4. Captive
Rys.
Les Égéens apportaient du blé pour les captifs. Quelques Shulamites, encore indociles contre la domination, refusèrent leurs parts dans un dernier et fatal acte de rébellion. Les malades et les faibles se voyaient refuser de la nourriture car les envahisseurs ne voulaient pas gaspiller des grains pour ceux qui ne survivraient probablement pas la marche à venir vers Aetherna, la capitale de l’Empire. Rys faisait partie de ce lot, et donc ne reçut rien.
Un matin, elle fut emmenée avec les autres à l’extérieur de la ville. Des milliers de Shulamites avaient été suspendus à des échafauds, devant les murs en ruine, les mains entravées dans de lourdes cordes, les corps ballotant au rythme du vent. Les charognards se régalaient d’eux. Le sol avait bu tellement de sang qu’il était aussi rouge-brun et dur que de la brique.
— Continuez à bouger! cria un garde, son fouet sifflant dans les airs et craquant sur le dos d’un homme.
Quelqu'un devant Rys geignit profondément et s’effondra. Lorsque le garde sortit son épée, une femme tenta de l’arrêter, mais il la frappa avec son poing, puis d’un coup rapide, ouvrit une artère dans le cou du captif tombé. Prenant l’homme tremblant par le bras, il le traîna jusqu’au bord de la rive de siège et le poussa sur le côté. Le corps roula lentement vers le fond, où il prit place dans les rochers parmi les autres cadavres.
Les ravisseurs les placèrent à portée de vue du camp de Kastor.
Pendant que les captifs regardaient, les légions se formèrent et marchèrent serrées, unies devant le prince, qui resplendissait dans une armure de plate dorée. Il y avait plus de captifs que de soldats, mais les Égéens se déplaçaient comme une grande bête de guerre, organisée et disciplinée. Pour Rys, la cadence rythmique de tous ces hommes marchant en formation parfaite était terrifiante à regarder. Une seule voix, un seul signal, faisait bouger des centaines de personnes comme une seule. Comment pouvait-on penser un seul instant que l’on pouvait les vaincre ? Ils remplissaient l’horizon.
Kastor prononça un discours, s’arrêtant de temps en temps pendant que les soldats applaudissaient. Des prix étaient décernés. Les officiers se tenaient devant les hommes, leurs armures nettoyées et brillant au soleil. On listait ceux qui avaient effectué de grands exploits durant la guerre. Le prince lui-même plaça de fins bandeaux d’or sur leurs têtes et des ornements autour de leur cou. À certains, il donnait de longues lances ornées de saphir et des enseignes d’argent. D’aucuns reçurent l’honneur d’être transférés à un rang supérieur.
Amarys regarda ses compatriotes et contempla les traits durcis, les fronts plissés. Avoir à assister à cette cérémonie versait du sel dans leurs plaies béantes.
Puis, il eut un festin. Les Égéens avait dressé vaille que vaille un autel de pierre au-dessus duquel ils avaient placé une statuette à l'effigie d'un dieu qu'Amarys comprit être leur dieu de la guerre, nommé Neptolemos. La statuette représentait un homme d'âge mûr, vêtu d'une armure recouverte de peaux de bêtes, tenant une lance dans une main et une épée dans l'autre. L’on apporta un grand nombre de bœufs auprès de l’autel, et, sur l’ordre de Kastor, ils étaient sacrifiés. Le père de Rys lui avait enseigné dès sa naissance que le Messie avait versé son sang comme une expiation pour les péchés du monde et que par conséquent, les sacrifices d’animaux n’étaient plus nécessaires. Maintenant, elle regardait, les yeux écarquillés, comment un bœuf après l’autre servait d'offrandes de remerciement.
La viande fut ensuite distribuée à l’armée victorieuse, dans de grands plateaux, baignant dans la graisse assaisonnée d'herbes aromatiques, accompagnée d'énormes miches de pain chaudes.
L’arôme alléchant du rôti dériva vers les prisonniers affamés tout au long de la nuit. Rys salivait. Lorsque les soldats vinrent offrir les restes aux captifs, la plupart se rua sur la viande, la dévorant à en perdre les mâchoires. Mais certains dédaignèrent le repas sans même le regarder . Rys était à deux doigts d'accepter le met juteux et gras, quand soudain elle entendit la voix d'un autre captif derrière elle :
— Mieux vaut la poussière et la mort que la viande sacrifiée aux dieux païens.
Les mains tremblantes, la bouche sèche, elle repoussa le bol qui lui était proposé en secouant la tête.
Le lendemain, les Shulamites firent la queue pour leurs rations de blé et d’orge.
Faiblement, Rys se leva et se tint dans la longue file, sûre qu'on lui refuserait à nouveau de la nourriture. Elle pensa au bœuf de la veille et ses yeux se brouillèrent de larmes.
Oh, Dieu, Dieu, que Ta volonté soit faite.
Joignant ses mains, elle attendit d’être poussée de côté. Au lieu de cela, des grains d’orge se répandirent dans le creux de ses paumes.
Elle pouvait presque entendre la voix de sa mère.
Le Seigneur pourvoira.
Rys leva les yeux et croisa ceux, bleu pâle comme le ciel, d’un jeune soldat. Son visage, altéré par le soleil de Shulam, était dépourvu de toute émotion.
— Merci, dit-elle en égéen, sans même penser à qui il était ou à ce qu'il aurait pu faire.
Ses jambes vacillèrent. Quelqu’un l’a poussa violemment par derrière et l'insulta en shul, la langue locale.
Alors qu’elle s’éloignait, titubant, elle sentait le regard de l’envahisseur toujours posé sur son dos. Elle se retourna.
Il trempait à nouveau la pelle dans le tonneau, versant des grains dans les mains du suivant dans la file, sans la quitter des yeux .
Amarys s’assit sur la colline, séparée des autres, seule en elle-même. Inclinant la tête, elle resserra ses mains autour de l'orge.
—Tu prépares une table devant moi en présence de mes ennemis, murmura-t-elle la voix brisée. Oh, Père, pardonne-moi. J'ai peur, Père, j’ai tellement peur. Préserve-moi par la force de Ton bras.
Elle rouvrit ses yeux et ses mains.
— Le Seigneur pourvoit.
Et la jeune fille mangea avec lenteur, savourant chaque noyau.
Alors que le soleil se couchait, Rys se sentit étrangement en paix. Elle contempla le ciel nocturne clair. Les étoiles étaient brillantes et le vent soufflait doucement, lui rappelant Addis, le petit village où vivait sa famille avant que Papa ne soit appelé à servir au Temple de Tel-Sayaddin.
Dieu laisse toujours un reste, disait souvent Dan.
Dan avait toujours été si audacieux. À douze ans déjà il voulait imiter le Messie et suivre père au Temple. Il regardait les adultes droits dans les yeux quand il leur parlait du Royaume de Dieu, même si tantôt il bafouillait, tantôt il faisait preuve d'un zèle déplacé. Une fois, il fit fuir les clients d'un marchand de brioches par son ton agressif et accusateur, ce qui lui valut deux roustes, celle du marchand, et celle de papa.
Comparée à son frère, elle se sentait indigne.
— Pourquoi moi, Seigneur ? demanda-t-elle, amère. Pourquoi moi?
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