27. Noces de miel
Rys.
Nikanor de Phillippos et Juliatheia Valerian échangèrent des galettes de blé devant le Grand Oracle. La mariée, couronnée de santolines et drapée de lin azur rehaussé d’or, était pâle et sans émotion. Lorsque son époux saisit sa main avec délicatesse et l’embrassa, elle ne prit même pas la peine de le regarder.
Un silence de plomb régnait dans la salle du temple, les idoles moirées semblant presque sur leurs gardes. Amarys considéra les traits tendus du vieux prince, trop craintif que Julia n'explose et ne le ridiculise devant le gratin de l’aristocratie. Le visage de Kallian était un masque de craie, ses yeux bleu foncé virant presqu’au noir. Maîtresse Bérène jetait tour à tour des regards inquiets sur sa fille, son mari et son beau-frère.
Olympias fut la première à étreindre les conjoints après la cérémonie, alors que les invités entouraient le couple et les félicitaient. Leurs voix se mêlaient, s’élevaient et résonnaient dans la chambre sacrée. Les oracles se tournèrent vers Bérène qui, selon la tradition, remit quelques pièces d’or afin que l'encens continue de brûler au sein du temple et bénisse ainsi le mariage.
Un millier de badauds s’agglutina dans les rues pour acclamer le cortège nuptial. Le peuple ovationnait son Gouverneur, jetant des fleurs et des grains de riz tandis que lui, en retour, distribuait des aigles d’argent. Des jouvencelles se figèrent à l'approche de la litière, espérant que l’épousée enlève sa couronne et en partage les santolines. En recevoir présageait d'heureuses noces futures. Julia garda les fleurs sur sa tête.
Autour des nymphées du palais de Nikanor, les invités du banquet se comptaient sur les doigts. Une énième précaution d’Ikarus. Il ne tenait pas à se faire humilier sous les yeux d’un grand nombre.
Affectée aux cuisines, Amarys admirait le maître cuisinier Horane, qui agençait de somptueux mets sur les plateaux. L'odeur des aliments mettait l'eau à la bouche. Le vieux marmiton disposait des mamelles de truie en forme d'étoile, ajoutait de généreux morceaux de méduses, d'esturgeons, ainsi que des brins d'herbe qui élargissaient le motif. Sur un autre plateau, se trouvait une sculpture d'oiseau en foie gras, et des quartiers d'œufs étaient disposés pour ressembler à des plumes.
—Le Prince Ikarus est probablement soulagé de la voir partir, assura la grande Pétronia en aidant à porter la nourriture.
—Le Gouverneur aura fort à faire, approuva le marmiton. Espérons que Julia ne tombe pas dans l’une de ses humeurs noires.
Amarys ressortit sans un commentaire, une soucoupe de poisson dans les mains. La petite princesse gloussait avec Olympia sur l’estrade principale. L’hydromel, le vin et le cidre remplissaient les coupes, tandis que les musiciens dévoilaient leurs talents à la double flûte.
Appuyée contre le mur, la shulamite se permit une petite pause. Elle était soulagée de voir Julia rire et parler à nouveau, même si elle soupçonnait qu’il s’agissait plus d’impressionner sa cousine qu’une joie véritable. Malgré sa gaieté, Julia ressentait un vide qui lui faisait mal.
Je pourrais l’apaiser, la servir, et peut-être même l'aimer. Mais parviendrais-je un jour à combler ce vide ? Mon Dieu, Julia a besoin de toi.
Bérène s’inquiétait visiblement en contemplant les traits pâles de son époux, mais essayait de ne pas le contrarier. Olympias minaudait aux côtés d'un Kallian plus qu’agacé. Il évitait dame Dione du regard. Avec la fille de Nikanor assise au bout de la table, les fiançailles n'auront jamais lieu.
À la vue du prince, un étrange frisson de colère parcourut l’échine de Rys. Sans s'en rendre compte, elle le dévisagea plus longtemps que nécessaire, ce qu’il remarqua. Sa main lui fit signe d’approcher.
Oh non !
Amarys s'avança avec hésitation.
— Oui, Votre Altesse ?
—Les jardins du Gouverneur n’ont rien à envier à ceux de mon frère. Pries-tu aussi ici, la nuit ?
Les traits d'Amarys s'assombrirent. Elle scruta le prince un instant, ne comprenant pas d’abord la question. En détaillant ses magnifiques pommettes rosies par le vin, la servante finit par conclure qu’il devrait être ivre.
—Oui, Votre Altesse.
Olympias émit un rire sonore.
— Ces Shulamites sont fous ! Attention, mon oncle, ne vous en approchez pas trop, de crainte d’être empoisonné par leur dévotion !
Kallian hocha la tête, puis vida sa coupe d'un trait.
— Qu’y a-t-il au menu, Amarys ? demanda-t-il comme si c'était la seule raison pour laquelle il l'appelait.
—Daim rôti, pigeon farci aux amandes, truffes, dattes, raisins secs et pommes bouillies, Votre Altesse.
Ses sourcils se froncèrent, insatisfait du ton sans inflexions. La serve demeura de marbre.
Je suis une proie à ses yeux.
— Resteras-tu avec Julia à Philippos ?
— Oui, Votre Altesse.
Il parut irrité par cette réponse, mais lorsqu’il leva la main pour dire quelque chose, une autre esclave vint annoncer que le met principal allait bientôt être servi. Amarys s’inclina roidement avant de s'éclipser, soulagée.
Alors qu'elle récupérait les restes de pies de truie et plaçait du daim devant le couple, la petite shulamite eut l'impression d'être observée. Des yeux de cobalt fourrageaient chaque fibre de son corps. Elle s'approcha pour débarasser la table de cet oncle embarassant, qui détailla ses mains. En s’éloignant, elle le sentit décrire sans vergogne le mouvement de ses hanches. Les cheveux sur sa nuque se dressèrent.
Des acrobates se mirent à danser, distrayant momentanément le public avec le mouvement de leurs voiles colorés et des tourbillons de flammes. Un rhapsode vint ensuite réciter une ode aux jeunes mariés. Il roucoula des rimes avec une voix si forte que les murs parurent trembler. Des gâteaux au miel, arrosés de citronnade, clôturèrent le festin.
Amarys put enfin retourner aux cuisines. Minuit approchait aussi vite que ses appréhensions grandissaient. Julia survivrait-elle à sa nuit de noces ? Sous l’observation du maître marmiton, la serve se mit à récurer les casseroles, le cœur lourd.
Horane parlait avec fierté de Dusétia, la terre qui l’avait vu naître, devenue l'une des îles du Printemps après la conquête égéenne.
—Les Égéens possèdent le monde, mais envient les Dusétiens. Ils ne savent rien faire à part guerroyer. Ce qu'ils ne volent pas, ils l'imitent : nos dieux, nos temples, notre art. Ils nous ont peut-être vaincus, mais nous les avons remodelés.
Amarys perçut une pointe de ressentiment dans son timbre.
—Sais-tu que le prince Ikarus a vu le jour sur notre île ? L’ancienne impératrice a construit un palais près de la jetée. C'est peut-être pour cela qu'il aime les dromons et la mer.
Horane prit le pot qu'il avait lavé et le suspendit.
— Le banquet s’est déroulé sans embarras, loués soient les dieux.
—Tout s'est très bien passé, acquiesça la Shulamite. Les convives ont apprécié chaque bouchée.
— Tu devrais avaler quelque chose, petite Rys. Il y a beaucoup de restes. Bithia et les autres filles se sont gavées avant de s’endormir.
Il s'assit sur le banc devant la table.
—Tiens, goûte-moi ça.
Coupant un morceau de fromage de chèvre, le marmiton l'étala sur du pain avec quelques raisins. Rys murmura une courte prière de remerciement avant de mordre dans la croûte, qui fondit aussitôt dans sa bouche. La saveur ne parvint cependant pas à ôter de son esprit les critiques à l'égard de sa maîtresse.
— Ne t’inquiète pas pour Julia, dit le maître cuisinier, devinant ses pensées. Elle trouvera sa voie.
— Mais son chemin lui apportera-t-il la paix ?
—La paix ? répéta le Dusétien en riant. C'est la dernière chose que veut la princesse. Elle ressemble beaucoup à son jeune oncle, quoique le prince Kallian ne soit pas un exemple à suivre. Il conjugue la finesse avec la débauche. Ce n’est pas sa faute, cependant.
Horane semblait trop prompt à justifier cet égoïste.
—Les rebellions ont sont la cause. Le cadet Valerian a vu trop de ses amis être assassinés ou poussés au suicide par sa propre famille. Pas étonnant, après ça, d’adopter la philosophie de vivre au jour le jour.
—Je ne pense pas que l'Empereur puisse lui faire le moindre mal. Pourtant, il ne semble pas heureux.
—Y a-t-il quelqu'un d’heureux dans ce monde, petite Rys ? Seuls les fous et les morts le sont.
Amarys acheva son repas et reprit ses corvées, aidée du maître cuisinier. Ensemble, ils nettoyèrent les bancs, jetèrent les restes de nourriture, avant d’astiquer et de ranger les derniers ustensiles.
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