L'attaque du Royaume
« Il y a maintenant deux cents ans, jour pour jour, le Peuple des Mers mit pied à terre sur le permafrost de notre île. Impitoyables, tueurs, pilleurs : leur réputation n’est plus à refaire. Cousins des lointains pirates pullulant dans les eaux chaudes du Sud, il est bien connu que ces nomades sont attirés par les terres verdoyantes et les richesses environnantes. Et lorsque le capitaine Baldür, le plus redoutable de leurs dirigeants, aperçut les reflets argentés du Palais des Glaces… Il crut au mythe que le roi Harald voulait projeter autour de lui : que notre petite île cachait une richesse et une force insoupçonnées, qui sait ? peut-être même des métaux précieux !
Or, le capitaine Baldür était un homme terrifiant. Il suffisait de le regarder pour s’en apercevoir. Il avait un corps massif, musclé comme celui d’un ours, et son visage labouré de cicatrices ne se départait jamais d’un sourire cruel qui laissait voir plusieurs dents manquantes. Sa chevelure de flammes était de même teinte que sa barbe tressée, et ses petits yeux noirs plissés vous dévisageaient comme s’il allait vous dévorer tout cru… ou pire encore.
Car s’il existait bien une chose que cet homme aimait davantage encore que les combats, les luttes et les cris, les meurtres et la peur dans le regard de ses ennemis… c’était la conquête. Originaire des contrées désolées de Skada, il connaissait toutes les méthodes à employer afin de s’assurer une bonne “prise”... Avec son équipage et dix autres drakkars renforcés d’acier, ils partirent à l’assaut du Royaume de Talvi. Ils ne possédaient guère de canons qu’ont les galions catalans, et pas davantage de mousquets comme on peut en trouver sur le Continent ; non ! Ils n’avaient avec eux que des archers entraînés, et des dizaines de brutes armées d’épées larges. Mais même avec ce pauvre équipement, leur expérience et notre absence de moyens de défense auraient suffi à exécuter le sac de nos pauvres terres démunies…
Il leur fallut incendier trois villages avant que les premiers bataillons de drüskelles ne parviennent à les atteindre, leurs casernes ayant été éloignées des campagnes côtières. Sans doute le roi pensait que sa petite armée suffirait, grâce à leur connaissance du terrain ; mais quelle erreur ! Ses soldats étaient au nombre d’une centaine, contre près du double chez leurs adversaires. »
Le vieil Erik marqua une nouvelle pause, ponctuée par les crépitements du bois brûlé. Silencieux, il saisit sa chope de bois pour avaler une nouvelle gorgée du vin épicé, désormais tiède, avant de grimacer en reprenant :
« Tous furent massacrés au cours de cette bataille. Bien entendu, le capitaine Baldür ne perdit pas de temps à leur donner une sépulture. À la place, il donna l’ordre au Peuple des Mers de planter leurs têtes sur les palissades de bois du village le plus proche, et ils continuèrent leur progression.
Délivrés du joug des drüskelles - les restants étant partis se battre contre l’envahisseur -, le peuple se souleva à l’unanimité. Les mères enveloppèrent leurs bébés dans leurs fourrures les plus chaudes pour les emporter plus loin, leurs enfants avec elles ; les pères saisirent leurs faucilles, leurs fourches, les tisonniers afin de défendre leurs petites maisonnées. Tout était bon pour lutter contre leurs ennemis ! Mais si nous étions en surplus numérique, il nous manquait la vitesse et l’expérience. Nous sommes le peuple de l’hiver, le peuple lent à réagir, lent à se défendre. Cela, le capitaine Baldür l’avait bien compris. Et nous aurions tous péri sous les flèches de feu et les armes de guerre si le dragon d’argent ne s’était pas révélé à cet instant précis.
C’est là que la légende diverge selon les endroits. Lorsque j’allais écouter les histoires du fossoyeur de Jauhe, on m’a dit qu’il avait émergé de la neige souillée par les bottes des assaillants pour s’en venger ; des marins d’Osdïr, bien plus au sud, m’ont affirmé qu’il est apparu hors d’un immense nuage recouvrant le ciel à perte de vue, au beau milieu d’une tempête de neige. »
Le doyen sourit et promena un long regard sur son assemblée muette.
« Mais je préfère encore davantage la mienne… enfin, plutôt celle de mes ancêtres.
Mon arrière-grand-père, Magnus Helvar, était à cette époque un garçonnet de neuf ans - le même âge que notre petite Liv. Et alors qu’il grimpait avec sa mère les chemins taillés dans les flancs de la montagne vingt ans auparavant par les esclaves du vieux roi, il a raconté à mon père comment le calme des monts enneigés fut déchiré par un grand fracas, bien au-devant d’eux. Malgré les kilomètres, ils pouvaient apercevoir le grand Palais des Glaces les surplombant, où seul le vieux roi habitait… et il venait de se rompre en mille morceaux, de l’intérieur. La Lune avait reflété sa lumière sur ses éclats, l’éblouissant. Et quand il rouvrit les yeux, une énorme bête lui faisait face : Le Dräge, le Dragon d’Argent. Une magnifique bête entièrement blanche, comme la neige, comme les nuages d’hiver. Sa tête était grande comme la cheminée ; son corps faisait quinze fois ma taille, et chacune de ses ailes étaient aussi large que cette maison ! »
- Whoa…
- Eh, mais comment a-t-il pu se retrouver dans-
- Chhht, rit le vieillard. Je n’ai pas encore terminé mon histoire ! Vous ne voulez pas savoir ce qu’il a fait ensuite ?
- Oh si, par exemple !
- Continuez, sëta Erik, demanda Liv en le suppliant du regard.
Il acquiesça, amusé.
- Bien...
***
« La créature prit son envol presque sans effort en laissant échapper un terrible grondement hors de sa gorge. De la fumée sortait hors de ses naseaux. Les mères terrifiées plaquèrent leurs enfants contre la neige, mais le Dräge ne leur prêta pas même un regard.
La légende veut qu’il soit parti vers les côtes, aussi rapide et vif que la bise hivernale, afin d’arriver sur les champs de bataille ensanglantés. Un terrible combat s’engagea entre les envahisseurs et le dragon… Mais même cent flèches enflammées ne peuvent venir à bout du cuir d’une créature telle que le Dräge. En revanche, il ne lui fallut qu’une seule gerbe de feu pour mettre fin à leur carrière.
On ne l’a plus jamais revu depuis… »
- C’est pour ça qu’on a un dragon blanc sur not’ drapeau, dites ?
- Oui, c’est pour ça, Lars.
- Mais… commença la petite blonde timidement. Où est-ce qu’il est parti, Dräge ?
Erik esquissa un petit clin d’œil.
- Ah, ça… C’est pour une autre histoire !
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