L'héritier (27)

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(Ce qui suit est tracé d’une écriture saccadée, brouillonne et ardue à déchiffrer, bien davantage qu’aucune des entrées précédentes, au point que l’on peut douter qu’il s’agisse de la même personne)

Il fait noir. Il fait noir et froid. Il fait moins noir dans la forêt. La forêt c’était facile. Il y avait des bruits partout. Il faisait froid. Il neigeait. Mais c’était facile. La lune était grande et ronde. La neige était blanche. Et Heinrich était avec moi. Facile. Mais pas dans les tunnels. Il fait trop noir. Il fait noir là-bas, si noir, mais je sais ce que j’ai vu. Oh oui, je le sais maintenant, je l’ai vue. Elle a un visage humain. Je crois. Mais dessous. Dessous, non, ça rampe, ça grouille, ça se contorsionne, ça glisse des doigts avides. Je crois qu’elle m’a effleuré. Et elle aussi m’a vu. Elle a senti la vie en moi. Elle a voulu s’en repaître. Oui, s’en repaître. Ça se nourrit de ça, de peur et de vie. Et j’ai peur, si peur de mourir. Mère, aidez-moi. Je vous en supplie. Elle a pris Heinrich. Il était là, tout près, et elle l’a pris. Il a crié. Je crois qu’il m’a appelé. Je me suis bouché les oreilles. Le prix à payer, c’est ce que Solefiore a dit. Oui, le prix à payer. Je préfère lui que moi. Pauvre Heinrich. Il ne méritait pas ça. Et Agnes, pauvre Agnes. Je l’ai vue aussi, avec son manteau rouge. Ou était-ce seulement son manteau rouge, que j’ai vu ? Car ce n’était plus elle. Elle avait changé de visage. Elle n’avait plus de visage. Elle a été prise, elle aussi. Elle ne méritait pas ça non plus. Non. Mais moi non plus, pas vrai ? Oh, Mère ! Moi non plus. Je n’ai rien fait de mal. Je crois. Et la chose m’a regardé, à l’intérieur. Elle a tout vu. Toute l’étendue de ma peur. Et j’ai vu moi aussi, à l’intérieur. Brièvement. Solefiore avait raison. C’est un gouffre. Ça n’a pas d’âge. Et pas de peur, non, juste la faim. C’est si vieux. Plus vieux que les vieux murs millénaires de ces grandes salles, avec leurs fresques de batailles oubliées presque effacées. Plus vieux que les plus vieux des ossements et les vieilles armes qui jonchent le sol. Les âges et les ères en perdent toute signification, ne valent guère davantage que des années, des jours ou des instants. C’est vieux comme la voix. Ça sert la voix. J’en suis à peu près sûr. Et ça attend. Ça veille. Et ça a tellement faim. Elle a tâtonné. Elle me voulait aussi. Mais j’ai payé le prix. Je l’ai payé. Mais je n’osais plus bouger. J’aurais voulu disparaître. Solefiore est venue. Je crois qu’elle avait peur aussi. Et le nain. Le nain, lui, n’avait pas peur. Le nain a éloigné la chose ancienne. Le nain aussi sert la voix. J’en suis à peu près sûr. Mais peut-être pas la même voix. Je ne sais pas. Mais la chose des ruines ne s’est pas beaucoup éloignée. Elle est restée, tout près, vigilante, affamée. Même lorsque nous avons atteint la porte. Même lorsque nous avons utilisé la clé. Même lorsque Solefiore et le nain ont trouvé ce qu’ils cherchaient. Même lorsque nous sommes repartis. La chose est toujours là. Elle est toujours affamée. Elle veille. Solefiore et sire Lyndor sont partis, ils m’ont laissé. Je suis riche. Et je suis seul. Parfois j’ai l’impression d’entendre Mère. Ou Père. Mais ils sont morts. Ils sont tous morts. Et je suis seul. Tout seul dans cette grande demeure qui pleure. Et la chose est là, dans les ruines. Elle est toujours là. Toujours.

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