16.Du vin et des jeux
Kallian.
Julia essaya de se faufiler à l'avant de la file pour voir l'arène en contrebas, mais Kallian la rattrapa de justesse.
—Rien ne presse, dit-il avec amusement. Ils nous montreront nos places quand notre tour viendra.
—Je suis princesse de sang, nous devrions avoir une place spéciale !
—Certes, mais j'ai pensé que tu aimerais te retrouver parmi la plèbe et ressentir la véritable excitation des spectateurs.
Le Théâtron d'Aether tremblait aux pas des Égéens qui descendaient les marches et les gradins circulaires. Les murs étaient constitués de quatre sections superposées. La populace s’agglutinait dans les sections les plus élevées et moins souhaitables. Près de l'arène, se trouvait l’exèdre, réservée à l’empereur et à sa famille.
— Pourquoi mettent-ils autant de temps ? s’exaspéra Julia. Je ne veux rien manquer.
Kallian remit leurs laissez-passer en ivoire à l'huissier et saisit la main de Julia alors qu'ils descendaient les marches raides. L'huissier les mena dans la bonne rangée et leur remit des jetons pour que le prince puisse faire correspondre les numéros avec les sièges en pierre.
—Les premières heures seront fastidieuses, prévint-il alors que Julia s'asseyait. Je ne sais pas comment je t'ai permis de me convaincre. Les vrais combats ne commenceront pas avant longtemps.
Julia l’entendit à peine, tellement elle était captivée par l’affluence. Des centaines de personnes étaient présentes, depuis les seigneurs les plus riches jusqu'aux esclaves les plus modestes. Kallian suivit le regard de sa nièce vers une femme qui se dirigeait vers l'exèdre, trois gardes et une esclave sur ses talons. Sa mâchoire se contracta.
Elle avait de longs cheveux cuivrés, des yeux d'un vert troublant , une peau pâle et sans tache. Mince, gracieuse et aussi grande que ses gardes, elle possédait une poitrine généreuse, une taille étroite et un visage ovale. Par-dessus ses robes de satin écarlate et blanc, un immense plastron en or rouge encerclait son cou.
—Oh Kallian, regarde ! C’est l’Impératrice !
— Mieux vaudrait qu’elle ne nous voie pas, grimaça-t-il. Ton père risquerait d’apprendre notre excursion.
Ikarus pensait qu'il avait emmené Julia à la campagne. Un demi mensonge, en somme. Mais qu’importe ? Ses règles étaient ridicules. Prude, traditionnel et hypocrite, le vieux prince ne venait au Théâtron que lorsque des raisons sociales et politiques l'exigeaient.
—Je suis tellement contente d'être ici, mon oncle. Maintenant, mes cousines ne pourront plus se moquer de moi ! J’accepterai même la nouvelle esclave que mère a choisie à la place de Glaphyra.
Distrait, le prince esquissa un léger sourire. Julia se pencha et passa son bras sous le sien.
—Je ne dirai rien à Père. Pas un mot.
— Quel soulagement !
Elle s'écarta, offensée par son ton condescendant.
—Je peux garder un secret.
—Je serais capable de te confier ma vie, mais pas mes secrets.
—Nous sommes en train de partager un secret ! D’ailleurs, c’est toi qui es trop perméable. Un seul regard sur ton visage, ce matin, suffisait pour révéler que tu n'allais pas faire une simple promenade dans les bois d’Aetherna.
—Peut-être qu'Ikarus savait que, tôt ou tard, tu trouverais un autre moyen de venir. Il préférerait que tu sois avec moi plutôt qu'avec une personne aux mœurs douteuses.
— J'aurais pu venir avec Olympias.
—Ah, oui, la petite Olympias. Où est-elle, je te prie ? Je l’aurai crue dans l’exèdre auprès de sa mère.
Julia haussa les épaules.
— Elle ne souhaitait peut-être pas être là. De toute façon, elle peut aller à la cérémonie la veille des jeux et voir tous les combattants de près.
—En effet, retorqua sèchement le prince. Olympias fait beaucoup de choses que je ne voudrais pas que tu fasses.
— Je ne vois pas pourquoi tu la désapprouves. La Garde Impériale nous aurait escortées.
Kallian ne fit aucun commentaire.
—Nous devrions être auprès de l’impératrice, bougonna Julia. Le seigneur Procos nous fait là un affront !
—Calme-toi. Ce n'était pas un affront de sa part.
Il n'avait pas l'intention de mettre sa sœur dans le même voisinage que l'épouse de l’empereur. Il voulait que Julia s'amuse, pas qu'elle soit complètement corrompue par un seul après-midi dans l'arène.
Pendant le trajet, le jeune prince avait donné les rênes à sa nièce et elle avait envoyé les chevaux dans un galop farouche. Elle aimait sentir le vent de liberté sur son visage. Le même sang chaud qui coulait dans ses propres veines coulait dans celles de Julia, et la pensée qu’elle fut empoisonnée par la cour le rendait malade. Il cautionnait l'idée de la laisser vivre ses propres expériences, l'aventure qu'elle voulait, mais quelque chose au fond de son cœur ne le permettait qu'à moitié.
Une exclamation le ramena au présent.
—Les Monomaques vont bientôt sortir !
Les tribunes se remplissaient de bruits qui montaient et descendaient comme le reflux des vagues. Kallian s'adossa avec indolence. Julia était assise, le dos droit et les yeux écarquillés, observant tout ce qui se passait autour d'elle.
— L’impératrice te regarde.
— Grand bien lui fasse, dit-il avec indifférence, les yeux mi-clos.
—Pourquoi n'allons-nous pas la rejoindre ?
—Parce que si elle le souhaite, elle nous fera mander. Mais je refuserai ; je dois rester protéger ma belle et innocente nièce.
En riant, elle lui donna une petite tape sur l'épaule.
—Et si je n'étais pas là ?
Il ouvrit un œil et chercha sa belle-sœur. Aussitôt, il le referma.
—Il y en a d'autres qui nous dévisagent.
La petite princesse semblait fière d'être assise à côté de lui. Kallian n’ignorait pas que cela lui plaisait, car lorsque le peuple le regardait, ils finissaient par la regarder aussi.
Les trompettes retentirent, la surprenant.
—Réveille-toi ! Les portes s'ouvrent !
Avec enthousiasme, Julia se pencha en avant sur son siège.
Kallian bâillait tandis que commençaient les fastidieuses procédures préliminaires. Habituellement, il arrivait en retard afin d'éviter les déclarations monotones de celui qui organisait les jeux. Aujourd'hui, Procos mènerait le défilé avec ses bannières flottantes.
Julia acclama alors que les chars portant les duellistes apparaissaient.
—Ne sont-ils pas merveilleux !
En tant que principal organisateur de l’événement, Procos était magnifiquement vêtu de blanc et d'or avec des bordures mauves dénotant son nouveau rang de Conseiller du trône. Il salua la foule pendant que son aurige luttait pour garder le couple d'étalons majestueux sous contrôle.
La jeune fille haleta et désigna un monomaque portant une cape rouge flamboyante au-dessus d'une armure de bronze poli.
—Oh, qu'il est beau !
— Il s'appelle Céros.
Son heaume s'agrémentait de plumes d'autruche teintes en jaune vif, bleu et vermeil. Il défila dans l'arène pour que les spectateurs puissent bien le voir. Julia le contemplait avec fascination et semblait le considérer comme le plus bel homme qu'elle ait jamais vu, jusqu'à ce que la demi-douzaine de combattants suivants enlève leurs manteaux et le rejoignent.
Céros s'arrêta devant un groupe de femmes richement habillées et roula des hanches. Elles crièrent d’approbation lubrique. Plus ses pitreries étaient explicites, plus elles meuglaient et riaient fort. Plusieurs hommes grimpèrent sur les rangées pour atteindre le rebord, afin qu'ils puissent lancer des fleurs.
—Céros ! Je t'aime ! cria-t-on au monomaque.
Au grand désarroi de Kallian, Julia se leva, prise par l'hystérie. Agacé, il l'attira à côté de lui.
—Lâche-moi ! Je veux le voir, protesta-t-elle. Tout le monde est debout et je ne vois rien !
Plusieurs dents manquaient à la vedette, il avait une vilaine cicatrice sur la cuisse et une autre sur le côté de son visage, mais quelque chose chez lui faisait battre les cœurs et asséchait les bouches. Le prince perçut le malaise de la jeune fille.
—Le sang te monte aux joues, Julia.
— Ce n'est pas vrai ! Ne te moque pas de moi ! Je déteste quand tu te moques de moi !
Les sourcils de Kallian se haussèrent face à la véhémence. Peut-être était-il devenu trop insensible aux démonstrations grossières de certains duellistes.
—Je m'excuse. Respire profondément et calme-toi. Je suppose que je suis tellement habitué à ces singeries qu'elles ont cessé de me choquer.
—Je ne suis pas choquée, déclara-t-elle avec raideur.
Les trompettes résonnèrent encore, annonçant des démonstrations sans effusion de sang de second ordre, destinées à échauffer la foule. Julia, ravie, cria des encouragements, attirant l'attention amusée de certains aristocrates. Apparurent ensuite les Strates, qui combattaient sérieusement, mais ne pouvaient faire que peu de dégâts vitaux avec leurs armes en bois.
Le clou du spectacle serait les Monomaques.
Le soleil était déjà haut. Aucun vent ne soufflait dans l'arène, et Kallian voyait la sueur perler sur le front pâle de sa nièce. Il la toucha et la trouva froide.
—Je vais acheter une outre à vin, dit-il, craignant qu'elle ne s'évanouisse à cause de la chaleur. Reste ici et ne parle à personne.
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