à coup. Une bourrasque pénétra les lieux et raviva un instant le foyer déclinant. À sa suite, un individu mince et nerveux.
— Frère Ubbe ! appela le questeur.
— Mon père, je vous cherchais. J’ai fait aussi vite que possible.
— Eh bien, qu’y a-t-il de si urgent ?
Frère Ubbe s’approcha, reprit un instant son souffle.
— Le cirque : il plie bagages. Ils quittent Tristheim.
— Les aurais-je effarouchés ?
— Doit-on les arrêter, mon père ? demanda le moine.
Sir Otto grogna en secouant sa trogne. Il acheva d’avaler sa dernière bouchée, avant de protester :
— Inutile. Je ne l’ai pas vu, mais pour autant que je sache, leur géant n’est pas notre homme. Et si jamais il l’est, il ne partira pas. Pas tant que la petite catin lui fera des mamours.
— Vous êtes sûr de vous ?
— Certain. Je le suis à la trace depuis vingt ans. J’ai appris à le connaître. Dans la douleur. » Il pointa du doigt son visage ravagé. « Et c’est la meilleure façon d’apprendre. Une marque au fer rouge, ça ne disparaît pas.
— Et donc, Malda est sa nouvelle élue, si je suis votre raisonnement.
— Absolument. Vous n’avez pas dû manquer de remarquer que les morts pleuvent autour d’elle.
— En effet… En effet…
Tyber paraissait songeur, tout à coup. Un moment de silence s’étira. Dehors, le vent malmenait l’enseigne de fer et lui arrachait des grincements plaintifs. Il avait déjà compulsé une bonne moitié des feuillets jaunis. Il en était arrivé à un endroit où l’écriture changeait radicalement. Des caractères grossiers, des empattements brouillons.
— Les dernières notes sont les vôtres, je suppose ?
— Oui. J’ai essayé de soigner mes tournures, mais écrire, c’est pas mon fort.
— Je vois ici que vous avez finalement obtenu le témoignage d’un mercenaire, un certain Jegory.
— Oui, sacré briscard, ce gaillard. Pas un tendre. Et pourtant, il se souvenait parfaitement du gamin, trouvé dans les ruines d’un village côtier. De lui, et de plusieurs corps atrocement mutilés retrouvés dans les parages. Ça l’avait marqué. Il en rêvait encore parfois, qu’il disait.
Tyber hocha la tête, ses mains gantées appliquées sur les feuillets, suivant d’un doigt une ligne irrégulière de caractères.
— Voici ce qu’il en dit : Ce petit garçon châtain aux joues rondes et humides de larmes », lut-il à voix haute. Puis il remonta une série de pages antérieures, encore couvertes des tracés délicats du père Urssö. « Et ici, votre questeur : Il doit avoir huit ou neuf ans, mais ses joues rondes et ses boucles blondes le font peut-être paraître plus jeune. Soit il y a une incohérence et le mercenaire n’avait pas la mémoire si claire…
— Soit cette crevure est capable de mimétisme, souffla le chevalier abasourdi. La mère… La mère, à Mauerbrück, était blonde. Et le gamin… Bon sang !
Les coudes posés sur la table, les mains croisées sous le menton, le questeur réfléchissait.
— S’il peut changer d’apparence, ça ne va pas être évident de le retrouver, avança frère Ubbe. Serait-ce possible, par exemple, que tout géant qu’il fût, il puisse devenir nain ?
— Est-il seulement capable de le faire à volonté ? grogna sir Otto. Ou ne le fait-il que par nécessité, comme un réflexe ? Après l’avoir étudié d’aussi près, je pense pouvoir estimer que ses pouvoirs ne se manifestent que dans le besoin. Avec puissance et violence, certes, mais sans véritable contrôle. Le froid et la glace, par exemple, sont essentiellement des manifestations de sa colère. Il n’a reçu aucun enseignement. Il n’a aucune maîtrise.
— Impossible de tirer des conclusions certaines, puisque nous n’avons pas le loisir de l’étudier de plus près, intervint le père Tyber. Mais j’entrevois une opportunité de mettre la main dessus.
Ses interlocuteurs lui accordèrent toute leur attention. Ses lèvres esquissèrent sourire féroce.
— Malda est son élue, il la protège, n’est-ce pas ? reprit-il.
— C’est mon intime conviction, répondit le chevalier, son œil valide frémissant d’intérêt.
— Il ne peut lui faire de mal ?
— Non, je ne pense pas. Elle revêt un caractère… disons sacré, pour lui.
— Bien. C’est là son point faible.
— Que suggérez-vous ?
— De faire ce que moi et mes collègues faisons le mieux : brûler une sorcière.
D’abord, les ravins de la face du chevalier se tordirent en une expression sceptique. Puis le jour se fit et ses vestiges de narines frémirent.
— Vous voulez mettre la petite catin sur un bûcher, gronda-t-il à la manière d’un orage naissant.
— Mais nous le ferons en public, cette fois. Et si vous avez vu juste, il viendra.
— Et si je me trompe ?
— Une innocente brûlera.
Le chevalier du Sanctuaire se leva, son tabouret tomba par terre. Il se mit à arpenter la pièce, en proie à une furieuse bataille intérieure.
— Vous ne pouvez pas, finit-il par grommeler.
— Ce que je ne peux pas, c’est laisser ce monstre continuer à massacrer des innocents.
— Vous ne l’avez pas vu à l’œuvre. Sa colère…
— J’aurai avec moi toute la garde du baron, si besoin.
— Et la gamine…
— Il ne lui fera aucun mal, pas vrai. Il interviendra peut-être même avant sa première cloque aux pieds. Et puis, je suis à peu près sûr qu’elle m’a caché des choses. Elle peut s’estimer heureuse que je ne lui aie pas déjà arraché la vérité avec des tenailles. » Il se leva à son tour, le foyer moribond allumait des braises intenses dans ses yeux. « J’ai eu un vieux maître, pendant mon noviciat, qui disait ceci : pour traquer des monstres, il faut être un peu monstre soi-même.
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