Sortie de route
Le soleil frappe fort la carlingue défoncée de la vieille Mercos 240D. Derrière le volant au skaï déchiré, le crâne de Zelko brille d'une sueur acre et épaisse. Les fenêtres sont fermées, répercutant à travers leurs vitres, l'insane chaleur. Des relents d'alcool lourd - instantanés incertains de la soirée d'hier - et des traces d'estomac en détresse, traînent ça et là, dans l'habitacle usé. Comment, seul, a-t-il pu rendre cet espace à sa légende putride ? Zelko ne s'en souvient pas. Tout juste se rappelle-t-il une brève bousculade. Un amas de viande saoule, quelque part entre ici - sur ce chemin de terre et de cailloux tranchants - et la folle grisaille urbaine voisine, ou lointaine… Combien de temps a-t-il roulé ?
Il faut qu'il sorte ; qu'il lève son corps sans soulever son cœur. Le flou devant ses yeux rougis est moins dû aux spasmes des orbites écaillés par les mauvaises vodkas qu'aux rejets secs et inaudibles des ultras-violets spécieux. L'évanescence spectrale - tropicale - de l'air vicié, fige, dans l'instant, un tableau grotesque. Zelko, en posant le pied dehors, sur la terre ocre et sans vie de ce chemin perdu, brisant net les gerçures millénaires crevassant le sol – copie lunaire – braisé par l'astre dominant, reçoit le vent d'un sud sub-saharien provocateur et hâbleur. Il se vide alors les entrailles sur la roue avant de la Mercedes. Ce n'est pas celle-là qui est crevée…
Accroupi, la tête appuyée douloureusement sur l'aile bordeaux de la caisse, Zelko tente d'ouvrir les yeux. Son front, écrasé sur le métal bouillant, est en feu. Il observe, assommé, les miasmes bruns qui coulent le long du pneu souillé, tel une armée de millions de petits Chinois qui lancerait son assaut final sur l'île honnie… « putain, mon bide... » Le long rugissement tellurique qui semble émaner des terres arides alentours, n'est que l'écho d'une violence interne et familière, un vrombissement cœlioscopique qu'il lui faut taire rapidement. Il se laisse alors tomber en arrière et dans un effort héroïque, se retourne sur le ventre. Tel un chien neurasthénique il se dirige, à quatre pattes, vers le champs adjacent. Péniblement, après avoir enjambé les quelques roches qui bordaient le chemin, Zelko abaisse son futal et se vide, cette fois par le bas, dans l'un des sillons terreux.
Le chemin emprunté par Zelko est un ruban sans fin. La poussière, soulevée par quelques bourrasques impénitentes et ardentes, ne paraît finir sa course qu'au travers d'un brouillard encore plus chaud. Aperçu au bout de cette abîme infernale : une gueule béante, recrachant des bouts de soleil à même la peau des plus impudents voyageurs… D'autant plus impudents qu'ils auront d'abord picolé comme des trous avant de tenter la traversée… Assis en tailleur, le dos encastré dans l'une des pierres de bordure, il s'allume une clope et tire dessus comme si sa vie en dépendait… Sa vie dépend de quoi en fait ? Tout en gardant la fumée et ses composés carbonés et chimiques au fond de la gorge, Zelko tente une reconnexion neurologique afin de se préparer à changer le pneu crevé - lorsqu'il aura réussi à localiser le caoutchouc abîmé…
Debout, tremblant, cahotant, les muscles fossilisés par la chaleur et les relents d'alcool ; plus proche d'un doryphore découvrant la marche que d'un bipède expérimenté, il fait le tour de la voiture allemande en s'appuyant sur chaque parcelle de métal en fusion - et souvent rouillé - pour garder un semblant d'équilibre, si tant est qu'il ait encore un système vestibulaire à relancer. En appui sur le capot moteur, il est pris, comme un poulet à frire, entre les radiations directes du soleil sur son dos et les rayonnements cancérigènes bondissants sur le pare-brise avant de la mule métallique. Il crépite Zelko. Une chair claquante de cloques, suintante et rougissante. Une mêlée de peau adipeuse et de pores pustuleux qui se forment sous le joug des atomes pyromanes.
…
Cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les faunes urbains ont des envies de détresse et de colles fortes ; cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les décalés de la vie font semblant d'être encore des êtres vivants, où les espaces se réduisent entre le monde des cloaques nébuleux et les Éden chimiques et vaporeux ; cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les fantômes sablonneux sont vrillés à force de vins frelatés ou d'aiguilles surchauffées ; cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les larmes acides communient dans la moiteur des caves, où le cri des scorpions résonne un peu et s'étouffe beaucoup - surtout - dans le vide de leur isolement ; cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les habitants des cartons se soulèvent dans des soubresauts d'inconfort, où les femmes, hommes, pd, travellos, gouines, salopes et rebeus revanchards, où les aigris momifiés, les buveurs détruits ou les siliconées éclatées par l'inconnu du bordel voisin ; où tous, dans d'étranges mouvements sibyllins, dans une stratosphère parallèle, saisissent la mort par le cou et la secoue avant de reprendre la route pour défier le monde des ombres. Cette nuit fut l'oraison liquide et salée de Zelko.
…
La bile et la sueur odorante en sont le prolongement. Zelko le sait bien - ou le devine partiellement - quand il retient les larves grouillantes au fond de son estomac pendant qu'il cherche à atteindre la roue coupable. Plié en deux à côté de la portière passager, il attend que la crampe libère ses spasmes désoxygénés avant de reprendre le court mais cahoteux parcours autour de la voiture. Cette nuit, il a vu des lunes noires se planter sur sa tête. Il a senti les ongles se faufiler à travers la couche grasse de sa chevelure. Des squelettes dansent dans son cerveau - succédané vaporeux des réels cadavres dans son placard -, grelottant dans la froidure des ténèbres passés. Ils sont la trace, l'empreinte - la seule qui lui revient pour le moment - de la stupeur nocturne...
Le pneu - enfin découvert - écrase sa médiocrité d'état d'objet et bée un large sourire effilé, tirant une langue caoutchouteuse au pied d'une pierre ciselée. Zelko veut lui parler, lui dire tous les hurlements qui lui viennent. Aucun son ne sort. Seul, du fond du fond de son âme abîmée, un remugle d'acide éventé semble vouloir emprunter la voie orale. Il ravale son hoquet et se concentre sur la roue à changer. « À défaut d'un cri, trouver un cric ! » Sa blague le fait sourire, emportant, pour quelques secondes, ses démons vers d'autres rivages… Pour quelques secondes seulement…
Le coffre… sur lequel se profilent - certain ! - les strates des virulentes orchestrations urbaines nocturnes : noctambules enivrés et rageurs ou sépulcres mouvant, raclant son fond crânien à la recherche d'une vérité bien sentie. Et Zelko, il conchie sur la vérité de la nuit. S'il devait se rappeler chaque cuite, chaque dépolarisation synaptique, chaque vomissure au coin de la bouche, chaque changement de trajectoire, chaque… changement de trajectoire, changement de trajectoire, changement… de route, comme cette bifurcation ce matin… Cette route qu'il a quitté précipitamment, braquant ses roues et ses phares en direction de ce chemin, insondable et poussiéreux ; chaotique et abyssal… Pas pour dormir, pourtant il le fit. Pas pour pisser non plus…
Le coffre… qu'il ouvre. Le cadavre à l'intérieur qu'il soulève pour prendre le cric… Le cadavre à l'intérieur… Le cadavre à l'intérieur… Et l'odeur de merde, d'alcool, la décomposition des anges… Le cric dans les mains, prêt à s'abattre à nouveau sur l'homme en putréfaction lové au fond de la malle… Le cric et la trace de sang séché… Mais les vides ne se remplissent toujours pas. Les blancs restent blancs… Seul, quelque part, dans les fondements même de son être, coule une rivière de foutre irisé qui vient supplanter son âme. Zelko se retourne vers les lumières ressenties, vers les sirènes hurlantes qui dévissent les corps. Cette poussière, au fond, n'est que la conséquence de sa fuite. Les espaces sont encore grands mais le temps est compté.
...
Un côté : les lumières bleues trouent l'air asphyxiant avec leurs gesticulations sonores. L'autre côté : la gueule béante et son soleil qui darde ses rayons volcaniques sur la tôle de la Mercedes 240 diesel qui ne tentera rien… qui ne pourrait rien tenter ! Zelko s'assoit et plante son cric sous le bas de caisse. Il n'a pas de roue de secours...
Annotations
Versions