81. Ne pas souffler sur les braises

7 minutes de lecture

Rys.

Le plus insupportable, c'était de ne pas se gratter le dos.

Afin de s'accommoder, elle se cambrait en une position bizarre où ses coudes ne se détachaient pas de sa poitrine et où ses épaules restaient voûtées à l'exemple d'un bossu. Mais le moindre mouvement vous provoquait de ces démangeaisons... Elle aurait volontiers troqué les baumes des allopathes impériaux contre un tesson d'argile pour se racler l'échine.

Sinkristor abordait le problème auquel ils étaient tous confrontés :

— Notre défi est de mener une vie juste au milieu d'un monde envahi par les ténèbres. En ces temps difficiles, suivons la volonté de Dieu en promouvant la bonté, en donnant comme le Seigneur a donné. Écoutons les cris des pauvres et des impuissants, ne nous lassons pas de faire le bien. Les épreuves font partie du voyage, mais nous connaissons la récompense qui attend là-haut.

Amarys abaissa la tête, serrant étroitement ses paupières à la recherche du réconfort dans la prière. Elle supplia l'Éternel de soulager ses blessures tant physiques que morales, de lui fournir le courage de partager la Bonne Nouvelle. Peut-être que le moment parfait pour saisir les opportunités qui lui avaient échappé à cause de la peur, se présentait. La tragédie qui frappait actuellement les Valérian serait l'occasion ultime de révéler l'histoire du Messie, sa mort et sa résurrection, et les promesses qu'il avait faites à ceux qui croyaient en lui.

Tout concourt au bien...

Le vieux légionnaire rappela les miracles opérés lorsqu'il n'y avait plus d'espoirs, la main toujours providentielle du Seigneur même dans le désert, la lenteur de Son courroux et de Son châtiment à cause d'un seul juste. En entendant le mot courroux, Amarys se battit contre les larmes.

Comment pouvait-on dissimuler la vérité à ceux qu'on prétendait aimer ? La serve priait inlassablement pour ses maîtres, mais la prière, était-elle l'unique solution ? Comment expliquer l'existence d'un Sauveur quand personne ne ressentait le besoin d'en avoir un ? Comment démontrer l'appartenance à Dieu, qui les avait créés, alors qu'ils croyaient en des idoles de pierre et non en un Créateur tout-puissant ? Comment la foi d'une piètre esclave pouvait influencer en quoi que ce soit les fastes d'une lignée royale ?

Oh, Dieu, Dieu, s'il te plaît, aide-les.

Amarys ne possédait même pas les mots justes pour exprimer ses besoins.

Malgré les protestations de son dos rayé de cicatrices, la Shulamite parvint à grimper à l'arrière de la carriole de Trophimos. Il était préférable de se déplacer en petits groupes à la tombée de la nuit, car depuis l'incendie, les brigands pullulaient dans la cité.

Les flammes avaient dévoré Aetherna six jours durant. L'embrasement avait commencé près du Grand Théâtron, et, poussé par le vent et les marchandises des étals environnants, s'était rapidement propagé à l'intérieur de l'arène. Par la suite, les collines avoisinantes se consumaient sans résistance. Les milliers d'habitants en fuite, ainsi que les routes étroites, avaient rendu l'intervention des légionnaires inefficace.

Des rumeurs circulaient, selon lesquelles des individus auraient délibérément déclenché la fournaise en utilisant des substances inflammables, et qu'ils auraient même prétendu obéir à des ordres. Nul ne savait s'il s'agissait de pillards, de simples bandits, ou d'une menace extérieure. Par conséquent, les suppositions allaient bon train. Pour ne rien améliorer, des prêtres vagabonds flanquaient les coins de rue et ne prophétisaient que peur et désespoir. Les arrestations se multipliaient, une Garde Vigile avait été mise en place, chargée de ratisser la ville à la recherche de tous les suspects potentiels. En d'autres termes, n'importe qui.

Parmi les quatorze quartiers d'Aetherna, seuls quatre étaient restés intacts, trois avaient été complètement rasés au sol et sept autres ne conservaient que quelques restes de bâtiments. Des temples antiques et des sanctuaires avaient été détruits, des œuvres d'art et des idoles volées, des bibliothèques, des maisons, des résidences et des commerces vandalisés. Quant au nombre de victimes, on continuait toujours de les compter.

Les corps que l'on pouvait trouver sous les décombres avaient été enterrés, mais les portes déchiquetées du temple de Neptolemos témoignaient de la fureur des flammes. Sur les deux rives de l'Aether, des coques de navires de plaisance s'entremêlaient aux briques noircies, tandis que des mâts carbonisés émergeaient de l'eau tels des doigts noirs et décharnés. Lorsque l'on atteignait les jardins publics, on découvrait un désert de cendres, parsemé d'arbres morts et d'âmes en peine.

Trophimos déposa Amarys au sud du temple, à l'entrée des quartiers résidentiels. La zone avait été préservée, en hauteur, bien aérée et urbanisée, épargnée du sinistre. Les fontaines rescapées apportaient une fraîcheur bienvenue dans la chaleur étouffante de l'été.

Rys entama son chemin du retour, grimaçant par moments à cause des onguents qui lui brûlaient le dos tout en assurant la guérison de ses plaies. Le pire, c'est qu'elle ne pouvait même pas les laisser respirer à l'air libre, de peur d'attirer les regards ou d'effrayer les passants. Son manteau à capuche l'asphyxiait.

En bas de la colline, une vieille femme égéenne vêtue de loques mendiait quelques pièces au seuil d'une taverne. Sûrement afin de se procurer nourriture et abri pour la nuit. Rys lui remit sa bourse d'oboles de bronze. La mendiante, incrédule, observa attentivement le collier de cuir, puis fondit en larmes de remerciement.

Chez Kallian Valérian, toute la maisonnée d'esclave recevait un salaire hebdomadaire, et Rys ne dérogeait point à la règle. Néanmoins, la serve se doutait que sa bourse était plus lourde que celles des autres. Cela importait peu ; pour l'instant, elle n'en avait pas besoin. Elle pouvait survivre une semaine sans argent, nourrie, logée et soignée aux frais d'un membre de la famille impériale.

Passant par l'arrière, Amarys héla en chuchotant Gathos le licteur, mis dans la confidence de ses escapades nocturnes et de garde ce soir. Il lui ouvrit le portique qui donnait sur le cellier, les sous-sols, puis les terrasses.

Elle se glissa furtivement à l'intérieur, traversa sur la pointe des pieds l'allée pavée, abaissa avec la dextérité d'un chat la barre latérale de la porte dérobée.

Brusquement, des doigts de pierre empoignèrent son bras et l'obligèrent à se retourner.

— Où étais-tu ? demanda Kallian.

Noirs étaient les cheveux qui commençaient à lui balayer le cou, sauvages et négligés, noire la tunique sans manches qu'il portait, mais plus noir encore était son visage ravagé par l'exaspération.

Les vêtements de deuil ne lui vont pas, songea Rys.

Le fils de Kratheus, Damianos, avait péri lors de l'effondrement de l'arène. Son jeune oncle semblait réellement affecté. Rys ne savait pas exactement la nature de leur relation, ni même s'ils avaient été proches. Mais s'il y avait bien une chose qu'on ne pouvait pas contester au cadet de l'Empereur, c'était son attachement envers sa parentèle.

Les doigts de Son Altesse se resserrèrent, exigeant une réponse.

— Nous allons parler, dit-il en la poussant le long du corridor.

Il la traina dans l'antichambre du cellier.

— Les esclaves ne se rencontrent ni la nuit ni en secret, grogna-t-il.

Elle recula, et son dos heurta le mur. Le lancinement terrible que le contact provoqua faillit lui arracher un cri.

— Je vais te le demander encore une fois ! Où étais-tu ?

— Je priais avec d'autres croyants, admit-elle d'une voix tremblante.

— Par croyants, tu veux dire chrétiens, n'est-ce pas ?

Le faciès de la Shulamite devint livide.

— Tu ne vas pas le nier ? renchérit le prince d'une voix hargneuse.

Amarys baissa la tête.

— Non, Votre Altesse.

Kallian se frotta la tempe avec son pouce, le front rougi.

— As-tu la moindre idée de ce qui se passe là, dehors ? Sais-tu ce que je pourrais te faire en tant que membre d'une religion qui prêche l'anarchie ? Je pourrais te tuer.

L'esclave sentit son cœur cogner contre sa poitrine, sa respiration devenir saccadée.

Il cherche à m'effrayer. Il ne le pense pas vraiment.

— Nous ne prêchons pas l'anarchie, Votre Altesse.

— Non ? Dans ce cas, comment appelles-tu une idéologie qui demande d'obéir à un dieu invisible plutôt qu'à l'empereur ? Félonie ? Trahison ?

Il était furieux. Et le mutisme de Rys l'irrita de plus belle.

— Par Zagreus, j'en ai assez !

Il fit des allers-retours à travers la pièce. Ses pupilles cobalt émettaient une lueur intense, presque surnaturelle. Des mèches rebelles lui barraient les sourcils, dissimulaient partiellement l'un de ses yeux, sans qu'il ne s'en préoccupe.

— Tu m'écouteras et tu obéiras. C'est fini, Amarys. Tant que tu vivras sous mon toit, tu ne quitteras pas cette maison à moins d'y être ordonnée. En aucun cas, tu ne rencontreras ces chrétiens, ni ne leur parleras même en les croisant par hasard. Compris ?

Rys pâlit. Incapable de dire quoi que ce soit, elle se contenta de fixer le sol.

— Regarde-moi !

L'esclave releva la tête, ne put soutenir ce feu azur. Son dévolu se jeta alors sur l'étagère de légumes derrière, souhaitant se trouver parmi eux. Kallian s'enflamma.

— Réponds-moi !

— C'est compris, marmonna-t-elle.

Une pointe de remords parut se dessiner sur la mine de Son Altesse.

— Tu ne comprends pas. Tu ne comprends rien.

Il se frotta la nuque.

— Ces gens doivent se tapir dans l'obscurité, organiser des cérémonies secrètes. À présent, ils sont soupçonnés de complots et seront bientôt soumis à un interrogatoire. Sais-tu ce que signifie « interrogatoire » pour l'Empereur, Rys ?

— Non, je ne...

— Cela signifie torture ! J'ignore comment tu t'es retrouvé mêlé à ces bigots, mais ton implication avec eux s'arrête ici et maintenant !

— Sa Majesté craint-elle tellement la vérité au point de vouloir la détruire ? demanda Amarys, le ton plein de défi.

En réponse, Kallian lui asséna une gifle.

Commentaires

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Nono NMZ ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0